CHAPITRE XII Et dernier. Dans lequel j’ouvre les yeux à ceux qui auraient également reçu la visite du marchand de sable

— Bien mijoté, mon gars Lando, mais j’ai été plus fortiche que toi, tu m’excuseras. Où tu as dépassé la mesure, c’est en faisant défenestrer le vieux, à Londres. Ça, c’est du crime plus que parfait. Chapeau !

Il sourit. J’évite son regard parce que je n’ai pas envie qu’il m’arrive un turbin. Mais comme je suis un loyal, je ne puis m’empêcher de bigler mes interlocuteurs, or chaque fois que mes yeux rencontrent les siens, je ressens comme une petite décharge électrique.

— C’est au contact de Petit Marcel que tu t’es rendu compte de ton pouvoir hypnotique, je parie ?

— En effet.

— Lui, ça n’est qu’un brave bougre de charlatan, tandis que chez toi, pas d’erreur, le don y est ! J’assistais à la séance d’hier. Mon collègue, le Gros, il n’arrivait pas à se laisser opérer par Petit Marcel : c’est un sceptique. Et il était monté sur scène pour ouvrir grand les yeux, pas pour les fermer. Alors Petit Marcel a fait appel à toi, mine de rien, parce que dans les urgences, c’est toi qui intervenais. O.K. ?

— O.K. !

— Tu devais en crever de voir le nom de ton maître sur les affiches et sa photo dans le programme, d’entendre le public l’applaudir alors que c’était toi le crack. Non ?

— Un peu.

— Alors, un jour, tu as trouvé l’ouverture en la personne du vieux marchand de nouilles. Une proie facile, hein ? Tu t’es occupé de lui et tu en as fait ta chose… Tu lui as dicté de se barrer avec les diams et de te les remettre. Puis tu l’as envoyé à Londres parce que ton patron s’y rendait et que tu voulais lui faire porter le chapeau. Une fois à Londres, le subconscient de Céleste bien démonté l’a poussé à appeler Zobedenib à son hôtel où tu savais qu’il descendait. Il l’a convoqué. L’autre y est allé. Il lui a remis un bijou, toujours obéissant secrètement aux instructions dont tu avais pénétré son moi second…

Sourire de Lando.

— Puis il s’est foutu par la fenêtre.

— Il faudrait pouvoir prouver tout cela, commissaire, dit cette carne. Vous risquez fort de vous faire ficher de vous en soutenant une pareille thèse devant un tribunal. La justice est bien trop positive pour croire au surnaturel.

— En tout cas, le pipelet de l’Alcazar, c’est pas son subconscient qui l’a buté.

Il reste impavide.

— Ce qui s’est passé, je vais te le dire. Hier, après la séance, tandis que Petit Marcel signait des autographes dans le salon réservé aux admirateurs, tu as découvert mon inspecteur dans la loge de ton patron. Tu l’as endormi, comme tu as endormi mon autre gars à l’instant, et tu l’as flanqué sous le divan. Tu étais talonné par le temps. Si Petit Marcel le découvrait, il allait avoir la puce à l’oreille. Si, d’autre part, mon gars reprenait ses esprits, il allait se rappeler que tu l’avais endormi. Alors, pour tout arranger, toi, tu allais venir tard dans la nuit, et embarquer mon type ailleurs, le pousser au suicide, peut-être, suivant ta bonne habitude ? Seulement, si les hommes ne te résistent pas, les serrures, elles, se laissent moins bien convaincre. Tu as attendu dehors la sortie de Zobedenib. Il posait la clé de sa loge sur la tablette. Tu as pris cette clé. Tu as fixé le numéro qui était joint après une autre clé que tu avais sur toi et tu t’es barré. Mais quand tu es revenu, c’était trop tard, y avait du poulet dans le secteur et on avait retrouvé mon gros pote.

« Les choses se sont déroulées comme tu sais. Mais un truc te tracassait : la clé à toi qui se trouvait accrochée dans la loge du concierge. D’un moment à l’autre on allait s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas de la bonne. Ça allait nous donner à réfléchir et si l’enquête faisait découvrir qu’il s’agissait d’une clé t’appartenant, tu étais bonnard.

« Déjà que la police te reniflait…

« Alors tu as voulu opérer la substitution. Tu as cru que le concierge était sorti et tu as fait ta petite manœuvre ; en réalité le pipelet somnolait dans un fauteuil d’osier qui le dissimulait à ta vue. Il s’est éveillé et ç’a été sa perte. Tu n’avais pas le temps de lui faire une belle séance. Sans doute t’a-t-il appris que je me trouvais dans le théâtre. Hmmm ?

— Mais bon Dieu ! fait-il, prouvez tout cela.

— T’occupe pas, fiston, on le prouvera.

« La môme Solange était ta complice. Mais quand elle m’a vu débarquer dans l’affaire, de bon matin, un matin prévu pour l’opération Grand-Père Lanouille, elle a dû prendre peur, et c’est pourquoi tu as décidé son suicide. Prudence !

« Tu allais jouer aussi le tien, de la façon que t’a exposée mon éminent collègue tout à l’heure. Tu sais ce qui m’a fait découvrir le bidule, mec ? La flotte d’abord. Elle avait coulé dans la chambre, mais il y en avait après tes semelles, donc tu avais marché dans l’eau depuis peu de temps.

« En fouillant partout, j’ai découvert des lunettes noires dans un chapeau tyrolien. Or ce chapeau était de pointure beaucoup plus grande que ceux appartenant à Petit Marcel et qui se trouvaient à ses côtés dans l’armoire. Conclusion, ces menus accessoires t’avaient servi à te déguiser pour sortir de la Résidence sans être repéré.

« Voilà, mon gars. Maintenant il ne nous reste plus qu’à savoir où tu as planqué les cailloux.

— Folie, murmure Landowski. Folie. Rien de tout cela n’est vrai.

Je le regarde. M’est avis que c’est du client sérieux. Pour le faire parler il faudra toute la science de… Mais au fait ! Et Béru ? Le voilà, le témoin number one. Ô ironie, c’est Lando seul qui peut réveiller l’homme capable de l’accabler. C’est même pas la peine de le lui demander, hein ?

Je confie le loustic à mes hommes mandés dare-dare et, escorté de Pinaud, légèrement désenvapé, je bombe chez le cher Béru.

* * *

Dans l’escalier de plus en plus encombré du Mahousse, la foule est de plus en plus houleuse, car on enregistre l’arrivée de la découcheuse Berthe Béru, plus connue dans certains milieux sous les initiales de B.B.

La mégère est apostrophée par les voisins qui ne la traitent pas de bourreau d’enfants, mais de bourreau d’époux.

Elle est rubiconde, les poils de ses verrues fouettant le vent sournois de l’escalier.

En m’apercevant, elle se rue, toutes mamelles sorties, dans ma direction.

— Mon bon ami, éructe la Baleine à travers ses fanons, vous imaginez une honte pareille ! Ces gens qui se mêlent de ma vie privée ! Qui me reprochent de ne pas moisir devant mon fourneau en attendant ce coureur de cotillons de Benoît !

Je la calme, je calme la populace et je la drive dans son appartement.

Une fois le calme rétabli, elle s’inquiète enfin :

— Au fait, cher San-Antonio, pourquoi ces manifestations hostiles ?

— Votre type a été hypnotisé, lui apprends-je. On n’arrive pas à le ranimer.

Elle pousse un beuglement et se rue dans la chambre où gît Bérurier-le-Preux.

Rien de changé dans son état. Il repose, pétrifié, les manchons à l’alignement du burlingue, les yeux fermagas, la bouche boudeuse.

Berthe s’arrête un instant, indécise. Elle ressemble à un truie en arrêt devant un tas de fumier, se demandant si ça se mange… Puis elle explose.

— Il est rond, oui ! Qu’est-ce que vous racontez, hypnotisé ! Il aura encore trop bu, cet affreux sac à vin !

La garde dépêchée par la préfecture de police intervient. C’est une sèche, à moustaches en jet d’arroseuse municipale.

— Je vous assure, madame, que vous faites erreur !

Allez donc arrêter la trajectoire d’une avalanche avec un filet à papillons !

La Baleine ne veut rien entendre. Elle l’a vu si souvent poivre, son Benoît-le-Gros, qu’elle ne chique pas aux contes à dormir allongé.

Elle empoigne Béru par la cravetouse et le malmène comme un zig de la voirie, mal luné, malmène sa première poubelle.

— Tu vas te réveiller, salopard, qu’elle brame, la Porcine. Finis ta comédie ou je vais te montrer si je m’appelle Berthe ou autrement.

La garde me prend le bras.

— Intervenez ! m’exhorte-t-elle ; cette houri va le tuer.

Comme si le Très-Haut n’attendait que ces mots pour se manifester, un éternuement terrible retentit. On dirait que Béru vient d’exploser. On a tous des éclaboussures plein les fringues. Va falloir se changer si on ne veut pas choper de congestion.

Le Gros ouvre ses lanternes, puis se met en code. Il regarde autour de lui avec une certaine surprise.

— Vous voyez comme il était hysténopisé ! triomphe la Baleine…

Et dans sa rage, elle soufflette son bey de Tunis miniature. Le Farouk du pauvre a alors une réaction inattendue, inconcevable… Si je n’en étais pas le témoin je n’y croirais pas. Lui, le file-doux, l’humilié, le cocu, le content, lui, Béru, qui a fait des arrêts de volée avec des rouleaux à pâte plus que Puig-Aubert n’en a fait avec ses suppositoires de cuir. Lui, sur la gueule de qui Berthe brisa, depuis leur lune de miel : trois gaufriers, un moulin à café, huit soupières, cent trente-quatre manches à balai et douze de parapluie, onze services à vaisselle, une turbotière, deux lampes de chevet, la photo de son oncle, une statue de plâtre représentant une Diane chasseresse plus un buste — en plâtre également — du maréchal Pétain-sans-son-képi, une pomme d’escalier, trois brocs de faïence et une jambe de bois ayant appartenu à son grand-père ; oui, lui, l’éternel bafoué, le battu par vocation (et par Berthe), il se dresse. Une flamme l’anime : celle de son subconscient. Son moi second prend la parole.

De toutes ses forces, qui sont grandes, il file un aller-retour sur les bajoues de son beignet froid en criant :

— Non, mais vous entendez comment que cette rombière ose causer à l’homme !

Suspense terrifiant. On entendrait une mouche marcher sur un tapis en caoutchouc mousse. Puis la Grosse se précipite sur la poitrine de son Bérurier en pleurant comme tout le quartier de la Madeleine :

— Oh ! Mon homme, mon homme, balbutie-t-elle, en se faisant toute petite (on déblaiera ce qui reste à la fourche demain matin), pardonne à ta petite femme qui t’aime…

L’heure des grandes eaux, les gars ! Les délices, les orgues, peut-être les amours ! Sait-on jamais…

On se retire sur la pointe des pinces, la garde, Pinuche et moi.

— Viens boire un godet en bas, fais-je à Pinuche. Quand ils se seront mis à jour je remonterai l’interroger.

Je mate ma breloque. Dans deux heures j’ai rencart avec la préposée de la rue Chanez. Faut que je fasse mon plein de scotch si je veux être à la hauteur.

Comme Pinaud ne me suit pas, j’insiste :

— Tu amènes ta carcasse, oui ?

— Non, fait le dabe, regarde, je peux pas vadrouiller comme ça ; je me sens tout sale. Je voudrais prendre un bain, San-A.

« La Seine est à combien d’ici ?

FIN
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