Mes instructions sont données, comme disait un instituteur que je n’ai pas connu. Les spécialistes de la pompe amère sont en action. Je puis donc vaquer à d’autres occupations en attendant qu’ils dénichent le document balanstiqué par Landowski.
Je m’achète un nouveau jeton pour une somme relativement modique et je vais téléphoner à l’Alcazar. Le concierge du théâtre est levé et me répond. Il semble très troublé par la présence de policiers dans les coulisses de l’honorable établissement.
— Passez-moi l’un des agents qui se trouvent chez vous ! commandé-je.
Bien que je téléphone à un théâtre, c’est sans réplique.
— De la part ? demande le cerbère.
— De la part de moi-même, glapis-je ; faites vite, mon vieux, j’ai du lait sur le feu.
Il maugrée pour la forme et va quérir un matuche.
Une voix forte, bien timbrée à 0,25 NF, ne tarde pas à me gazouiller de mélodieux « Allô » dans les feuilles.
Je me fais connaître, la voix aussi. C’est celle d’un de mes agents. Ils n’ont pas encore été remplacés.
— Quoi de nouveau ? je demande de façon abrupte et péremptoire.
— Absolument rien, me répond le gardien de la paix habillé en sergent de ville. Votre collègue dort toujours et personne n’a essayé de s’introduire dans le théâtre.
Je suis un tantinet surpris.
— Très bien : faites transporter le dormeur chez lui.
Je lui refile l’adresse du Gravos.
— Je vous y rejoindrai, ajouté-je, avec une personne compétente et qualifiée.
Je raccroche et j’ai un instant de ballottement dans la cabine. Le sommeil commence à me terrasser. Je donnerais dix pour cent de vos revenus contre un bon lit fleurant la lavande. En écraser me paraît le bonheur suprême : le cul-de-sac de la félicité.
Mais l’instant est grave.
Je remonte à l’air libre après avoir questionné les scaphandriers de fosse d’aisance sur leurs fouilles.
Ils m’annoncent qu’ils sont sur le point d’aboutir.
Je vais m’allonger sur une banquette, dans une arrière-salle du bistrot, vide à ces heures et je me pique une ronflette express.
Étendu sur la froide moleskine, je plonge directo dans le sirop. Mon corps se détend, s’allège. Mais mon subconscient continue son turbin. Je me dis que cette affaire est un drôle de sac d’embrouilles. J’ai plongé mon grand pif dans un nid de frelons et ça bourdonne sec dans le domaine de la magie.
Pourquoi le Gros est-il monté sur la scène ?
À qui l’assistant du Petit Marcel est-il venu bigophoner ?
Quels sont les documents qu’il a détruits ?
Que signifie ce micmac ?
Pourquoi a-t-on endormi le Gros et pourquoi l’a-t-on abandonné dans la loge du Petit Marcel ?
Le point d’interrogation pleut sur mon sommeil, le submerge, le noie.
Je coule à pic. Heureusement une main m’agrippe, salvatrice. Je me réveille. La pogne est celle du loufiat qui me secoue.
— Ces messieurs ont fini…
Je m’assieds, je bâille et je jette sur l’existence un regard effrayé. Quand je pense qu’il y a des gnards qui se sentent tout joyces au réveil ! Des mecs détendus qui en matant la vie, après une bonne dorme, lui trouvent une frime appétissante et se pourlèchent les badigouinces à l’avance.
Moi, c’est tout le contraire. Au sortir des vapes, j’ai une notion aiguë de sa perfidie à cette sournoise. Je la jauge directo et un frisson me dévale le long de l’arête centrale. Il me faut un bon coup d’énergie pour raccrocher, pour y croire, pour faire comme si elle était bien accueillante, bienveillante et tout ; avec des délices au tournant de chaque minute et un tapis de bonheur déroulé à perte de vue devant mes pas.
— Où sont-ils, ces messieurs ?
Le roi du percolateur se gondole comme une plaque de tôle ondulée.
— Ils se lavent les mains.
Je retrouve mes spécialistes autour du lavabo. Il paraît que la mère Marie-Antoinette reniflait la violette ; c’est pas leur cas. M’est avis qu’il faudrait que Balenciaga les prenne en main, les supermen du conduit merdeux.
— Résultats ? interrogé-je.
Ils me désignent une plaque de verre sur laquelle est étalé un document.
Et ce document, bande de ceci-cela, c’est le mot que j’ai griffonné au Petit Marcel sur une feuille de mon carnet.
Si votre cervelle n’était pas meunière, vous m’aideriez à comprendre que j’ai l’air d’une patate germée.
Faire tout ce suif, déplacer ces gars, mobiliser les ouatères du troquet pour récupérer ces quelques lignes tracées par bibi, voilà qui est truculent, non ?
Y a des amoindris qui font des complexes pour moins que ça !
Si j’en avais la force, et si j’étais homme-serpent, je me flanquerais des coups de savate où vous pensez. Mais, hélas, les serpents n’ont pas de pieds, comme disait une vipère en haussant les épaules.
— Vous êtes satisfait ? me demandent les copains de la plongée goguenarde en se curant les ongles.
— Pleinement, mes amis, dis-je avec un aplomb réalisé grâce à la participation active d’un fil à plomb. C’est du beau travail.
« À côté de vous, les pêcheurs de perles sont des minables.
Je leur offre un grand blanc qu’ils éclusent doucettement, avec le sentiment d’avoir accompli leur devoir à sept heures du matin.
Pendant ce temps, comme j’ai tout de même conservé le sens de l’humour, je vais flanquer mon billet si laborieusement repêché et reconstitué dans les toilettes.
Je tire la chaînette de la chasse en souhaitant m’engloutir à jamais sous cette cataracte tumultueuse.
Maintenant, assez biaisé. J’ai voulu dénoyauter mon Petit Marcel, étudier le comportement du mage, et j’ai un peu négligé le brave et sublime Bérurier qui continue de vadrouiller en rase-mottes dans les régions inexplorées du moi second.
Il est grand temps de mettre un terme — comme disait un propriétaire d’immeuble — à son état léthargique.
Je retourne vers la toute proche rue Chanez et après une petite séance d’ascenseur, je me retrouve devant la lourde du fakir.
Cette fois, foin d’astuces manuscrites, je me dégrouille de sonner avant qu’une de mes fameuses idées géniales vienne in extremis me visiter.
Un bout de temps assez longuet s’écoule. Je file à nouveau l’index préféré de ma main droite sur le bouton avec la ferme intention de le presser lorsqu’un glissement retentit en deçà de la lourde.
J’interromps donc mon geste.
On déverrouille et le panneau s’ouvre partiellement. On attendait Grouchy, ce fut Blücher.
Au lieu de la bouille en grain de courge de l’Égyptien, j’ai droit à la frimousse comestible d’une délicieuse rouquine.
Elle a natürlich les yeux verts, des taches de rousseur adorables et une bouche épaisse qui vous fait penser à des vergers de Provence.
Je respire profondément son parfum capiteux. Et j’aimerais commettre des péchés également capiteux avec elle.
— Oui ? demande-t-elle sobrement.
— Je voudrais parler à M. Zobedenib.
Elle prend mes mesures sans se presser, admire ma taille élancée, ma stature de costaud élégant, mon regard velouté lui est sensible et le léger sourire ensorceleur qui fleurit le coin de mes lèvres ne la laisse pas indifférente.
— Il est sorti, fait-elle.
— À ces heures ! croit devoir s’étonner le délicat San-A.
— Ces heures ne sont pas plus insolites pour une sortie que pour une visite, gazouille-t-elle.
Et vlan ! J’en prends une livre et demie et je demande qu’on me mette le reste au frigo pour plus tard. C’est ce qu’on appelle l’esprit d’à-propos. Cette gosse a tout ce qu’il faut pour ne pas se laisser marcher sur les pieds.
— C’est urgent, dis-je, en adoptant une gravité de bon ton qui est un compromis entre les condoléances attristées et les félicitations du jury.
Je demande, mine de rien, en lui distillant mon œillade 18 ter, celle qui m’a valu un diplôme d’honneur décerné par les frères Zonêtes à prix Lissac :
— Où puis-je le trouver ?
— À Londres, fait-elle sans hésiter.
— Il est parti ? bredouille le commissaire San-Antonio, l’homme qui n’a pas peur des mouches et qui touille son café avec une cuillère du même nom.
— Pour aller à Londres, il faut bien partir, souligne-t-elle.
J’aime bien les persifleurs ; et aussi les mèresifleuses, mais point trop n’en faut car j’ai la glande colérique délicate.
— Il est parti pour longtemps ?
— Jusqu’à demain. Il y a à Londres le Congrès international de l’hypnotisme.
— Il ne se produit plus à l’Alcazar, par conséquent ?
— Pas ce soir, car c’est le jour de relâche, continue d’ironiser la charmante rouquine.
Nous sommes, toujours, moi dans le couloir et elle dans l’encadrement de sa porte.
— Si vous me permettiez d’entrer, fais-je, je pourrais peut-être vous expliquer ce qui m’amène…
Elle paraît hésiter un peu, mais ce temps mort est de courte durée. Elle s’efface et murmure :
— Je vous en prie.
Je pénètre dans un petit séjour passe-partout. Le meublé pour gens qui ne s’attardent pas. C’est confortable, d’assez bon goût, mais anonyme. Je n’y découvre aucune note personnelle, aucun détail intime, si ce n’est une combinaison bleu ciel à dentelle infernale jetée sur un siège et à laquelle un slip de même métal tient compagnie.
La môme rafle ces pièces détachées prestement et les colle dans le tiroir entrouvert d’une commode.
Elle me désigne un fauteuil recouvert de peluche grenat.
— Je vous en prie, redit-elle.
Je dépose plusieurs kilogrammes d’homme en parfaite santé dans le fauteuil et je me dis en aparté, car je parle couramment cette langue, qu’il ferait bon passer la journée dans ce petit logement avec une partenaire de ce format.
— Puis-je vous demander votre nom ? fait la douce enfant.
Dans la lumière du jour sa chevelure flamboie comme un incendie ; on aimerait être le pompier de service, parole !
— Commissaire San-Antonio, fais-je.
Elle acquiesce, sans s’émouvoir.
Puis, mutine :
— Vous ne faites pas tellement…
— Flic ? terminé-je. Oui, on me l’a déjà dit.
— Bien entendu, vous pouvez me prouver votre identité et votre qualité ?
En soupirant je lui tends ma carte.
— C’est plus un défaut qu’une qualité, assuré-je.
Et c’est à ce moment-là que mon renifleur se met à faire du zèle. J’éprouve tout à coup une sensation bizarre, comme lorsqu’on est regardé à la dérobée et que ce regard vous accable.
Mine de rien je mate autour de moi. Au fond de la pièce, une porte arrondie donne vraisemblablement accès à la chambre.
Une deuxième, à ma gauche, ouvre sur une petite cuisine que j’aperçois distinctement puisque la lourde est ouverte.
Si on m’observe, c’est donc par le trou de serrure de la porte du fond.
La môme s’empare d’une tasse de café qui fumait sur une table basse.
— Vous m’excuserez, dit-elle, je prenais mon café matinal lorsque vous avez sonné.
Je lui dis que c’est moi qui m’excuse ; et je me dis que si elle était fair-play elle m’offrirait un bol de caoua pour me doper. Un miroir me renvoie à la sauvette ma bouille défraîchie. Je dois reconnaître que je n’en suis pas fier.
Ma barbouze a poussé, et mon teint a viré au gris. J’ai deux petites valoches style Air France sous les carreaux et les paupières tellement lourdes que je vais devoir les soutenir avec des morceaux d’allumette.
— En quel honneur la police s’intéresse-t-elle à Edwin ? s’inquiète la douce enfant.
— Elle ne s’intéresse pas à lui à proprement parler, déclaré-je en ponctuant le tout d’un petit ricanement enjoué, elle a plus exactement besoin de lui.
— Besoin de lui ?
— Pour réveiller un de ses spectateurs d’hier soir. Ce gars était monté sur scène. M. Zobedenib l’a mal tiré de son état comateux, ou alors il s’agit d’un sujet exceptionnel, toujours est-il qu’on l’a retrouvé endormi dans les coulisses cette nuit, au cours d’une ronde, et qu’on aimerait le restituer à la réalité.
— C’est fantastique, dit la gosse. Jamais pareille chose ne s’est produite. Edwin connaît son métier, et il n’a pas pour habitude…
— Je ne dis pas que ce soit une habitude, rectifié-je.
À mon tour de te contrer, poulette. Tes vannes de tout à l’heure me sont restées sur la patate.
Maintenant je suis presque certain qu’il y a quelqu’un dans la pièce voisine. Je viens de percevoir un léger craquement du plancher. Il se pourrait que la belle rouquine me mène en bateau.
— À quelle heure M. Zobedenib est-il parti ?
— Il y a à peine vingt minutes. Il prend l’avion de huit heures.
Je regarde ma montre. Elle indique sept plombes trente-cinq. Il serait encore temps de l’intercepter à l’aéroport.
— Est-on sûr que l’homme dont vous parlez soit en catalepsie ? insiste la donzelle. N’aurait-il pas plutôt pris un malaise ?
— Non. Le médecin est formel.
Cette fois ma décision est arrêtée. Je désigne l’appareil téléphonique.
— Vous me permettez d’user de cet instrument ?
— Faites, répond-elle avec une indifférence un peu trop affectée.
Je vais décrocher. Tous les postes du building passent par un standard. Une voix de femme s’inquiète de mes désirs.
— Passez-moi le commissariat d’Orly en priorité, dis-je.
La rouquine s’étrangle un peu en buvant son reste de jus.
— Qu’allez-vous faire ?
— Retarder le départ de Zobedenib. Au fait, c’est votre mari ?
— Mon patron, rectifie-t-elle. Je suis sa secrétaire.
— Particulière ? j’ajoute sans me marrer.
— Particulière, admet-elle, au lieu de me traiter de mufle, ce qui serait son droit.
Elle ajoute :
— Le Petit Marcel (et elle prononce ça avec respect) reçoit beaucoup de courrier.
Pour preuve de ses dires, elle me montre une avalanche de bafouilles dans une corbeille d’osier. Je remarque alors la machine à écrire portable remisée sur un meuble.
— Or, s’il parle français, il ne le lit pas, et l’écrit encore moins, poursuit-elle. C’est moi qui réponds à ses nombreux admirateurs.
— Je vois, fais-je. Et je vois aussi que vous prenez votre service de fort bonne heure.
— Aujourd’hui c’est exceptionnel, je suis venue très tôt à cause de son départ, justement.
Je désigne sa robe de chambre.
— Et vous vous mettez dans une tenue commode pour travailler ?
Elle rougit et détourne les yeux.
— Ça me regarde, ronchonne la secrétaire particulière.
La voix de la standardiste m’annonce que j’ai Orly.
— Le commissariat ? lancé-je allégrement.
Tout en jactant je surveille la porte de la chambre. Pas d’erreur : il y a quelqu’un derrière. Je suis certain que le loquet a eu un frémissement. Ça m’ennuierait de partir sans avoir jeté un coup d’œil de ce côté.
La fille rousse aussi surveille la chambre.
D’un mouvement très naturel et comme par discrétion, elle s’y dirige.
— Allô, fais-je, le commissaire Météaud est-il là ?
— Non.
— Alors passez-moi son adjoint, ici commissaire San-Antonio.
Je suis connu dans la poulaillerie et j’impressionne les collègues.
On me dit O.K.
Délicatement je pose le combiné sur la commode et sur la pointe des pieds je gagne la porte de la chambre.
Pour donner le change, je mets ma main devant ma bouche et je clame des « Allô ! » impatientés.
La lourde est refermée, mais c’est au tour du gars bibi de jouer les valets de chambre.
Je mets mon œil le plus sagace au niveau du trou de la serrure. Travelling optique ! J’aperçois deux jambes d’homme. C’est fulgurant comme un éclair.
En deux enjambées, je retourne au téléphone.
L’adjoint de Météaud s’égosille à dire qu’il est en ligne. Je lui assure que bibi itou.
— Un certain Edwin Zobedenib s’apprête à prendre le Paris-Londres de huit heures, dis-je.
— Huit heures quatre, rectifie cette horloge parlante.
— Soit ! Interceptez-le et faites-le conduire d’urgence à telle adresse. (Je cloque celle du gars Béru[2].) S’il proteste, dites-lui qu’il pourra prendre l’avion suivant. À quelle heure y en a-t-il un autre ?
— À dix heures quarante et une, rétorque cet indicateur vivant.
— O.K. Faites le nécessaire.
Je raccroche. Comme par enchantement, la gosseline fait sa rentrée.
— Vous avez entendu ? lui dis-je.
Elle chique les étonnées.
— Non, quoi donc ?
— Je retarde le départ de votre honorable patron. Et de ce pas je vais aller le trouver. Avez-vous quelque chose à lui faire dire ?
— Non, rien…
— Vous êtes mademoiselle ?…
— Solange Roland.
Je prends mon stylo à encre, vu que j’ai une idée derrière la calebasse.
J’écris son identité sur mon carnet et, mine de rien, j’actionne la petite pompe à encre du stylo. Ça se met à crachoter sur la feuille. J’en prends plein le bout des doigts.
— Quel manche ! mugis-je. Où puis-je me laver les doigts ?
Alors elle devient pâlotte, la fille. Je ne lui laisse pas le temps de récupérer.
— La salle de bains est par là, je suppose ? ajouté-je en fonçant en direction de la chambre.
Elle a un sursaut.
— Non ! s’écrie-t-elle, venez plutôt à la cuisine, c’est tout en désordre par ici…
— Oh ! ne vous en faites pas. Les policiers, c’est comme les toubibs, ils ont l’habitude de voir les lits défaits et les brosses à cheveux sur le plateau du petit déjeuner.
Et là-dessus, sans façon, je pousse la porte.
Un qui est marri, c’est le gars Landowski en me voyant débouler dans la piaule. Il a un élan vers la salle de bains, mais il comprend combien une telle tentative serait superfétatoire et il s’assied sur le bord du lit.
Il est dans la situation du monsieur à poil qu’un cocu inopiné découvre dans sa garde-robe. C’est dur à affronter, un instant pareil. Il ne peut décemment pas dire qu’il prend le frais puisqu’il se trouve dans une chambre à coucher aux fenêtres hermétiquement closes et il sent bien que je ne le croirais pas davantage s’il me racontait qu’il attend l’autobus.
— Oh ! excusez-moi, dis-je. Je ne me doutais pas qu’il y avait quelqu’un.
Je me demande s’il me reconnaît. Car en somme il m’a vu deux heures auparavant au comptoir du bistrot. Il se peut que je ne l’aie pas impressionné. Pourtant il me dévisage d’un air songeur comme si, brusquement, il se rappelait. À travers le trou de la serrure il me voyait mal. Maintenant il est aux premières loges pour m’admirer.
La môme Solange a titubé jusqu’à la porte et nous regarde. Il y a comme un moment d’indécision. J’ai toujours mes doigts tachés d’encre. Je me dirige vers la salle de bains minuscule et vaguement archaïque. Je me savonne en lorgnant le couple dans la glace du lavabo.
Ni l’un ni l’autre ne moufte. Ils attendent que je prenne l’initiative des opérations.
Je la prends donc. Et à deux mains.
— Qui êtes-vous ?
— L’assistant du Petit Marcel, me répond le mastar avec un accent polonais qui n’est pas piqué des hannetons.
— Que faites-vous ici ?
— C’est normal que je vienne chez mon patron, je suppose ?
— Ce qui ne l’est pas, c’est que vous vous cachiez dans sa chambre.
— C’est par discrétion, assure l’effronté.
Il a de l’aplomb. C’est pas le genre de mec à qui on fait passer le hoquet en faisant simplement « hou ! » dans son dos. Pour lui flanquer les copeaux, il faut se lever matin et amener ses accessoires.
— Je crois, lui dis-je froidement, que vous avez tout intérêt à vous expliquer…
Il me regarde, lit ma résolution et me déclare :
— Pour tout vous dire, Solange et moi…
— Vu, fais-je.
Solange et lui sont ce qu’on appelle au mieux. Il est venu se la payer dès que Zobedenib a eu mis les bouts, mais ma visite matinale a interrompu leurs transports en commun. Voilà pourquoi la secrétaire était en petite tenue.
— Je compte sur votre discrétion, monsieur le commissaire…
— Tiens, ricané-je, vous avez l’oreille fine.
Comme il paraît bien disposé, je lui porte ma botte secrète :
— Vous avez vu le Petit Marcel, ce matin ?
Il hoche la tête.
— Il est venu me trouver à mon hôtel.
J’ai l’enthousiasme qui se flétrit comme un pot de réséda en plein Sahara.
— Vraiment ?
— Oui. Un mauvais plaisant l’a réveillé dans la nuit et a glissé un mot ridicule sous sa porte. Comme mon maître ne lit pas le français et qu’il était inquiet à cause de ce message, il est allé me voir à mon hôtel pour me demander de le lui lire…
— Il n’a pas pensé à s’adresser au gardien de nuit ?
— Zobedenib est un homme très méfiant. Il se demandait précisément si ce n’était pas le veilleur de nuit qui avait mis le message sous la porte.
Tout en devisant, nous sommes revenus au living.
J’ai de l’amertume plein le placard, avec en plus du stock dans l’arrière-salle de mon subconscient. Je pensais avoir mis le nez dans une affaire très louche, et voilà que tout est d’une simplicité déroutante.
Pour la forme, je demande :
— Quelle était la teneur de ce message ?
Landowski a un rire gras.
— Voyons, monsieur le commissaire, dit-il, vous le savez bien, puisque c’est vous qui l’avez écrit.
Il me désigne mon carnet taché d’encre que j’ai laissé sur la table.
— Je reconnais le papier, ajoute-t-il.
Bobine du très fameux San-Antonouille.
Ce dégourdoche n’en reste pas là.
— Et je vous reconnais vous-même. Vous m’avez suivi jusqu’au café où je suis allé téléphoner de très bonne heure.
De mieux en mieux. Il va me traiter de comte d’ici pas longtemps.
Alors, pour changer, je biaise : le matin on a toujours envie de biaiser.
— Pourquoi n’avez-vous pas téléphoné de l’hôtel ?
Il se fend le pébroque.
— Parce que la ligne du Saint-Martin est en dérangement, demandez-leur, à l’hôtel, ils vous le confirmeront.
San-Antonio, la reine des crêpes ! L’empereur du navet ! Dire que j’ai fait défoncer les gogues d’un honnête bistrot parce que ma gamberge était vagabonde. Voilà que je me raconte des histoires et que je me comporte comme si elles étaient véridiques ! Madoué ! Si le Vieux savait ça, il voudrait la piquer sa crise des jours Days (les meilleurs parce qu’ils sont anglais).
— À qui avez-vous téléphoné ?
Son sourire ne le quitte pas. Il est désarmant ; il affole. Je ne sais pas pourquoi en présence de cet homme je ressens une impression d’infériorité.
— À Solange ! fait-il. Je lui fixais rendez-vous ici.
— Vous parliez une langue étrangère !
— En polonais, ma langue maternelle. Solange est Polonaise par sa mère, n’est-ce pas, amour ?
Et il lui débite une tirade interminable à laquelle la môme rétorque par une autre tirade du même tonneau.
Je ne comprends pas le polak, mais je suis prêt à vous parier un filet de vinaigre contre la voix d’Aznavour qu’ils causent de moi, ces pommes ! Et que ce qu’ils en disent est moins que gentil. Si on me le traduisait je voudrais me sentir pâlichon du bulbe.
— Vous voyez, me dit Landowski.
Qu’ajouter ? Je suis cornard sur toute la ligne et au-delà. Un petit silence tout ce qu’il y a de silencieux afin que votre pauvre amoindri de San-A. prenne ses idées confuses par paquets de six et les range dans la naphtaline.
Au fond, dans tout ce circus, une seule chose est certaine : le cas Béru.
Les Petits Marcel’s Brothers and Sisters ont peut-être la conscience blanche comme une campagne publicitaire de Persil, toujours est-il que le Gros, lui, a été asphyxié proprement et que je l’ai retrouvé sous un divan dans la loge de Petit Marcel. Ça, qu’on le veuille ou non, qu’on me brade de la romaine, ou qu’on me chante des goualantes napolitaines, c’est vrai, ça existe, c’est constaté, réel, authentique, contrôlé, admis, irréfutable, formel, établi.
Béru fêtait son ami Alfred. Il avait une bouteille de Mouette ou de Veuve Clitote au frais. Il en rotait déjà de plaisir et d’impatience lorsqu’un coup de fil mystérieux l’a braqué sur l’Alcazar où il s’est empressé de servir de médium à un zigoto qu’il ne connaissait pas. En sachant que la Berthe et le coiffeur se vérifiaient le transformateur d’énergie en son absence !
Nom d’une anémie graisseuse, c’est du mystère ou ça n’en est pas ?
Puisqu’on joue à se faire voir nos cartes, j’étale mon jeu de cinquante-deux brèmes avec joker :
— Vous êtes au courant du gros endormi qui gisait dans la loge de votre vénérable patron ?
Il écarquille ses lampions, l’air plus ahuri que le monsieur qui a commandé une Cadillac et auquel on livre une brouette.
— Dans la loge ? s’exclame-t-il. Tout à l’heure vous avez dit à Solange que c’était dans les coulisses !
— Eh bien, je n’avais pas précisé. L’individu dont je vous parle (ici j’adresse une pensée émue à l’effroyable Béru) était couché sous le divan.
— Qui l’a trouvé ? demande Landowski.
Je continue de les berlurer pour ne pas perdre les bonnes habitudes.
— Un veilleur de nuit.
— Les loges sont fermées à clé cependant…
— Le dormeur a dû remuer, ou geindre…
— S’il est vraiment en catalepsie, c’est impossible.
— Bref, toujours est-il qu’il a été découvert et que je voudrais bien l’éveiller. Vous n’êtes pas au courant de cette séance particulière ?
— Pas le moins du monde.
— Il y a longtemps que vous servez d’assistant au Petit Marcel ?
— Quatre ans environ.
— Et jamais un tel incident ne s’est produit ?
— Jamais !
« Certes, il arrive que nous recevions, à l’issue du spectacle, la visite de gens sceptiques qui demandent à être endormis. Le Petit Marcel les endort huit fois sur dix, mais les réveille aussitôt. Il ne lui est jamais arrivé d’abandonner un client en transe.
— Selon vous, est-il possible qu’un sujet particulièrement réceptif se rendorme par ses propres moyens ?
— Mais non, c’est ridicule…
Il réfléchit un instant, puis, catégorique :
— J’ai entendu Solange vous dire, tout à l’heure, que l’homme dont vous parlez n’était peut-être pas magnétisé. Jusqu’à preuve du contraire je partage son opinion. Il s’agit d’une défaillance cardiaque ou de quelque chose dans ce goût-là. Vous avez eu raison de faire intervenir Petit Marcel, il vous éclairera sur ce point.
— Cela ne nous expliquerait pas ce que l’homme fichait dans votre loge, bougonné-je.
— Il est peut-être sous l’effet d’un anesthésique administré par quelqu’un ayant intérêt à le neutraliser ? Ce quelqu’un l’aura collé dans la loge de Petit Marcel pour aiguiller les soupçons sur une fausse piste. Le calcul était bon ! En effet : lorsque vous trouvez un homme endormi dans la loge d’un hypnotiseur, la première idée qui vous vient à l’esprit, que vous soyez policier ou pas, c’est que c’est l’hypnotiseur qui l’a endormi.
Je me dis à la puissance mille qu’il a raison. Et je me dis en outre qu’il n’y a pas plus de différence entre un pâté en croûte et San-Antonio qu’entre Bérurier et un cocu. Soyons logique, loyal et positif : je me suis mis le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate depuis le début. Le propre de l’homme fort, a dit je ne sais quelle truffe, c’est de savoir reconnaître ses erreurs. San-A. reconnaît les siennes. Quand il le faut, il se frappe la poitrine à s’en fêler les côtelettes, San-A. Il est comme ça et pas autrement, San-A.
Il pige enfin que la magie est l’art de l’illusion. Il a cru que dans le sommeil bérurien elle avait son mot à dire et il constate que c’était une illusion.
Alors San-A. fait marche arrière. L’écrevisse-polka, il sait la danser.
— Excusez le dérangement, fais-je. Mais il faut que j’aille rejoindre votre patron auprès du patient.
Solange me compte dix gouttes d’extase avec son œil gauche et douze de volupté en puissance avec le droit.
— Si vous aviez la gentillesse de ne pas lui dire que…
Je file un regard nostalgique à ses charmes.
— Comptez sur moi, ravissante personne.
On peut être flic, on n’en est pas moins mutin.
Je me demande tout de même pourquoi la gosseline rouquinos a tellement les chocottes que l’endormeur public number one soit au courant de sa liaison avec Landowski. Ou plutôt je ne me le demande pas : je le sais. Petit Marcel n’est pas seulement son employeur. Et s’il savait qu’elle grimpe avec l’assistant, il lui ferait une scène en grande exclusivité mondiale.
Entre nous et le terrain de football de La Garenne-Colombes, c’est pas fort d’être le superman du subconscient et de se laisser encornifler en n’y voyant que tchi.
Je quitte le couple pour me propulser sur les terres de B.B.