La rue Chanez est une voie étroite et plus ou moins résidentielle à promiscuité de la porte d’Auteuil.
Elle se termine à son extrémité sud, ou peut-être sud-ouest (si ce n’est nord) par un système de chicanes destiné à empêcher les automobiles à essence d’en sortir.
Aussi bien laissé-je la mienne à l’orée de ladite rue, ce avec d’autant moins de regrets que je me rends au 1 bis, ce qui ne nécessite pas un voyage pédestre trop épuisant, la rue commençant, comme la plupart des rues, à être numérotée à partir du chiffre 1.
Ces précisions pour vous montrer qu’à cinq heures du matin, après une séance de magie, une autre de zizi-panpan et une enquête policière, le cher San-A. jouit toujours de toutes ses facultés.
La Résidence est un vaste building loué par petits appartements et pourvu d’ascenseurs à cellules photo-électriques qui bloquent la cage si l’on a des velléités d’ouvrir la lourde pendant le voyage.
En bas, dans le hall, s’étend un vaste comptoir derrière lequel somnole un gardien en uniforme.
Il est en train de rêver qu’il a gagné deux milliards cinquante centimes à la tombola organisée par l’amicale des parents des enfants déshérités, et qu’avec ce viatique il s’achète une canne pour le lancer léger, en bambou refendu, avec moulinet automatique à friction sous-cutanée, lorsque je brise sa joie nocturne.
Il se frotte d’abord un vasistas, puis l’autre, et grommelle à mon endroit (qui vaut bien l’envers de certains) :
— Vous désirez ?
Ayant proféré, il consulte sa montre (un oignon patriarcal en argent ciselé), s’avise qu’il est cinq heures et sa défiance s’accroît.
— M. Zobedenib ?
— À ces heures ?
— Urgent ! fais-je avec une sobriété qui laisse loin derrière elle le télégraphe morse.
— Le 1406, quatorzième étage.
— Merci.
— Faut-il vous annoncer ?
— Inutile, rétorqué-je, c’est pour manger tout de suite.
Et je le plante là. Il hésite un instant, se bloque le menton dans le creux de sa paume droite, ferme ses jolis yeux et se met à rêver qu’avec sa canne à lancer de tout à l’heure, il a pêché, entre le pont Alexandre-III et le pont de la Concorde, un sous-marin japonais commandé par un amiral en caleçon de bain.
Je le laisse enfilocher sa prise et je me fais surélever de quatorze étages par les soins attentifs de la maison Roux et Combaluzier.
Parvenu au 1406, je m’immobilise. Avant de se lancer dans un coup délicat, il faut faire comme les vrais joueurs de poker : mettre quelques brèmes in his pocket.
En l’occurrence, c’est mon pétard et ma carte professionnelle qui me servent d’as.
J’attends un peu. Le vaste couloir, vaguement clinique d’aspect et verdâtre de teinte, s’en va à l’infini dans une lumière aussi électrique que morose.
Tout est silencieux, ou presque, car on perçoit, venant des profondeurs du building, le ronflement d’un citoyen affligé de végétations.
Dans mon cas, deux éventualités : ou bien je me présente officiellement, c’est-à-dire que le mignon San-Antonio de ces dames presse son médius sur la sonnette du Petit Marcel et dit : « Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger mais… » ; ou bien il utilise son sésame, pénètre chez l’endormeur endormi et le réveille en lui faisant une passe magnétique sous la plante des pieds avec le canon de son tu-tues. La seconde formule me semble trop risquée. Si par hasard Zobedenib est un honnête marchand de poudre aux yeux, je risque d’avoir de graves ennuis. Après nos démêlés avec l’Égypte, il est mal indiqué de créer de nouveaux incidents diplomatiques. D’autant plus que Bérurier, somme toute, n’a été victime d’aucuns sévices.
Alors ?
Alors j’ai une troisième idée qui ne figurait pas sur mon planning. Les idées de la dernière seconde sont souvent les meilleures.
Je biche mon carnet de rendez-vous — sur lequel je note beaucoup de choses, sauf naturellement mes rancards —, j’en arrache une page et j’écris en caractères d’imprimerie : VITE, LES CHOSES SONT EN TRAIN DE SE GÂTER.
C’est suffisamment laconique et inquiétant pour pousser un type à commettre des couenneries s’il n’a pas la conscience tranquille.
Je glisse la feuille de papier sous la porte et je file trois coups de sonnette autoritaires. Ensuite de quoi je me carapate au bout du couloir pour emprunter l’escadrin de secours. La vue d’une porte mal fermée me sollicite. Elle donne sur un réduit où les femmes de ménage planquent leurs seaux et leurs balais.
Je m’y catapulte et je referme la lourde, incomplètement cependant car je me ménage un mince créneau afin de mater les réactions de l’adversaire.
Un moment assez longuet s’écoule. Puis un rai lumineux souligne le bas de la porte de Zobedenib. Enfin l’huis s’entrouvre et la silhouette chétive du roi de la pioncette en commun se projette sur le Dalami du couloir. Elle se baisse, ramasse la feuille. Un temps mort accordé par l’arbitre pour permettre au Petit Marcel de ligoter le poulet du poulet. Enfin il apparaît dans le large couloir qu’il sonde de ses yeux auxquels on ne résiste pas. Ne voyant personne, il va jusqu’aux cages d’ascenseurs, constate que ceux-ci ne fonctionnent pas et se rabat vers l’escalier. Je le vois radiner avec une certaine angoisse. Ce visionnaire va-t-il apercevoir le brave petit San-Antonio au travers du panneau de bois ?
Non !
Son regard incisif ne lui permet pas encore de traverser la matière !
Il ne peut voir qu’à travers les serrures lorsqu’elles n’ont pas leur clé, et à travers les trous du gruyère.
Il porte un coquinet pyjamoque en soie bleu nuit à parements blancs qui lui donne l’air d’un dompteur.
Il se penche par-dessus la rampe de fer, tend l’oreille, ne perçoit que la faible rumeur du building et retourne à ses pénates.
Maintenant une question se pose, plus épineuse qu’une branche de houx : que va faire l’Égyptien ?
Attendons ! La patience est un levier puissant grâce auquel l’homme franchit les obstacles les plus rébarbatifs et les périodes les plus scatologiques de sa pauvre durée.
Mon réduit sent l’eau de Javel et le décapant. Plus des odeurs plus fourbes et plus durailles à identifier. Ça me flanque l’envie d’éternuer. Rien n’est plus désagréable qu’un éternuement avorté. Vous remarquerez que lorsqu’on éprouve le besoin d’un atchoum, il suffit d’y penser pour qu’il n’aboutisse pas. Par contre, lorsque vous ne voulez pas le libérer, c’est là qu’il déboule, contre votre volonté.
J’y vais de mon voyage, en amortissant la détonation dans mon mouchoir.
À peine ai-je explosé que la porte de Petit Marcel s’ouvre à nouveau. Cette fois il n’est plus loqué en dompteur, mais porte un bath costar de ville en tweed moucheté.
Je retiens ma respiration tandis que son pas glissant (à semelles crêpe) le conduit vers l’ascenseur.
Descente du monsieur dans un grand frisson d’électricité domestiquée.
Je risque de le perdre, comme disait une rosière de ma connaissance dont les parents hébergeaient douze tirailleurs sénégalais en manœuvre.
Prendre l’autre ascenseur, il n’y faut point songer, cela lui donnerait l’éveil.
Un seul espoir : l’escalier, ou plutôt sa rampe.
Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit auparavant (ce sont les Chinois qui disent surtout au paravent) mais j’ai été, dans ma prime adolescence, champion de France de la descente sur rampe d’escalier. J’ai même été champion d’Europe sur un étage, ma distance préférée à cause de mes démarrages foudroyants. Mon record n’a été battu que l’an dernier et encore par un amoureux surpris par le mari de sa belle.
J’espère que je ne me suis pas rouillé. Je me rue hors de ma planque et je me jette à califourchon sur la rampe de fer.
Je franchis la distance quatorzième-troisième en quatre secondes deux dixièmes (et encore sont-ce des dixièmes de la Loterie nationale). Je poursuis ma vertigineuse descente. La rampe de fer me brûle les doigts et l’entrejambe. Je vais avoir le valseur porté à l’incandescence. D’un coup de reins je modifie mon centre de gravité histoire d’être cuit à point sur toute ma surface portante (et bien portante, croyez-moi, mesdames). J’appréhende néanmoins les conséquences de mon exploit. Vous le voyez, mes belles, carbonisé du sous-sol, votre valeureux camarade de sommier ?
Avoir les précieuses ridicules, ç’a toujours été mon cauchemar.
D’un coup de périscope je m’affranchis sur ma position.
Me voici à la hauteur du cinquième. J’entends, en bas, le glissement bien huilé de la porte de l’ascenseur qui s’ouvre et se referme.
— Allez, San-A., du cran !
C’est un exploit de se rendre plus lourd qu’on ne l’est. Reconnaissons au passage que c’en est un autre encore plus difficile que celui qui consiste à s’alléger. Demandez à Gabriello ce qu’il en pense.
Je dois avoir la peau des mains entamées. Celle du gyroscope aussi, probable.
Un dernier effort. Mon altimètre indique que l’atterrissage est proche.
En effet, il se produit avec une certaine violence, because la rampe ne se termine pas par une boule, mais par une délicate volute retournée qui me catapulte les quatre fers en l’air. C’est pas un atterrissage mais un alunissage.
Alunissons à l’unisson, les gars.
Je me relève. Mon verre de montre n’est pas brisé, pourtant j’ai l’impression que je viens de traverser les steppes sibériennes à cheval. Je fonce hors de l’immeuble. Le gardien roupille comme un bienheureux qui aurait pris du somnifère. La porte vitrée du tambour bat encore (la charge puisque c’est une porte-tambour).
Je me détranche sur le seuil. Mouvement gauche-droite façon girouette.
Petit Marcel remonte la rue Chanez à petites — mais rapides — enjambées.
Je le file à distance. Je m’imagine qu’il va grimper dans sa charrette sans doute remisée dans les abords, ou bien qu’il va fréter un bahut ; mais pas du tout. Monsieur vire à droite et se dirige vers une rue discrète. Le matin aux doigts d’or commence à déchirer les voiles de la nuit, comme l’eût si bien écrit Victor Hugo, qui tenait le rayon des voiles nocturnes à la grande kermesse du romantisme.
Dans l’aube discrète palpite l’enseigne verte d’un hôtel.
Petit Marcel s’engage sous le porche de l’établissement. J’attends un chouïa, puis je m’avance à mon tour. Au fronton de l’usine à dorme, une plaque de marbre noir héberge des caractères dorés : « Hôtel Saint-Martin ».
À travers les vitres embuées, je distingue un maigre hall classique, au fond duquel brille une veilleuse.
Je bigle en VistaVision la façade de l’hôtel. Toutes les fenêtres sont éteintes, mais au second étage, juste comme je fais cette remarque, un rectangle lumineux bondit dans l’ombre.
Petit Marcel est allé rendre une visite matinale à un pote. Que doit faire votre San-A. dans un pareil cas ?
N’ayant pas sous la main le Manuel du parfait petit San-Antonio sur le sentier de la guerre, j’improvise. À savoir que, d’une dextre décidée, je pousse la porte.
Dans un fauteuil d’osier, un type à cheveux blancs et à œil noir est assis, les quilles roulées dans une couvrante.
Il me regarde pénétrer avec autant d’enthousiasme que si on venait lui annoncer qu’il faut lui faire l’ablation du foie et de la rate.
Pour éviter des bavardages inutiles, je lui cloque ma carte en l’orientant côté lumière pour qu’il puisse la lire commodément.
— Je suis presbyte, dit-il.
— Et moi j’ai eu un collègue américain qui était presbytérien, dis-je en reculant le morcif de bristol.
Il lit, hoche la tête.
Ce dabe a passé sa vie dans les hôtels, et pas comme client.
Il connaît la musique. Pas besoin de lui faire un graphique avec commentaire enregistré au magnéto.
— Le type qui vient d’entrer a demandé M. Landowski, fait-il. Chambre 203, comme Peugeot. Dois-je vous annoncer ?
Et de l’humour avec ça, le fossile. À ces heures induses, je lui tire mon bitos.
— Inutile, grand-père. Je n’aime pas déranger le monde.
J’inspecte son tableau des clés et je vois que celle du 204, entre autres, figure à son clou.
— Le 204 est libre ?
— Vous pouvez prendre.
Je cramponne la clé et je me dirige vers l’escalier.
— Quand le gars redescendra, inutile de lui parler de ma visite.
En guise de réponse, le vénérable vieillard hausse ses omoplates.
Les mains croisées sur le bide, il me regarde escalader les pentes abruptes, boisées et moquettées de l’hôtel.
C’est un philosophe. À force de louer des bidets à l’humanité hygiénique, il a fini par se désintéresser de ses contemporains.
C’est à pas feutrés que je pénètre au 204. Je n’actionne pas la lumière. Je cherche sur la paroi de droite ce qui figure dans presque tous les hôtels de France, et plus particulièrement dans ceux de Paris : des trous. À la campagne, ce sont les vers à bois qui font des trous dans les cloisons. À Paris, ce sont ces insectes bizarres que l’on appelle dans les manuels « les voyeurs » (en latin, les Biglus perceurs). Dès qu’ils sont dans une chambre jouxtant une autre chambre, ils ont la vrille qui se met en action. Les rois de la lime à ongles ! Rien ne leur résiste : ni la brique, ni le plâtre, non plus que le bois.
Mon inspection du mur porte ses fruits. Un rayon lumineux pas plus gros qu’une tête d’épingle sort de la cloison tel une imperceptible source de vie.
Il s’agit d’un trou de mateur, rebouché avec du chewing-gum mâché. L’agrandir est un jeu d’enfant.
D’enfant vicelard.
Mon œil inquisiteur s’adapte à ce trou comme un képi à la tête d’un gendarme.
Je n’ai qu’une vision très partielle de la piaule d’à côté.
Elle est suffisante cependant pour que je reconnaisse l’interlocuteur de Petit Marcel. Celui-ci n’est autre que son assistant : le mastar qui freine la chute libre des sujets en catalepsie.
Ayant opéré cette identification, je remplace au pied levé mon œil par mon oreille sur l’orifice. Ça blablate sec, mais dans une langue que je ne connais pas, mieux, que je n’identifie même pas. Il est possible que ça soit de l’égyptien ; il est possible itou que ça soit du bas aztèque ou de l’esquimau enrhumé. Moi qui ai tous les dons, ou presque, y compris celui de faire oublier aux dames le livret de famille qui moisit dans leur sac à main, je ne possède pas celui des langues.
Enfin, des langues écrites ou parlées, car pour ce qui est des langues coulissantes, je me pose un peu là. À tel point que j’ai refusé la chaire de professeur à la faculté de salive des Bouches-du-Rhône, c’est vous dire !
Force m’est donc de laisser pénétrer dans mon conduit des syllabes impossibles à contrôler.
La séance ne dure pas longtemps. Au bout de quelques minutes, l’homme qui remplace le chloroforme se barre et San-Antonio reste dans l’expectative (et dans la chambre 204). Dois-je poursuivre ma filature de Petit Marcel, ou bien me consacrer à Landowski ?
Je décide de faire prendre le relais à ce dernier et j’attends ses réactions. Un nouveau coup d’œil par le trou me renseigne. Monsieur se fringue à la va-vite. Il enfile son costar par-dessus son pyjama, noue un foulard pour masquer le vêtement de nuit et coiffe sa bouille d’une casquette qu’il a achetée à Londres ou avant guerre.
En fin limier, j’en déduis qu’il va sortir ; or, vous le savez puisque vous me lisez depuis pas mal de temps, la meilleure façon de suivre un mec c’est de le précéder.
Je me hâte de déguerpir en ne faisant pas plus de bruit qu’une pensée libertine dans le crâne d’une bigote.
Dans le hall, le noble vieillard attend sans se biler la suite des événements. Que ça soit en direct ou à la une du Parisien, pour lui c’est du kif. Et encore il préfère lire les faits d’hiver dans Le Parigot, because c’est plus commode et plus romancé.
Je balance la clé sur son comptoir, je mets mon index perpendiculairement devant ma bouche et je sors dans le matin frileux.
Maintenant le jour est presque là. Il descend des toits, le long des façades grises. Il y a dans la brume des promesses de soleil. Des zigs maussades s’en vont gagner le bœuf bi-hebdomadaire, le dos rond. Il y en a qui passent en triporteur, d’autres en scooter, d’autres en boitant.
Quelques-uns sont à vélo. Ils pensent à la belle journée qui se prépare pour ceux qui se les roulent. Ils ont vu samedi-soir-dernier des films pleins de courts de tennis, de bagnoles décapotables décapotées, de filles en short et de Méditerranée et ça les a fait suer, rétrospectivement, d’avoir pris la Bastille pour en arriver là.
Ce soir, à la télé-pas-fini-de-payer, ils apprendront ce qui se sera passé dans le monde : des tas de trucs imprévisibles et surprenants, mais ils savent qu’à part un accident du boulot ou de la circulation, cette journée sera pour eux pareille aux autres. Ils feront les mêmes gestes aux mêmes heures et aux mêmes endroits, en compagnie des mêmes bagnards. Tout ce que le Bon Dieu peut faire pour eux, c’est de leur braquer un peu de soleil afin que tout ça ait l’air moins dégueulasse. Et comme Il est bon, Il commence d’arroser de bon matin, le Bon Dieu. Son bourguignon. Il l’a fait fourbir pendant la noye. Il va en faire une tiède.
Tout en m’abandonnant à ces réflexions particulièrement sociales, je planque ma viande sous un porche.
Deux minutes passent devant moi sans me remarquer. Landowski sort de l’hôtel et fait comme les deux minutes en question. Illico, San-A. se le paie.
L’homme va d’un pas pressé, mais sans but défini. Il regarde autour de lui ; non comme un homme qui a peur, mais comme un homme qui cherche quelque chose ou quelqu’un.
Je ne tarde pas à savoir quoi. C’est un troquet qu’il lui faut. Il en avise un qui vient d’ouvrir et il y cavale à toute vibure. L’établissement est éclairé. Il y a encore les chaises sur les tables. Un mironton en tablier bleu écrit 8 888 888 sur le sol avec un entonnoir d’eau. Un loufiat fringué pingouin fourbit son perco au blanc d’Espagne en sifflotant un air de Manuel de Falla.
Landowski entre, va au rade, commande un jus plus autre chose. Le loufiat lâche sa peau de chanoine et va puiser dans le tiroir-caisse un jeton de nickel qui va permettre à mon petit camarade le mastar de bigophoner. Il n’a pas voulu utiliser l’appareil de l’hôtel, ce prudent.
Dès qu’il a disparu de la salle, j’y pénètre.
Le mathématicien aquatique se paie une nouvelle série de 8 avec son entonnoir qu’il vient de remplir.
Il calcule le nombre d’années-lumière qui sépare son porte-monnaie du gros lot de la tranche spéciale.
Pour lui, c’est la tronche spéciale car il est hydrocéphale. Peut-être est-ce l’eau de sa hure qu’il répand sur le carrelage ?
— Un petit noir ! clamé-je.
Le loufiat s’arrête de chanter et répète, en écho :
— Un petit noir !
Je prends l’air pressé du gars dominé par le besoin de s’isoler.
— Les gogues, c’est par ici ? je questionne à mots couverts.
— Au sous-sol, la porte du fond.
Coude au corps. Le mécanicien de l’Expresso se fend la tirelire. Lui, il a l’intestin libre et ça lui confère une supériorité dont il a conscience. Il ne se souvient plus qu’il y a été ; il ne veut pas penser qu’il y retournera. Tout son humour est condensé dans ces secondes d’ironie, toutes ses facultés jouissent de cette évidence : quelqu’un y va !
Je dévale un escalier tournant.
C’est bien ce que je pensais : en bas, quatre portes : la porte Dames, la porte Messieurs, celle du téléphone et celle de la cuisine.
La cabine bigophonique est éclairée. Mon gars parle d’abondance. Hélas, ce n’est toujours pas en français.
Je l’ai in the fignedé. J’attends quelques secondes. Le sommeil me brûle les paupières. Le sec déclic du combiné qu’on vient de reposer sur sa fourche me donne un coup de fouet.
Je me jette dans les ouatères marqués « Dames » ; je ne suis pas celle que vous pensez, et ce n’est pas pour rajuster mon porte-jarretelles que j’entre ici, mais parce que c’est la voie de secours la plus proche.
Je crois que mon Lando va remonter illico, mais pas du tout. Il se paie le compartiment de fumeur d’à côté. Et il intervertit l’ordre des choses. C’est-à-dire qu’à peine la porte refermée, il se met à déchirer du papier. Il doit le déchiqueter menu et il le fait en hâte. Puis il tire la chasse une première fois d’abord. Il attend qu’elle se remplisse et la retire encore. Et encore ! Et re-encore. C’est un Landowski nautique !
Je pige son manège : il se défait de papiers compromettants et les évacue de cette manière.
Je quitte la section des dames seules et je me trouve nez à groin avec l’arroseur fabricant de 8.
Il est sidéré en me voyant sortir des toilettes pour dames.
Je lui vaporise un gentil sourire.
— Je m’appelle Claude, plaidé-je, c’est un prénom qui n’a pas de sexe et me permet l’accès partout.
Là-dessus, je l’abandonne à son ahurissement et je refais surface.
Mon caoua est en train de refroidir. Je le sirote, j’en redemande un second et je mange un croissant chaud pour essayer de colmater mes brèches.
Landowski réapparaît. Il ne me jette qu’un coup d’œil distrait. Je me complais à l’étudier dans la glace.
C’est une vraie armoire que ce gars-là. Il a des épaules comme ça, des biscotos comme ceci et une mâchoire qui ferait baver de jalousie un dogue allemand.
Son front est étroit, mais large comme un lit nuptial. Des cheveux blonds rares croissent dessus sans se multiplier. Il a une profonde cicatrice au sommet du nez, quelque chose comme le souvenir d’un coup de sabre. Le regard est lent, clair, attentif. La fausse brute ! Il possède l’aspect d’un débardeur mais il est certainement plus rusé qu’un revendeur de voitures d’occasions-à-saisir.
Il avale deux gorgées de son jus, paie et s’en va.
Je fais signe au garçon en gilet noir d’approcher son oreille capteuse. Je lui montre ma carte. En voilà une qu’on devrait imprimer sur acier inoxydable. À force de la balader sous les yeux myopes ou presbytes de mes contemporains, elle finit par être dans un piteux état, la pauvrette.
Le bon loufiat prend des roberts comme une grenouille. Il pige pas qu’un flicard puisse demander les vespasiennes.
Ça le catastrophe. Il avait une plus haute idée de la police. Il y croyait, en tant qu’institution. Il ne l’imaginait pas sous l’angle organique.
— Ben mince, fait-il, ce qui, en français, pourrait s’écrire autrement et avec le même nombre de lettres.
— Que personne n’utilise jusqu’à nouvel ordre les toilettes des hommes ! dis-je. Je vais prévenir le service compétent pour qu’on y fasse des sondages.
— Des sondages, module-t-il, comme il avait répété naguère : un petit noir.
— Yes, sir.
Il croit piger, et sa bobine s’éclaire au néon.
— Vous avez laissé tomber vot’ montre ?
— Pas exactement, mais vous brûlez, mon vieux. Aboulez un jeton et continuez de réfléchir ; si dans un an et un jour personne n’est venu réclamer vos hypothèses, elles sont à vous.
Là-dessus, nanti d’un nickel, j’effectue une nouvelle descente.