CHAPITRE III Dans lequel Bérurier prolonge un numéro de music-hall qui peut s’avérer périlleux

En musardant dans le Bois où des bagnoles de luxe, bondées de gens luxurieux, rôdent en faisant de l’œil avec leurs loupiotes, j’étudie à tête reposée le cas Bérurier.

Le Gros n’est pas une lumière, bien que son naze rougeoie. Il n’a inventé ni l’eau chaude ni surtout — sa crasse en témoigne — la manière de s’en servir. Mais c’est un gars pas mal dans son genre, et à une époque où, si l’extermination du salaud était décidée, on risquerait de se retrouver pas nombreux, c’est appréciable. Ce coup de grelot reçu en pleine fiesta, il ne l’a pas combiné (si je puis dire parlant d’un coup de fil). Donc, quelqu’un lui a ordonné quelque chose en mon nom.

Qu’a fait Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros, dit l’Ignoble, dit l’Enflure, dit la Gonfle, dit le Mahousse, dit le Verre solitaire ?

Il a fait une bibise à bobonne, il a serré la louche d’Alfred. Il leur a recommandé à l’un et à l’autre de laisser la boutanche de rouille au frais et de n’y point toucher avant son proche retour… O.K. ?

Bon, ensuite il est allé à l’Alcazar.

C’est là que ça se complique !

Le Petit Marcel a réclamé des sujets. Et mon pote Béru, bien que se sachant attendu par sa femme, l’amant de celle-ci et une cuvée de Moët et Chandon, mon pote Béru s’est porté volontaire pour la séance d’hypnotisme. Il a fait le guignol pendant plus de deux plombes devant une salle attentive où se trouvait — ô ironie — précisément la personne qui lui avait, paraît-il, ordonné de sortir !

Enfoncé le Petit Marcel ! Ça, oui, c’est du mystère, du vrai.

Je retrouve Pantruche et ses lumières. Ses éclairages au néon. Sa vie nocturne, bizarre.

Je fonce en direction de l’Alcazar, parce que ce music-hall est, qu’on le veuille ou non, le siège du problème.

La lourde grille de fer est fermée sur le hall. La façade est éteinte, mais, grâce à la réverbération du boulevard, on aperçoit, sur un panneau, le portrait du Petit Marcel, avec sa queue-de-pie, son nez de faucon, son regard d’aigle et son crâne de piaf.

J’inspecte la serrure de la grille, et point n’est besoin d’être Louis XVI pour se rendre compte qu’elle est salement coton à ouvrir. Mon fameux sésame qui est le plus futé des passes renâclerait sur ce turbin. Et puis passer par la grande entrée risquerait d’attirer l’attention de la ronde de noye. Vous ne voyez pas qu’un de ces messieurs me prenne pour un voleur et me défouraille à tout va dans le dossard ?

Prudent, le célèbre San-A. (je peux y aller, j’ai les chevilles blindées) contourne l’établissement et se présente par l’entrée des artistes (laquelle sert par la même occase de sortie). Cette voie intime s’ouvre dans une rue agaçante, au fond d’une courette pavée, encombrée de vieux décors et de vélos rouillés.

Premier obstacle, risible celui-là : un cadenas de jeune fille à une porte vitrée. Je ne fais pas l’insulte à mon sésame d’avoir recours à lui pour une telle broutille.

J’ouvre le cadenas qui n’offre pas plus de résistance qu’une vieille huître en train de bâiller au soleil.

Couloir. Escalier. Re-couloirs (au pluriel cette fois) et re-escaliers. Le chétif faisceau de mon stylo-torche arrache de l’obscurité des inscriptions soulignées de flèches telles que : SCÈNE — LOGES, etc.

J’hésite, l’oreille tellement tendue que je suis obligé de fermer un œil. Ce temple de la gaudriole est désert, mais le silence y est sonore. On y décèle des craquements mystérieux, des souffles étranges, des glissements feutrés. Une pucelle en aurait des vapeurs. Et Yul Brynner en aurait les cheveux qui se dresseraient sur la mappemonde.

J’atteins la scène. Dégagée et plongée dans le noir, elle ressemble à un sanctuaire. La lueur faiblarde et vagabonde de ma lampe fait resurgir des ombres. J’évoque tous les mecs qui ont risqué leur pauvre peau sur ces planches.

L’air vibre encore de leurs efforts et il me semble que des éclats de cuivre flottent encore dans les recoins.

Je vois défiler, telle la parade d’un monstrueux Barnum, des acrobates cyclistes, au pédalage saccadé, des jongleurs chinois environnés de soucoupes volantes, des trapézistes en maillot à paillettes, des clowns hilares et pitoyables, des chanteurs sans voix, des montreurs de monstres, des illusionnistes sans illusions…

Et tout en détectant ce monde en suspens de mes antennes survoltées, je cherche le Gros dans les méandres des coulisses.

Il ne paraît point s’y trouver. D’ailleurs qu’y ferait-il à pareille heure ?

Je me rabats alors sur les loges. Présentement, une seule est en exercice ; celle du Petit Marcel, puisqu’il compose le spectacle à lui tout seul.

Son nom, découpé dans le programme, est collé à l’une des lourdes.

Je tourne le loquet, mais la porte résiste.

Nouvelle intervention de mon ustensile à délourder les tirelires. La porte s’ouvre. Une odeur lourde de parfum exotique me prend à la gorge. Je tâtonne pour trouver le commutateur et crac : la lumière jaillit à flots.

Mes rétines meurtries refusent l’aveuglante clarté et je suis obligé de battre des paupières à plusieurs reprises afin de les adapter.

Enfin je mate la carrée. C’est une loge de grandes dimensions, quasi luxueuse. Les murs sont tendus de velours bleu. Dans le fond il y a une table à maquillage cernée d’ampoules ; dans un angle, un lavabo encastré dans le mur et que peut masquer un rideau. Un canapé, deux fauteuils et un portemanteau à plusieurs têtes constituent l’ameublement.

À gauche de la porte, le téléphone. Et, au niveau du plaftard, le pavillon grillagé d’un haut-parleur utilisé par le régisseur pour annoncer l’imminence des entrées en scène.

Tout me paraît extrêmement en ordre. Je m’apprête à vider les lieux, en me demandant intimement ce qu’au fond je viens y foutre, lorsque mon œil de lynx capte un détail insolite.

Insolite et menu, jugez-en plutôt. Près du canapé dont les volants de velours descendent jusqu’à terre, il y a un morceau de lacet de soulier.

San-Antonio s’en approche et le ramasse. Mais le lacet résiste. Je comprends vite pourquoi : figurez-vous, bande d’espèces de ce que je me pense, qu’il est relié à un soulier. Or, un pied habite le soulier. Ledit pied est prolongé par une jambe, elle-même reliée à un tronc (et quel tronc) que termine la bouille de Bérurier.

Qu’en dites-vous, tas d’invertébrés ? Il a pas son renifleur des grandes occases, le joli San-A. ? Il est pas venu droit au but, sans coup férir ? D’ailleurs je ne connais pas Coup-Férir !

Je soulève le canapé. J’empoigne le Gravos par ses chevilles bovines et je le hale hors de sa cachette. Mon palpitant met toute la sauce. Vais-je constater le décès de mon cher gros complice ? On fait un turbin, lui et moi, où il est plus courant de récolter la mort que des orchidées.

Dans notre job, quand on nous offre des fleurs, c’est que nous sommes à l’horizontale dans un pardingue à clous.

Il est tout raide, Béru, et c’est pas son genre d’habitude, sa baleine vous le dirait.

Je m’agenouille auprès de sa carcasse et j’examine le valeureux paquet de viande. Il a les yeux fermés, la bouche pincée, de même que le nez. Il est gris comme un paquet de caporal ordinaire, mais la touffe de poils qui lui sort du pif frémit légèrement, ce qui prouve qu’il respire encore.

Je passe la main sur son Rasurel adhésif. Le cœur bat, très posément, très régulièrement.

Je palpe le Mahousse sur toutes ses coutures décousues.

Je trouve des cicatrices, mais pas de blessures.

Je lui touche le crâne : rien de ce côté non plus. On dirait qu’il est en catalepsie. Qu’est-ce à dire ? Aurait-il été empoisonné, ou serait-il victime d’une crise cardiaque ?

Ma gorge se noue. Le pauvre cher homme qui ce matin encore faisait des projets d’avenir. « San-A., me disait-il, j’ai idée de me faire construire une petite cambuse à la cambrousse : quéque chose de simplet avec des volets verts. Paraît que quand on fait bâtir, on est exorbité d’impôts pendant vingt ans ! »

Ce qu’il va avoir, en fait de cambuse simplette, c’est un petit studio d’un mètre cinquante sur deux au Père-Lachaise, avec jardinet et vue imprenable sur le néant.

Je lui secoue doucement le menton en l’appelant d’une voix humide.

— Gros ! Hé ! Béru, tu m’écoutes ?

Silence total sur la ligne. Il faut faire quelque chose et le faire fissa.

Je bombe comme un dingue hors du théâtre et, ma bonne étoile étant de service, j’aperçois un couple d’agents à quelques encablures.

Je les appelle. Ils s’annoncent, suspicieux, la paluchette farfouilleuse du côté de leur étui à revolver.

Ma carte les apaise et même les impressionne quelque peu.

— Trouvez-moi illico un toubib dans le quartier, leur enjoins-je.

— Bien, m’sieur le commissaire.

— Et amenez-le-moi à l’Alcazar par l’entrée des artistes.

« Je vous attends dans les loges.

Là-dessus je retourne auprès du Gros et, opérant une mobilisation générale de toutes mes forces, je le hisse sur le canapé.

Son pouls est toujours aussi lent, mais aussi régulier. Quelques minutes passent. Enfin mes deux gardes radinent, traînant derrière eux un être époustouflant et vitupérant.

Je ne sais pas où ils ont pêché pareil médecin, mais ce serait dans un magasin de farces et attrapes que ça ne m’étonnerait pas.

Il est minuscule, si vieux que ça a l’air d’un oubli, et affligé de tics pathétiques qui lui font simultanément : fermer un œil, tordre la bouche, secouer la tête, pousser un petit cri exclamatoire, lever une jambe, remonter une épaule, renifler et éjecter à demi son dentier. Ce tic à grand spectacle se termine chaque fois par un rajustement du dentier du bout de l’index. Il se le carre dans le clapoir un peu comme on ordonne à un chien d’aller se pieuter en lui désignant sa niche.

En découvrant ce phénomène, je me dis qu’il aurait sa place toute trouvée sur la scène de l’Alcazar. On lui mettrait des grelots aux chevilles et sur la tête et il ferait un bath numéro d’homme-orchestre.

Il a des cheveux blancs de part et d’autre d’un crâne aussi chauve qu’ivoirin et une barbiche de pédicure chinois. Il porte une chemise de nuit blanche par-dessus son pantalon et, sur la chemise, il a mis un gilet et un cache-nez.

— Qu’est-ce qui se… crrrc tuiiit… passe ? demande-t-il.

Je lui désigne mes deux cent cinquante livres de copain.

— Cet homme est sans connaissance. Il ne porte aucune blessure et je me demande ce qu’il a.

— Eh bien, nous allons… crrrc tuiiit… voir, fait le nabot médicalo-centenaire en débouclant sa trousse.

Il procède à l’examen complet du patient. Tout y va : pouls, température, tension artérielle, stéthoscope, malaxage de brioche et le reste. Il lui ouvre la bouche avec le manche d’une cuillère, lui tire la langue, lui soulève les paupières…

— C’est absolument… crrrc tuiiiit… insensé, décrète le farfadet de l’époque tertiaire. Il n’a rien. On dirait, mais j’ose à peine le croire, qu’il a été… crrrc tuiiit… hypnotisé !

Dans le fond de moi-même (à droite en regardant l’estomac), je pensais kif-kif mais n’osais le croire.

— Il est précisément dans la loge d’un hypnotiseur, fais-je. Vous y croyez, vous, docteur ?

Le docteur Crrrc-Tuiiit me dévisage et ma vue lui occasionne un hoquet supplémentaire ainsi qu’un déhanchement latéral du côté droit.

— Songeriez-vous à nier l’évidence, mon garçon ? demande-t-il d’un ton suraigu.

Son garçon n’y songe pas. Il songe seulement à réveiller le brave copain. Après cette séance, le Gros va être drôlement relaxé. Comme cure d’hibernation, c’est soi-soi.

— Comment allez-vous le réveiller, docteur ?

— Le réveiller… crrrc tuiiit…, clame l’ex-gnome des Hôpitaux de Paris et de la périphérie, en ponctuant sa phrase d’un point d’exclamation dont je manque recevoir l’antenne dans l’œil. Le réveiller ! Il n’en est pas question. Il faut laisser ce soin à celui qui l’a plongé dans cet état. Sinon vous pourriez occasionner à cet individu des… crrrc tuiiit… troubles psychiques graves. Il pourrait perdre le contrôle de son moi second, ou bien, au contraire, amorcer un dédoublement de sa personnalité…

— Il n’en a pas, fais-je, comment voulez-vous qu’elle se dédouble !

« C’est pas le tout. On ne peut pas le laisser ainsi !

— Et pourquoi pas ? C’est là un traitement des centres nerveux radical…

— Peut-être, mais si le gars qui l’a mis en catalepsie part en vacances à Tahiti, ce brave électeur ne va pas attendre son retour pour pouvoir siroter son Noilly-cass du matin !

Le farfadet déguisé en moujik réfléchit, ce qui permet deux ou trois tics à blanc.

— Écoutez, dit-il, le mieux c’est de le laisser ici car il ne faut pas les… crrrc tuiiit… bouger quand ils sont dans cet état. Vous, vous allez essayer de trouver l’hypnotiseur. Si vous n’y parvenez pas, demain matin vous appellerez le professeur Tessingler qui est un spécialiste éminent des troubles limonado-vespéraux avec afflux con-sanguins.

Il hoche la tête, ferme sa trousse, la rouvre car la pointe de sa barbe était prise dans le fermoir et demande :

— Qui va me régler mes honoraires ?

Je n’hésite pas :

— Moi, docteur, si vous le permettez.

— Je suis obligé de compter le service de nuit.

— Cela va de soi.

Je le carme. Il empoche, lance un tic percutant et retourne s’abîmer au sein de la nuit qui semble l’avoir enfanté.

— C’t’un drôle de zig, résume l’un des gardes. Comme il habitait l’immeuble d’à côté…

— Vous avez bien fait…

Je m’approche de la table à maquillage, je biche un peigne en écaille et je remets de l’ordonnance dans ma coiffure.

— Vous allez vous débrouiller pour veiller ce garçon, dis-je. Que l’un de vous prévienne son commissariat afin qu’on assure une permanence dans cette loge. Contrôlez le pouls du patient et, s’il semble s’affaiblir, faites-le transporter dans un hôpital.

— Parfaitement, m’sieur le…

— Autre chose, coupé-je. Il est possible…

Je me tais et, après un court moment de gambergeage, rectifie :

— … et même vraisemblable que quelqu’un vienne dans le courant de la nuit pour s’occuper de lui. En ce cas, arrêtez toute personne qui pénétrerait dans ce théâtre et gardez-la à ma disposition. Il serait même astucieux d’établir un tour de veille en bas, dans le noir, pour ne pas donner l’alerte à un éventuel visiteur. Vous me suivez ?

Mes gardes sont deux jeunes gars solides à l’air assez astucieux.

— Comptez sur nous.

— Et surtout, dites bien à votre commissariat que je ne veux aucune publicité là-dessus pour l’instant.

Je leur montre le Gros, toujours en vadrouille au pays du coma.

— Ce garçon est un policier très estimable…

Les gardiens de la paix ouvrent des bouches larges comme l’entrée — et la sortie — du tunnel de Saint-Cloud.

Ils matent la mise incroyable de Béru : sa barbouze pas rasée, ses fringues ulcérées, sa trogne de poivrot qualifié pour les championnats du monde de vinasse sur comptoirs toutes catégories.

— Il s’était déguisé pour une filature délicate, leur fais-je afin d’apaiser leur incrédulité douloureuse.

Là-dessus je les quitte.

Eux, mais pas le théâtre. Je fonce à la recherche du bureau directorial de M. Poulatrix, le big boss de l’Alcazar, celui que les journalistes ont baptisé « le Roi-Soleil du projecteur » parce qu’il a mis en lumière tout ce que Paris a produit de chanteurs aphones, à faune et à saxophone entre la dernière et la prochaine guerre.

Un escalier de bois y conduit. Une porte capitonnée donne accès à cet antre. Un instant, saisi d’un respect, j’hésite à en tutoyer la serrure.

Mais je me dis que le magnat du music-hall est actuellement à la recherche d’attractions nouvelles dans la Haute-Volta (j’ai lu le récit de son voyage dans la presse informée) et qu’il me faudrait du temps pour obtenir l’adresse parisienne du Petit Marcel.

Alors, en camarade, je fracture délicatement le verrou dit de sûreté.

Me voici dans une belle pièce ultra moderne : murs clairs avec un petit Utrillo de l’époque gros rouge, moquette lilas, burlingue long et verni comme un Chris-Craft, forêt de téléphones, poste de télé et classeurs supersoniques.

Chacun d’eux comporte une ou deux lettres en or entièrement chromé. Je choisis la lettre P (Petit Marcel) et j’appuie dessus. Le volet coulissant choit comme la jupe d’une dame dans un salon particulier.

Des dossiers se présentent, côté tranche. Je lis leurs titres et j’ai la joie de tomber sur Petit Marcel.

Il s’agit du contrat de l’endormeur. J’apprends qu’il touche vingt pour cent de la recette nette, qu’il s’appelle en réalité Edwin Zobedenib, qu’il habite Londres et qu’à Paris, il séjourne dans un studio meublé de la Résidence d’Auteuil.

Je note mentalement ces différents renseignements, je remets tout en place et j’emmène San-Antonio prendre l’air du côté de la porte d’Auteuil.

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