CHAPITRE VI Dans lequel il est avéré que le don du Petit Marcel est à sens unique

Il y a du remue-ménage dans l’immeuble du Mahousse. Le bistrot d’en bas a largué son rade et règne dans l’escadrin en souverain absolu, avec à la main, en guise de sceptre, un rince-bouteilles déplumé. La concierge, une importante personne dont le tour de taille n’a d’égal que l’importance qu’elle accorde au subjonctif, décrit l’arrivée de Béru sur une civière, en parlant haut because le voisin du dessous a la batterie de son Sonotone qui se décharge.

— Le pauvre homme, si pâle, se lamente la châtelaine du cap Cerbère, lui que vous le connaissez toujours conjectionné, il est cavadérique. Et personne chez lui pour l’accueillir ! Que sa grosse est allée passer la nuit chez qui que vous savez à cause que probablement l’odeur des parfums l’attire !

Je fends la populace avec mon brise-glace portable à injection d’eau chaude sur le tranchant et roues à aubes surmultipliées, et je gravis d’un pas urgent les degrés qui conduisent chez Béru. J’en compte quarante-cinq, comme dans le Ricard que le Gros boit volontiers à l’heure noble de l’apéritif.

La porte de son home est ouverte et ces messieurs de la maréchaussée vont et viennent dans l’appartement.

Ils sont trois, parmi lesquels l’un des vaillants gardes de la nuit qui se tape des heures supplémentaires avec une vaillance et une abnégation dignes de l’uniforme qu’il porte.

Il accourt.

— Nous l’avons amené ici, selon vos instructions, commissaire. Il n’y avait personne dans l’appartement. Heureusement il avait la clé dans une de ses poches.

Je gagne la chambre à coucher. Elle me rappelle une porcherie que j’ai beaucoup aimée ; en moins moderne toutefois et en beaucoup moins propre.

Mon pote Béru gît sur sa couche matrimoniale plus défoncée qu’un chemin de terre après le passage d’une division de panzers.

Il est dans la même attitude que lorsque je l’ai dégauchi. Il finit par ressembler à sa propre statue. On s’attend à trouver une plaque de marbre aussi explicative que commémorative au pied du pageot : « À Benoît Bérurier, martyr des lois sur le mariage, la patrie apitoyée ».

Je lui tâte le pouls. Ça fonctionne mollo dans sa vaillante carcasse. Si jamais il se réveille un jour, il se sentira tout neuf, le Gravos, comme un costar retourné. En attendant, je commence à me sentir inquiet pour sa grosse pomme. Il me revient des histoires de dormeur ayant pioncé plusieurs années d’affilée. Non, mais vous voyez pas que ce soit le cas de Béru ? Vous l’imaginez, ma grosse bouille de sous-verge, ronflant jusqu’à l’âge de sa retraite, et ensuite se réveillant pour aller se reposer ?

Du coup, la Berthe voudrait se régaler impunément avec le pommadin et les livreurs de passage. Elle installerait son époux sur un lit de camp dans un coin de la turne et à elle le champ de Mars des grands ébats !

Le mariage, dans ces conditions, moi je veux bien : je suis preneur de la Belle au bois dormant.

Seulement je serais moins cloche que le prince charmant et je marcherais sur la pointe des lattes pour ne pas la réveiller.

Un brouhaha me fait dresser l’oreille droite. C’est le fameux Zobedenib qui s’annonce, escorté de deux poulagas d’Orly.

Il est tout sauf content, l’Égyptien. Il entre dans la chambre en renaudant comme un camé à qui un trafiquant de neige a bradé du bicarbonate de soude pour de la coco.

— Ce sont des procédés inqualifiables, qu’il dit, le julot, en un français légèrement anglo-égyptien. Je me plaindrai à vos supérieurs.

Le téméraire San-Antonio s’avance alors.

— Je vous écoute, dit-il en soutenant le regard hypnotique du Petit Marcel. Je suis l’un des supérieurs en question.

Croyez-moi si vous voulez, et si vous ne voulez pas courez vous faire opérer de l’appendicite, mais c’est l’endormeur qui détourne les yeux. Peut-être que j’ai du fluide plein les carreaux, moi aussi ? Ce serait à essayer.

Vous voyez pas que je mette groggy mes interlocuteurs rien qu’en leur plongeant mon rayon magique dans les vasistas ?

Déjà que les poupées se sentent toutes moites quand je leur file un coup de projecteur ! Oh ! mais dites, les potes, faudra que je m’entraîne devant ma glace. Si j’arrive à m’endormir moi-même, c’est que j’ai de la haute tension dans les rayons X, non ?

Le Petit Marcel est plus petit à la ville que sur scène. S’il était moins grand, il ressemblerait à un nain.

Il porte un costar à carreaux noirs et blancs qui le fait ressembler à un jeu de dames en vadrouille. Il a une chemise verte, un nœud papillon aux ailes jaspées ; et il est coiffé d’un mignon bitos taupé, dans les tons verts, avec cordelière tressée en guise de ruban. C’est plus tyrolien que toute l’Autriche ça, madame. Il devait même y avoir une touffe de blaireau sur le côté de son bada ; mais Petit Marcel l’a enlevée, sans doute quelqu’un de ses familiers lui a-t-il fait observer qu’il avait l’air gland au-delà de toute mesure, à moins qu’il ne l’ait utilisé pour se raser ?

— C’est inimaginable, rouscaille l’Égyptien. J’allais prendre l’avion pour…

— Je sais, coupé-je. C’est moi qui vous ai fait venir ici.

— Et de quel droit, monsieur ?

— De celui-ci, pour commencer, aboyé-je, en lui filant ma carte sous le pare-brise.

Il y jette un coup d’œil.

— Je ne vois pas de quel droit la police se mêle de mes affaires. Le comble, c’est que ces gens…

Il me désigne mes escorteurs.

— … c’est que ces gens n’avaient pas le moindre papier pour agir…

— Pour ce qui est des papiers, nous nous en occuperons plus tard, assuré-je sèchement. Allons au plus pressé.

— Le plus pressé, c’est moi, fulmine M. Châsses-Magiques en faisant claquer ses doigts. On m’attend à Londres…

— Vous pourrez y aller tout à l’heure et même téléphoner dans l’intervalle afin de vous excuser.

Je le pousse en direction de la couche bérurienne.

— Vous reconnaissez cet homme ?

Il s’avance et mate le Gros affalé sur son pucier.

Du coup il cesse de regimber. Il ne pâlit pas car il a déjà le teint verdâtre, mais ses sourcils épais se joignent d’une façon significative.

— Mais, bredouille-t-il, c’est un de mes sujets d’hier soir ?

— Exact.

— Que lui est-il arrivé ?

— C’est pour que vous me l’appreniez que je vous ai convoqué, cher hypnotiseur…

Il me regarde d’un air ahuri.

— Je ne comprends pas.

— Cet homme n’est jamais ressorti du théâtre après la représentation. Et on l’a retrouvé sous le divan de votre loge.

J’attends une seconde et demie et je lui mugis en pleine poire :

— Explications ?

Le Petit Marcel a un sursaut. C’est pas un téméraire, lui.

Quand il va au zoo il ne passe pas la paluche à travers la cage du lion pour lui caresser la crinière. Et quand il y a une bagarre dans le bistrot où il va licher son crème, il cavale dans la cabine téléphonique pour demander l’heure à l’horloge parlante.

— Je ne sais rien, lamente le mage.

— Mince, rigolé-je, pour un type qui lit dans les consciences, c’est pas malin.

Il ne relève pas le sarcasme.

— Commencez par réveiller ce monsieur, conseillé-je, nous bavarderons après.

Cette patate d’endormeur m’a l’air emmouscaillé jusqu’à la garde. Il s’approche du pageot et s’incline sur Béru. Il lui fait claquer ses doigts à l’orifice des manettes comme sur scène quand il réveille ses bonshommes. Mais autant soulager sa vessie dans un violon. Le Gravos ne bronche pas d’un quart de dixième de poil.

Le Petit Marcel me file un coup d’œil éperdu.

— Il… il ne se réveille pas, bafouille-t-il.

— Charriez pas, vieux, grondé-je. Votre don n’est pas unilatéral, des fois ? Sur scène, quand vous endormez vos volontaires de la pionce, vous les réveillez d’une pichenette.

Alors il s’égosille :

— Mais comprenez-moi donc, monsieur le commissaire : ce n’est pas moi qui l’ai endormi !

Il y a une telle détresse dans son cri, un tel élan que je suis tenté de le croire.

Me sentant atteint, il poursuit :

— Si je l’avais endormi, l’aurais-je installé dans ma loge ?

L’argument est de poids, comme dit un haltérophile altéré de mes relations. Du reste, Landowski me l’a déjà fait valoir.

— Enfin, dis-je, cet homme est-il en état d’hypnose, oui ou non ?

Le Petit Marcel opine.

— Sans aucun doute…

— Et vous ne pouvez pas l’éveiller ?

— Non, puisque je ne l’ai pas endormi. Je n’éveille que les sujets que j’endors, c’est pourtant facile à comprendre !

Son accent me porte sur les glandes.

— Conclusion : vous êtes impuissant ?

— Absolument impuissant.

— En ce cas, que me conseillez-vous ?

— Voyez un neurologue.

Son raisonnement rejoint celui du vieux toubib de la nuit. Quel spécialiste m’a-t-il recommandé, le vioque à barbouzette ? Je fais appel à mes dons mnémoniques. J’y suis, le professeur Tessingler.

Je vais au bigophone et je demande le numéro de cette sommité aux renseignements. En moins de temps qu’il n’en faut à un vétérinaire pour rendre un chat célibataire à vie, j’obtiens le cabinet du prof. Son assistante me dit qu’il est présentement à sa clinique mais qu’il passera dans les débuts de l’après-midi.

Allons, le Gros a encore de la dorme sur la planche.

Je dis aux flics présents qu’ils peuvent rejoindre leurs bases respectives à l’exception d’un seul destiné à jouer les gardes-hypnotisés.

— Il n’a pas une femme ? demande l’agent de la nuit qui se sent des liens secrets avec le gars mézigue.

— Il en a une en participation, fais-je. Elle doit se trouver présentement chez l’autre actionnaire ; inutile de la prévenir, elle rentrera toujours assez tôt.

Je touche le bras de Petit Marcel.

— Venez avec moi, nous avons à bavarder en attendant votre prochain coucou.

— Où ça ? demande le fakir, effaré.

— À mon bureau, on y est tranquille.

Il louche sur sa montre.

— Mais je…

— Vous l’aurez, je vous le promets, certifié-je.

Et on se casse bras dessus, bras dessous, comme deux bons petits diables.

D’ailleurs y a de ça, hein, les gars ?

En fait de diablotins, on se pose là, Zobedenib et bibi, chacun dans notre sphère. Lui c’est le diable de l’au-delà et San-A. le diable d’ici-bas (le meilleur, l’essayer c’est l’adopter).

Nous montons dans ma charrette. Le Petit Marcel se remet à rouscailler. Il dit que cette perte de temps lui est préjudiciable et que si jamais les journaux apprennent ses démêlés avec la poule, il n’aura plus que la ressource d’aller prodiguer ses dons dans les maternités pour assister les femmes en couches.

Moi je lui rétorque que ce serait une façon beaucoup plus humaine d’utiliser son savoir.

Alors il me fait la hure. Et c’est dans une atmosphère extrêmement tendue que nous investissons la maison Poulmen.

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