Elle est morte. Adieu, Perdican !

Et là, Franck s’est tu pour faire genre taa… dada… la suite après la pub !

Et la suite, je l’attendais avec impatience.

Oui, je me demandais bien comment ils allaient s’y prendre pour sauver les meubles encore une fois, ces deux-là, vu que la mort d’un pauvre, dans ces fanfreluches à la monseigneur, ça compte pour du beurre et qu’une bonne histoire, surtout d’amour, ça se termine toujours par un mariage à la fin avec des chants, des danses, un tambourin et tout ça.

Mais non.

C’était fini.

Il était ému et moi, énervée.

Il disait que c’était fort et moi, que c’était nul.

Il soutenait que c’était une belle leçon et moi, un beau gâchis.

Il défendait Camille, son honnêteté, sa pureté, sa quête d’absolu et moi, je la trouvais coincée, influençable, peine-à-jouir et masochiste.

Il méprisait Perdican et moi… Moi, je le comprenais…

Lui était convaincu qu’elle était retournée à son couvent direct. Triste et déçue, mais réconfortée dans sa mauvaise opinion des hommes. Et moi, j’étais sûre qu’elle avait fini par se laisser choper au détour d’un buisson quelques billets doux de raccommodage plus loin.

Bref, on tenait chacun notre bout de barbaque et on n’en démordait pas.

On aurait dit du catch avec des mots.

Pardon ?

De quoi, petite étoile ?

T’es perdue ?

Tu te souviens plus de la pièce ?

Ah ben, attends. Bouge pas. Je te résume l’affaire à ma façon puis à celle de Franck et, avec un peu de chance, entre les deux t’auras plus ou moins celle de Musset…

a) (à ma façon) Camille sort du couvent après avoir entendu, pendant toute son adolescence, les jérémiades de nonnes qui, elles, fermentaient là par dépit, par aigreur ou par désespoir. Soit qu’elles étaient cocues, ou moches, ou les deux, soit que leur famille n’avait pas de quoi leur payer une dot. Bon, OK, y en avait sûrement des plus saintes et des mieux motivées dans le lot, mais celles-là, elles ne bourrent pas le mou des jeunes filles. Elles prient.

Camille est toujours folle de son cousin Perdican sur lequel elle a bien fantasmé pendant toutes ces années, enfermée qu’elle était dans son Tupperware. Oui, bien kiffé, bien moité, bien soupiré et j’en passe, mais comme elle est hyper orgueilleuse et qu’elle pressent qu’il s’est fait plein d’autres nanas quand il était à Paris, ça lui défrise grave sa petite moustache de bonne sœur et elle le harcèle de toutes les façons possibles pour qu’il lui dise, genre à genoux et en s’accrochant à son jupon de bure : Bon, oui… c’est vrai… j’en ai sauté d’autres… Mais c’était juste pour l’hygiène, tu sais… Moi, j’en ai jamais rien eu à foutre de toutes ces filles… En plus, c’était que des putes… Tu le sais bien, que je n’ai jamais aimé personne d’autre que toi, mon amour… D’ailleurs, je ne regarderai plus jamais une autre femme de toute ma life… Je te le jure sur ton crucifix… Allez, pardonne-moi, quoi… Pardonne-moi d’être tombé dans des trous fourbes et dissimulés alors qu’il faisait si sombre et que j’y voyais pas plus loin que le bout de mon zguègue…

Mais comme il ne marche pas dans la combine (eh non…) (et pourtant, il l’aime aussi…) (eh oui…) (mais sans tous ces bruits de chaînes à la clef) (eh non…) (sinon c’est plus de l’amour, c’est une police d’assurance) (eh si…) (et tout ça, c’est dans notre scène à nous), elle décide de retourner à son bunker et écrit une lettre à sa copine de dortoir où, au lieu de dire : « Hélas, on ne voit pas les choses de la même façon, lui et moi. Ressortez mon écuelle et ma paillasse en crin, je raboule », elle en fait des caisses du genre : « Oh, ma sœur… Oh, là, là… Oh, je me suis refusée… Oh, le pauvre… Oh, qu’est-ce que je lui ai mis, à celui-là… Oh, priez pour lui parce que… hin, hin, hin… je ne sais pas s’il va s’en remettre et tout ça. »

Bon, pourquoi pas ? Il faut bien qu’elle prépare les guirlandes de petits gloussements qui l’accueilleront à son retour, sauf que, pas de bol, Perdican intercepte la lettre, il la lit (là c’est nul, on est d’accord), se rend compte qu’elle mythonne à fond les ballons et décide de la punir en fricotant avec Rosette, la pauvre petite gardeuse d’oies du château qui passait par là au super mauvais moment.

Camille les voit ensemble, est de nouveau piquée au vif, se rend compte qu’elle l’aime vraiment et qu’il faut qu’elle arrête de déconner, mais déconne encore, et Perdican – qui en a plein le… le séant de tous ses va-et-vient entre Jésus C. et lui – fait mine/décide (point toujours en débat entre Franck et moi à ce jour) d’épouser Rosette pour de bon.

Du coup, Camille craque pour de bon aussi et lâche enfin son chapelet et son amour-propre avec.

Ah ! Super ! Ils vont enfin s’embrasser après s’être fait mille scènes pendant trois actes, sauf que, re pas de bol, Rosette, qui était dans les parages, a tout entendu et se suicide de désespoir. Et la suite, vous la connaissez.

Eh bé…

Clap, Clap, hein ?

Ils auraient vraiment mieux fait de badiner avec l’amour, ces cons-là…

Ils avaient tout. Le pognon, la beauté, la santé, la jeunesse, un gentil papa, des sentiments l’un pour l’autre, tout… Et ils ont tout foutu en l’air, et tué quelqu’un au passage, par… par caprice… par égoïsme… pour le plaisir d’enfiler les moucherons et de blablater autour d’une fontaine en se donnant des petits coups d’éventail sur le nez.

Écœurant.

b) (à la Franck) Camille aime Perdican. Elle l’aime d’amour pur. Elle l’aime plus qu’il ne l’a jamais aimée et qu’il ne l’aimera jamais.

Elle le sait parce qu’en amour, elle en connaît un rayon bien plus grand que lui et sa tobinette, toute bonne pointeuse qu’elle soit, réunis. Pourquoi ? Parce qu’au couvent, elle a rencontré le Vrai amour, le Grand, le Pur. Le qui ne vous déçoit jamais et qui n’a rien à voir avec toutes nos petites histoires de fesses qui font les choux gras de purepeople.com et des avocats.

Oui, elle a été touchée par la grâce et elle est prête à sacrifier son bonheur sur cette terre pour servir son Amant Infini.

Là, elle est simplement venue embrasser son oncle et récupérer je ne sais plus quoi. (Le fric qui lui vient de sa mère ? Je me souviens plus…) Hélas, elle se rend compte que son cousin Didi, même s’il est volage, bécassou et mortel, lui fait encore vachement d’effet…

Damned. La voilà toute chamboulée.

Bon, c’est vrai, elle a merdé dans sa lettre de petite sainte-nitouche qui se la joue femme fatale, mais d’un, il n’avait pas à la lire, de deux, il n’avait qu’à lui en parler en face au lieu de se servir de cette pauvre Rosette pour la faire caguer. (Rosette qui, soit dit en passant, est un être humain véritable, avec un cœur, une âme, des larmes et… euh… des oies et des dindons, donc.)

Oh, que cette vengeance est mesquine… Mais voilà, elle l’aime. Et quand elle aime, elle est cash. Que ce soit avec Dieu ou avec un lâche. Quand elle aime, elle ne calcule pas : elle donne tout. Et quand elle lui prenait la tête tout à l’heure, c’est-à-dire dans notre scène, avec ses angoisses sur l’amour, la mort, l’usure et la fidélité, ce n’était pas du tout pour le gaver, mais pour qu’il la rassure.

Raté.

Comme elle est mille fois plus mûre que lui et qu’il est quand même bien sous contrôle de sa chipo (comment disait-on à l’époque ? de sa hallebarde à pompons ?) il ne capte rien de ce qu’elle lui déverse et la prend pour une pauvre Missize Freeze exaltée et complètement déroutée par ses mères abbesses.

Bref, livré sans les pièces, le petit baronnet…

Mais comme c’est Camille la Sublime, elle est prête à bouffer des tas de couleuvres par amour.

Oui, par amour pour Perdican, elle est même prête à être aimée sans garantie et en mode random. La classe, non ? Surtout venant d’elle… Parce que Camille, c’est ça : c’est la folie dans la droiture. On croit qu’elle est frigide, mais c’est tout le contraire. C’est de la lave, cette fille… De la lave en effusion…

Elle aime l’amour à la folie et c’est ça qui fait toute sa vulnérabilité. Et toute sa beauté, aussi…

Des filles comme ça, il en passe une par siècle et en général, elles finissent mal.

Problème de voltage, on va dire…

Comme elles sont trop intenses pour les douilles qu’on trouve dans le commerce, elles ont beau essayer de s’adapter, à chaque fois qu’on les allume, pof, tout saute.

Bon, bien sûr, après le courant revient et tout le monde fait « Aaaah… » en s’en retournant à son petit train-train quotidien, mais pour elles, c’est déjà mort : elles ont cramé. On les secoue un peu et comme elles font gling gling à l’intérieur, on les fout à la poubelle.

Alors quoi, cette Camille ? Est-ce que c’était sa vraie nature ou est-ce qu’elle avait bouffé trop d’hosties ?

Est-ce qu’elle était née avec un cœur trop grand pour le bonheur en barquette ou est-ce que la lave se serait refroidie avec les chaussettes sales de son pépèredican oubliées près de la chaise percée ?

On aurait pu le savoir en observant son visage le jour de leurs vingt ans de mariage, sauf que, game over, ce crétin de fils à papa a trop joué avec les allumettes et la pauvre Rosette, écœurée d’être la patate chaude de ces deux bons à rien de petits rupins qui te gargarisent de la roucoule à longueur de journée, mais qui ne sont même pas foutus de se décrotter les bottes avant de marcher sur la tête de leurs gens, se zigouille dans les coulisses.

Ah, zut… Non seulement, ça fait mauvais genre, mais en plus, ça pourrit l’ambiance… Hé ! annulez le traiteur, y a le croque-mort qui prend les mesures !

Adieu amant, serments, mariages, fifres et tambours, la pièce est finie et tout le monde se relève, le cœur un peu barbouillé.

Résultat des courses selon, cette fois, les jumelles de Franck : soif de Camille et geste de Rosette, même combat. L’amour est total ou l’amour n’est pas.

Car on, ne, BADINE PAS avec, l’amour.

Point.

Final.

*

Là, je le raconte en >> x 64, mais nous, bien sûr, ça nous a pris des plombes et des plombes de débrouiller tout ce merdier.

En plus, Franck a fini par m’avouer que cette pièce, l’auteur l’avait écrite après un chagrin d’amour, genre pour faire voir à la meuf qui l’avait planté l’étendue des dégâts et ça, ça m’avait encore plus confirmée dans le malaise que tout ce gâchis m’inspirait.

Il y avait là-dessous un petit côté donneur de leçons et revanchard masqué qui me gênait aux entournures. C’était trop compliqué à défendre pour ma petite tête et je n’ai pas insisté, mais j’étais bien d’accord avec moi : ce Musset, il n’était pas très clair. Il se servait de Camille pour ses intérêts et ses intérêts n’avaient pas grand-chose à voir avec l’amour de Dieu…

Je n’ai pas insisté parce que je voyais bien que Franck était sur le point de me mépriser vu qu’on pouvait pas mélanger comme ça l’art et les potins de cul, mais je… Bon, comme j’avais 4 de moyenne en français, je me la suis zippée, mais en attendant, je la captais 5 sur 5, la bonne femme qui l’avait jarté.

Ouais, ouais, ouais… Pas très net, le poète…

Enfin, voilà… ça discutait sec et peut-être qu’on y serait encore à l’heure qu’il est si Franck n’avait pas regardé sa montre.

Mince, il a fait, et il s’est levé car il devait se dépêcher de rentrer pour le dîner. (Chez moi, les horaires étaient… euh… plus souples…)

(Un garçon qui disait « mince » et qui s’inquiétait de déranger l’organisation de sa maman, ça me faisait vraiment bizarre… Tout me faisait bizarre, tout… En réalité, j’apprenais beaucoup plus qu’un rôle, j’apprenais… une civilisation…) (Mais à l’envers.) (Là, c’était la barbare avec son os dans le nez et son pagne en peaux de bananes qui observait les Blancs en cachette.)

Franck venait de regarder sa montre et le moment qui compte, celui dont je t’ai parlé tout à l’heure, eh bien, il ne commence que maintenant. C’est la conversation que nous avons eue, lui et moi, sur le chemin qui allait de chez Claudine (aka Mamie) (mais moi j’avais le droit de dire Claudine) à son lotissement.

Comme c’est très important et que j’en ai marre de nous rapporter en indirect avec tous ces « que » qui nous plombent le récit, je te le fais en dialogues.

Je te le fais à la Alfred’s touch…

Toc ! Toc ! Toc ! (les coups de bâton)

Wouiiiiiiitttt (le rideau qui se lève)

Rrrrreucht… Grrouinch… Frrrrhhh (ça c’est les vieux qui toussent et qui se mouchent)

La, la, reli… drela… (la musiquette)

Un chemin

Jacassent Franck et Billie

BILLIE En fait, c’est toi qui devrais jouer Camille…

FRANCK (comme s’il venait de se faire chiquer le mollet) Pourquoi tu me dis ça ?

BILLIE (qui s’en fout total de son mollet) Ben, parce que… Parce que tu la respectes ! Tant qu’à faire, défends-la jusqu’au bout ! Moi, je veux bien m’y coller, mais je la sens pas, cette fille… Je trouve qu’elle se prend trop la tête… Hé, c’est pas le problème d’apprendre tout son blabla, hein ? C’est juste que j’aime mieux Perdican…

Silence

FRANCK (sur le ton de Mme Guillet) On ne te demande pas d’être Camille, on te demande de la jouer…

BILLIE (sur le ton de Billie) Oui, ben tant qu’à jouer, jouons ! Moi, je préfère jouer Perdican. Ça m’amuse plus de te dire que si un jour on ne s’aime plus, on prendra chacun des amants jusqu’à ce que tes cheveux soient gris et que les miens soient blancs.

Silence

FRANCK Non…

BILLIE Quoi, non ?

FRANCK Ce n’est pas une bonne idée…

BILLIE Pourquoi ?

FRANCK La prof nous a pas distribué les rôles comme ça et on fait comme elle a dit.

BILLIE Mais… Mais elle s’en fout, non ? C’est la scène qui compte, pas de savoir qui fait qui…

Silence

FRANCK Non…

BILLIE Pourquoi ?

FRANCK Parce que je suis un garçon et que je joue un rôle de garçon et que toi t’es une fille et que tu joues un rôle de fille. C’est aussi simple que ça et voilà.

BILLIE (qui est nulle à l’école mais qui se défend un peu dans la vraie vie et qui sent fissa qu’on touche là du plus sensible que l’air, alors qui prend un ton badin pour alléger l’atmosphère) On ne vous demande pas d’être Camille, mon cher monsieur, on vous demande de la jouer !

FRANCK (qui ne dit rien… qui sourit… qui s’amuse bien avec cette drôle de fille des Morilles… qui remarque qu’elle a les cheveux propres pour une fois et qu’elle ne porte pas un affreux bas de survêtement comme tous les autres jours de l’année)

Silence

BILLIE Bon… Tu veux pas ?

FRANCK Non. Je ne veux pas.

BILLIE Tu ne veux pas dire de tout ton cœur un truc du genre : « Et que sais-tu de l’amour, toi qui as les genoux tout usés d’avoir trop fait le beau sur les tapis de tes pépées ? »

FRANCK (souriant) Non…

BILLIE T’as pas envie de crier devant tout le monde « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ! Je veux aimer d’un amour éternel ! »

FRANCK (riant) Non.

BILLIE (sincèrement troublée) Mais pourtant ça fait deux heures que tu m’expliques le contraire… Ça fait deux heures que t’essayes de me convaincre que c’est elle qui a raison… Que lui, c’est qu’un pauvre minable à côté… Que l’amour, c’est vraiment super beau et qu’il faut pas badiner avec, et tout ça…

FRANCK (sincèrement troublé de voir Billie sincèrement troublée, mais pressant le pas en levant les bras au ciel) Mais… Mais ce n’est qu’une pièce ! C’est un jeu ! C’est pas comme si on était devant un juge ou chez la conseillère d’orientation ! C’est du théâtre, Billie ! C’est… c’est une distraction !

BILLIE (qui ne répond pas tout de suite, qui cherche ses mots, qui devine sans le comprendre vraiment que son rôle à elle, que son seul vrai rôle à jouer, c’est maintenant, et que tout le reste, Camille, Rosette, Perdican, Dieu, Musset, Mme Guillet, le romantisme, la vie romantique, le théâtre romantique, les corniauds de leur classe, les graffiti qui puent, les messes basses qui tuent, les groupes de filles qui s’écartent quand elle s’approche, les insultes, les rumeurs, les crachats qui s’effilochent dans le vent, les groupes de garçons qui s’approchent de lui quand il s’écarte, les histoires avec le prof d’arts plastiques de l’année dernière, les mots qui dégueulassent tout et que personne n’oublie jamais, le brevet des collèges, la fin du collège, la sortie vers l’usine, les magasins tous fermés, les maisons toutes à vendre, le futur sans avenir, l’avenir sans espoir, le formulaire du RSA déjà tout prêt, la télé déjà allumée et tout ça, eh ben, c’est de la gnognotte comparé à ce qui la trouble maintenant – qui se tait, donc, et qui rassemble tout ce que sa vie de merde lui a transmis jusqu’ici, tout ce qu’elle a vu, vécu, subi et entendu aux Morilles et alentour, tout ce que lui ont appris de l’humanité ces gens sans foi, sans loi, sans fierté, sans morale, sans rien ; ces gens violents, bêtes, alcooliques et méchants qui font des gamins à tour de bras, dont ils n’ont rien à foutre, des gamins à qui ils montrent comment pisser dans des canettes de bière à peine bues, à tirer à la carabine sur des chatons à peine nés ou à se torcher le cul avec des lettres de la mairie à peine déchiffrées, qui leur fument non-stop dans les naseaux depuis qu’ils sont tout petits, qui laissent tomber les cendres de leurs cigarettes sur leurs cahiers d’école, qui les talochent pour un oui ou pour un non et qui les font dormir seuls et dans des caravanes sans chauffage quand ils ont envie d’être peinards et de baiser tous ensemble pour refaire des gamins dont ils n’ont rien à foutre, etc., et que…)

FRANCK (inquiet) Tu ne dis plus rien… Tu es fâchée ?

BILLIE (pas encore tout à fait au point dans sa tête, mais tant pis, qui se lance quand même et qui fera comme d’hab, qui improvisera) Non, mais juste, je… Je te comprends pas… Et je parle pas pour toi, en fait… Je dis « toi » mais c’est pas toi, c’est… c’est au-delà de toi… C’est valable pour tout le monde… Y en a pas beaucoup des occasions dans la vie où tu peux dire ce que tu penses et en plus, de le dire bien… De le dire avec des mots déjà trouvés… De te servir d’un personnage inventé par quelqu’un d’autre pour passer en contrebande des trucs que toi aussi, tu trouves précieux… De dire qui tu es… Ou qui tu voudrais être… Et de le dire mieux que tu ne pourrais jamais le faire si t’avais pas déjà sous la main des phrases déjà si belles…

FRANCK (?!?!)

BILLIE Mais… euh… fais pas cette tête ! Tu vois bien que je les ai pas, moi, les mots ! Alors fais pas exprès d’être aussi con que moi ! Ce que j’essaye de te dire, c’est que quand t’as un truc en toi qui pourrait t’aider à vivre… à vivre vraiment… genre à aspirer et à inspirer jusqu’à ta mort… parce que c’était là avant toi et que ça y sera encore après… Oui, un truc qui parlera de toi quand tu seras couic et sans jamais te trahir, et qui… euh… eh ben qu’est-ce que t’en as à foutre de l’appareil génital ?

FRANCK Pardon ?

BILLIE Oui, ben t’as très bien compris… Tu veux que je dise quoi, à la place ? Bite ? Chatte ? Nichons ?

FRANCK (???) ???

BILLIE Ho… tu me cherches ou quoi ? Tu comprends pas ce que je veux dire ou c’est juste que tu veux pas ? Fille ou garçon, ça compte genre pour la couleur de la chambre du bébé, pour les habits, pour les jouets, pour le prix chez le coiffeur, pour les films que t’as envie de voir ou les sports que t’as envie de faire ou la… j’en sais rien, moi ! des trucs où être fille ou garçon, ça fait encore une différence… Mais là… les sentiments… les trucs que tu ressens et qui te sautent direct du bide avant même que tu les penses… les trucs que ta vie va forcément en dépendre après, genre comment tu conçois tes relations avec les autres, qui tu aimes, jusqu’où t’es prêt à morfler, à pardonner, à te battre, à souffrir et tout, franchement, mais qu’est-ce que ta… euh… ta forme anatomique a à voir avec ça, je me le demande… Et je te le demande aussi, d’ailleurs… Si c’est Camille, ton équipe, qu’est-ce que t’en as à foutre d’être un garçon pour la jouer ? Et même pas à l’Académie française en plus, mais dans la classe pourrie d’un collège pourri d’une ville pourrie… Hein ? Qu’est-ce que t’en as à faire ? Dire tout haut les mots de Camille, c’est le contraire de se mettre en danger. Elle est costaud, cette meuf ! Elle envoie ! Elle est même prête à foutre sa vie en l’air pour être raccord avec ses principes. T’en as déjà croisé beaucoup des comme elle ? Moi, zéro… Alors on ne badine pas avec l’amour, OK, mais en échange, rassure-moi, on a quand même le droit de badiner avec tout le reste, non ? Ou alors, on n’a qu’à tous aller au couvent direct, ça sera plus simple ! Nan mais c’est vrai, ça m’énerve tout ça ! Ça m’énerve tout ce gâchis, tout le temps ! Ça m’énerve ! Et ton excuse de fille et de garçon, là… Je te le dis tout de suite : c’est de la merde. Ça ne tient pas la route une seule seconde. Trouve autre chose.

Silence

Encore du silence

Toujours du silence

FRANCK C’est pas l’Académie française, c’est la Comédie française…

BILLIE (encore énervée d’avoir été obligée de fouillasser si loin et si bas pour dire si mal ce qu’elle avait à dire de si important) On s’en fout.

Silence

FRANCK Billie, tu sais pourquoi il faut absolument que ce soit toi qui joues Camille ?

BILLIE Non.

FRANCK (émerveillé et se tournant vers elle) Parce qu’à un moment, Perdican ne peut pas s’empêcher de se tourner vers elle pour lui dire, émerveillé : « Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent ! »

La conversation s’est arrêtée là. Primo parce qu’on était arrivés devant son portail et secundo parce que si Camille l’envoie bouler direct en lui rappelant qu’elle en a plus rien à foutre des compliments, moi, comme c’était le premier qu’on me faisait de toute ma vie, je… je ne savais pas comment le prendre. Vraiment. Je ne savais pas. Alors j’ai fait la fille genre trop trop sourde pour ne rien déranger.

Ensuite il a regardé sa maison du menton et il a dit :

– Bien sûr, je pourrais te proposer de rentrer un mo…

J’étais déjà en train de répondre oh… non, non, quand il m’a coupée :

–… mais je ne te le propose pas, parce qu’ils ne te méritent pas.

Et ça, bien sûr, c’était autre chose que tous les blablas de Perdican…

Ça, c’était le sang que les Indiens s’échangeaient entre eux en s’ouvrant les veines.

Ça, ça voulait dire : Tu sais, petite Billie illettrée et si grossière, je l’ai très bien entendue, ton explication de tout à l’heure, et mon équipe à moi, c’est toi.

Et voilà.

La, la, reli… drela…

À peine eut-il franchi le pas de sa porte qu’on se pressa autour de Franck en s’enquérant, la mine gourmande et l’œillade entendue, de cette demoiselle avec laquelle il flânait dans la rue.

Et ni la réponse évasive du fils ni son agacement manifeste n’eurent raison de la bonne humeur du père lequel, exceptionnellement ce soir-là et pendant tout le temps que dura l’édition du journal de 20 heures, éructa un peu moins qu’à l’accoutumée.

Ainsi, la frêle silhouette d’une jeune fille pouilleuse, craintive et plus ou moins nourrie par ce qui subsistait des allocations familiales et qui était, elle, en train de parcourir trois kilomètres à pied tandis que la nuit tombait et qu’il se resservait en gratin dauphinois, avait tenu tête, pour un soir du moins, au Grand Complot que fomentaient entre eux et depuis la fin de la guerre froide – Jean-Bernard Muller le savait car il tenait ses dossiers très à jour – les francs-maçons, les juifs et les homosexuels du monde entier.

Que Billie paraisse et l’Occident était sauvé. (NdA)

Загрузка...