Oui, on s’était repérés, mais on s’évitait depuis toutes ces années parce qu’on était les pestiférés du collège Jacques-Prévert.

Moi parce que j’étais des Morilles (c’est pas le nom d’un bled ou d’un coin à champignons, c’est… je ne sais pas… je n’ai jamais su en fait… une casse… un genre de zone artisanale… un genre de déchèterie où rien n’est trié… tout le monde dit « les Gitans » mais c’était pas des Gitans, c’était juste la famille de ma belle-mère… son père, ses oncles, ses demi-sœurs, mes demi-frères et tout ça… ceux des Morilles, quoi…) et que je me tapais presque deux kilomètres de marche à pied tous les matins et tous les soirs pour aller à un autre arrêt que le mien, le plus loin possible de leur bordel et de mon Home Sweet Mobile-home de peur que les autres gamins ne me laissent plus m’asseoir à côté d’eux dans le car, et lui parce qu’il était trop différent du reste du monde…

Parce qu’il n’aimait pas les filles mais qu’il n’aimait qu’elles, parce qu’il était bon en dessin et nul en sport, parce qu’il était maigrichon et allergique à tout et n’importe quoi, parce qu’il traînait toujours tout seul et complètement barré dans son caisson à rêves et parce qu’il attendait de passer en dernier à la cantine pour éviter le bruit et les bousculades devant les tourniquets.

Je sais, petite étoile, je sais… ça fait vraiment trop cliché en plastique la façon dont je le raconte… Le petit pédé souffreteux et sa Cosette des dépotoirs, j’avoue, ça manque un peu de finesse, mais bon… qu’est-ce que vous voulez que je vous ponde à la place ? Que je me loge dans du dur les mois d’hiver ou que je lui rajoute une mobylette et deux gourmettes pour qu’on ait moins l’air de sortir d’un feuilleton à la con ?

Ben, non… J’aimerais bien, mais je peux pas… Parce que tout ça, c’est nous… C’est l’histoire de notre première vie… Neverland et Dadou Ronron. Rage tendre et tête de bois. Je vais quand même pas me forcer à enjoliver des trucs pour moins faire pleurer la Margot dans sa chaumière…

So, Beat It.

Just Beat It.

En plus, hé ? Ça va, quand même, non ? Je vous ai pas refourgué des attouchements ou des trucs bien glauques dans ce goût-là…

Coup de bol, c’était pas le genre de la maison.

Chez nous, ça tapait dur, mais on ne touchait pas aux petites culottes.

Ouf, ouf, ouf, petite étoile, hein ?

Et puis, vous savez, je ne pense pas qu’on soit si clichés que ça. Je pense que dans tous les collèges de France et d’ailleurs, que ce soit à la campagne ou dans les villes, y en a plein les salles de permanence, des clandestins dans notre genre…

Des combattants de l’invisible, des délocalisés d’eux-mêmes, des qui sont en apnée du matin au soir et qui en crèvent parfois, oui, qui finissent par lâcher prise si personne les repêche un jour ou s’ils n’y arrivent pas tout seuls… En plus, je trouve que je le raconte vraiment soft pour le coup. Pas pour vous épargner de la gêne ou à moi des critiques, mais parce que le soir d’un de mes anniversaires, celui de mes vingt-deux ans je crois, j’ai fait reset.

Je me suis réinitialisée devant lui et j’ai juré à Franck Muller que c’était fini. Que je ne me laisserais plus jamais me faire du mal.

Et la petite Cosette, peut-être qu’elle manque d’imagination, mais en attendant, elle tient ses promesses.

*

On s’évitait si bien qu’on aurait pu se louper pour de bon.

On en était à la fin du deuxième trimestre, il nous restait encore quelques mois à tirer et ensuite chacun aurait fait selon son bonus/malus et ses orientations. Moi je voulais travailler le plus vite possible et lui… lui, je ne savais pas… Lui, quand je le regardais de loin, il me faisait penser au Petit Prince… Surtout qu’il avait la même écharpe jaune… Lui, personne ne pouvait savoir ce qu’il allait devenir…

Oui, il nous restait encore quelques semaines à nous ignorer et on aurait été débarrassés du fantôme de l’autre et de tout ce qu’il représentait pour toujours.

Sauf que voilà : On a eu droit à un deuxième acte…

Est-ce que c’était Dieu qui avait trop honte de ce qu’il avait laissé faire jusque-là et qui a voulu se rattraper pour soigner ses problèmes de digestion ou est-ce que c’était vous ? Ou est-ce que c’était toi ? Oui, j’en ai marre de te vouvoyer, j’ai l’impression de balancer mon cas à une aiguilleuse du Pôle Emploi. Je ne sais pas qui a fait ça ni pourquoi, mais en tout cas, c’était exactement comme Charlie et son ticket d’or dans la barre de chocolat Wonka. C’était… moins une…

Et là, merde, je rechiale et je me tourne de nouveau contre mon polochon cassé pour pas que ça se voie.

*

On a eu le bonjour d’Alfred et quand je vous disais tout à l’heure que c’était pas l’école ou les profs qui m’avaient sortie des Morilles, j’étais injuste. Parce que si… et vu comme ils m’ont mal aimée, les profs, ça me fait mal aux seins de leur dresser une statue, mais voilà, si… je leur dois bien plus que des moments de répit entre les vacances…

Sans Mme Guillet, professeur de français en classe de troisième cette année-là et sans sa fixette du théâtre et du spectacle vivant, comme elle disait, moi, je serais sûrement un genre de zombie à l’heure qu’il est.

On ne badine pas avec l’amour

On ne badine pas avec l’amour

On

ne

badine pas

avec

l’amour

Oh… Comme j’aime le redire, ce titre…

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