Je suis rentrée, j’ai encore évité le regard de Franck qui révisait dans notre chambre et je me suis changée.
J’étais en train de regarder une émission débile quand ce crétin d’Aymeric de La Porte du Garage à Saint-Pierre est rentré de son école de commerce avec sa raquette de tennis dans le dos.
Genre pour faire trop cordial, il a lancé comme ça :
– Et alors ? Qu’est-ce qu’on mange de bon, ce soir ?
– Rien, j’ai dit en continuant de me revernir les ongles avec une couleur un peu plus classe que la précédente, ce soir, j’invite mon ami Franck au restaurant.
– Aaaah ouiiii ? il a fait en continuant de galocher le calot brûlant qu’il avait toujours sous la glotte, et que lui vaut cet honneur ?
– On a un truc à fêter.
– Aaaah bon ? Et peut-on savoir quoââ si ce n’est pas trop indiscret ?
– La perspective de ne plus jamais voir ta sale gueule d’hypocrite, petit trou du cul.
– Oooh ! Mais quelle chaaance !
(Ben oui, parce que je m’étais dégonflée. J’avais dit : « C’est une surprise » à la place.)
Merde… le ciel devient de plus en plus clair… Il faut vraiment que je me dépêche au lieu de te faire ricaner bêtement avec l’autre crétin.
Allez, boucle ta ceinture, ma titine with diamonds in the sky parce que je vais mettre le turbo, là…
J’ai plus le temps de fignoler alors je te fais la fin de la saison 3 en a-ziiiiiit-vance ra-ziiiiiiit-pide.
J’ai donc invité Franck dans une pizzeria tenue par des Chinois et, tandis qu’il crevait la croûte de sa calzone, j’ai pris nos vies en main pour la deuxième fois de nos vies.
Je lui ai raconté la promesse secrète que je m’étais faite quand on était encore tout minots sur la passerelle du pont des Arts.
Comment j’avais pas osé la lui dire à voix haute, mais qu’elle existait toujours dans ma tête et que le moment était venu pour moi de la tenir…
Je lui ai dit qu’on allait se casser d’ici. Que c’était trop moche, que son cousin était trop con et qu’on n’avait pas fait tout ce chemin pour revoir de la laideur et se fader un nouveau genre d’abruti. Mieux habillé, je ne dis pas, mais aussi débile que les mecs des Prévert.
Je lui ai dit qu’il devait nous trouver un endroit où vivre, mais à l’intérieur de Paris. Même un truc tout petit. Qu’on y arriverait. Que notre chambre ici était petite aussi et qu’on s’était déjà prouvé qu’on se respectait. Que moi, j’avais toujours vécu dans des caravanes et que ça me faisait pas peur de rapprocher encore les murs. Que ça, c’était dans mes cordes. Qu’en matière de logement, j’étais à toute épreuve.
Je lui ai dit que mon moment préféré de la journée, c’était le soir, quand je le voyais de dos, qui dessinait au lieu d’apprendre des lois à la con que personne ne respectait jamais.
Oui, que c’était la seule chose belle que j’avais vue depuis qu’on était ici : ses dessins. Et surtout, son visage enfin détendu quand il était penché dessus. Son visage de Petit Prince que j’aimais tant quand j’étais gamine et que je l’apercevais au loin dans la cour. Ses cheveux en pétard et son écharpe claire qui m’avait fait tellement rêver à un moment où j’en avais eu tellement besoin…
Je lui ai dit qu’il devait me prouver qu’il avait du courage, lui aussi, et qu’il ne pouvait pas continuer à m’expliquer le sens de la lumière en me demandant de larguer les amarres avec ma famille et faire exactement le contraire.
Je lui ai dit qu’il aimait les garçons et qu’il avait raison parce que c’était bien d’aimer qui on aimait, mais que, et il fallait qu’il l’imprime une bonne fois pour toutes dans sa petite tête dure, qu’entre son père et lui, c’était mort pour la vie.
Que c’était pas la peine qu’il se fasse chier à devenir avocat pour se faire pardonner sa sexualité vu que ça ne changerait rien du tout. Que son père ne le comprendrait jamais, ne l’accepterait jamais, ne lui pardonnerait jamais et ne s’autoriserait plus jamais à l’aimer.
Et qu’il pouvait me faire confiance sur ce point parce que j’étais la preuve vivante que les parents pouvaient faire ça aussi : débrayer.
Et que j’étais aussi la preuve vivante qu’on n’en mourait pas pour autant. Qu’on se démerdait autrement. Qu’on trouvait d’autres solutions en chemin. Que lui, par exemple, il était mon père, ma mère, mon frère et ma sœur et que ça m’allait très bien. Que j’étais très contente de ma nouvelle famille d’accueil.
Là, déjà, je crois que je chialais ma larmichette et que sa calzone était presque froide, mais j’ai continué, parce que je suis comme ça, moi : ou pute ou porte-avions.
Je lui ai dit qu’il allait arrêter ses études inutiles et s’inscrire dans son stage de préparation à son école de bijoux. Que s’il ne tentait pas le truc, il le regretterait jusqu’à sa mort et qu’en plus, c’était sûr qu’il allait y arriver parce qu’il était doué.
Parce que oui, la vie était aussi injuste avec ça qu’avec le reste, que les gens qui sont nés avec plus de talents que les autres ont plus de chances que les autres. Que c’était dégueulasse, mais que c’était comme ça : qu’on ne prêtait qu’aux riches.
Oui, qu’il allait cartonner, mais à la seule condition d’être courageux et de travailler dur.
Qu’en ce moment, il était pas très courageux, mais que comme j’étais sa mère, son père, son frère et sa sœur, moi aussi, j’allais foutre tous ses bouquins de droit à la benne et le faire caguer jusqu’à ce qu’il cède.
Que pendant qu’il ferait son école, je chercherais un vrai boulot et que j’en trouverais facile. Pas parce que j’étais plus maligne que les autres, mais parce que j’étais blanche et que j’avais des papiers en règle. Que je ne me faisais pas de souci. Que le seul truc que je ne voulais plus faire, c’était calibrer des patates, mais qu’a priori, à Paris, je craignais rien de ce côté-là.
(Là, c’était la séquence Humour, mais ça n’a pas marché. Il n’a pas ri du tout et je ne lui en ai pas voulu vu que sa mâchoire du bas pataugeait dans sa pizza.)
Je lui ai dit qu’on avait rien à craindre. Que tout allait rouler pour nous. Qu’il ne fallait pas avoir peur de Paris et encore moins des Parisiens parce qu’ils étaient tous tout gris et tout maigrichons et qu’il suffisait d’une pichenette pour les faire tomber à la renverse. Que des gens capables de payer des cafés courts 3,20 € ne représenteraient jamais aucun danger pour nous. Oui, qu’il ne devait pas s’inquiéter. Que le monde rural et putréfié de merde d’où on venait avait au moins cet avantage-là : qu’on était plus solides qu’eux. Beaucoup, beaucoup plus solides. Et plus courageux. Et qu’on allait tous les niquer.
Donc voilà, je me résumais : sa mission à lui, c’était de nous loger et la mienne, c’était de tenir la boutique pendant qu’il apprenait le seul métier qu’il avait le droit d’apprendre.
Et là, genre, il y a eu un silence si long et si paranormal que le serveur est venu nous demander si y avait un problème avec la bouffe.
Et même ça, Francky l’a pas entendu.
Moi si, heureusement. Alors je lui ai demandé s’il pouvait nous remettre nos pizz’ au four deux minutes.
– Biêng Sûh’, il a fait en s’inclinant.
Pendant tout ce temps, Franck continuait de me regarder comme si je lui rappelais quelqu’un dont le nom lui échappait et que ça commençait à bien lui prendre la tête.
Au bout d’un moment, quand même, il a fait son petit kéké pathétique et trop miséricordieux :
– Tu tiens de très jolis discours, ma petite Billie… C’est toi qui devrais faire du droit, tu sais… Tu ferais sensation dans un prétoire… Veux-tu que je t’inscrive ?
Quel ton méprisant… C’était nul de me parler comme ça… À moi qui avais arrêté l’école dès qu’il était parti…
Nul de chez nul et indigne de lui.
Les pizzas sont revenues, on les a attaquées en silence et comme l’ambiance était devenue bien crade et qu’il regrettait déjà de m’avoir blessée, il m’a donné un sale coup de pied dans le tibia pour me faire sourire.
Et puis il m’a dit en souriant aussi :
– Je sais que tu as raison… Je le sais… Mais comment je fais ? J’appelle mon père et je lui dis : Allô, papounet ? Écoute, je crois que je ne te l’ai jamais dit, mais je suis de la jaquette et ton droit, tu peux te le foutre au cul, toi aussi, parce que je veux dessiner des boucles d’oreilles et des sautoirs en perles à la place. Allô ? T’es encore là ? Donc, alors… euh… aurais-tu l’obligeance de me faire un virement dès demain, s’il te plaît, pour me permettre de ne plus passer pour une brêle aux yeux de Maman Billie ?
– …
Et toc. Un bide partout.
Ben ouais. J’ai pas ri du tout, moi non plus.
À la place, j’ai fait ma blasée à la Aymeric de La Porte du Sien Derche et j’ai lâché comme ça en, pfuitt, recrachant mon noyau d’olive dans son assiette :
– Nan, mais le fric, c’est pas un problème, ça. J’en ai, moi…