Franck, il s’appelle Franck parce que sa mère et sa grand-mère adoraient Frank Alamo (Biche, oh ma biche, Da doo ron ron, Allô Maillot 38-37 et tout ça) (si, si, ça existe…) et moi, je m’appelle Billie parce que ma mère était folle de Michael Jackson (Billie Jean is not my lover / She’s just a girl etc.).

Autant dire qu’on ne partait pas avec les mêmes marraines dans la vie et qu’on n’était pas programmés pour se fréquenter un jour…

Lui, sa maman et sa mamie se sont tellement bien occupées de lui quand il était petit qu’il leur a offert le cédé du Retour des Yéyés, le concert du Grand Retour des Yéyés, le spectacle musical de Salut les Copains, le dévédé blou-ray, et même la croisière qui allait avec.

Et quand Dadou chéri a cassé sa pipe, il a posé un jour de congé, il est allé les chercher en train, il les a remontées en première et il les a accompagnées sur le parvis de je ne sais plus quelle église.

Tout ça pour les soutenir quand elles ont fredonné Sur un dernier signe de la main au moment où ils rechargeaient le cercueil dans le fourgon…

Moi, ma mère, je ne sais pas si elle a eu d’autres gamins après moi qu’elle a appelés Bad ou Thriller ni même si elle a pleuré quand Bambi a sauté dans le vide vu qu’elle s’est barrée quand j’avais même pas un an. (Y faut dire que j’étais très chiante aussi…) (C’est mon paternel qui m’a dit ça un jour : Ta mère elle s’est barrée parce que t’étais trop chiante. C’est vrai, tu faisais que de brailler tout le temps…) (Hé ! Je sais pas combien de psys y faudrait user pour éponger une explication pareille, mais un bon paquet, si vous voulez mon avis !)

Oui, un matin, elle est partie et n’a plus jamais donné signe de vie…

Ma belle-mère, elle, elle a jamais aimé mon prénom. Elle disait que ça faisait mauvais garçon et là-dessus, c’est sûr, j’ai jamais eu le cœur de la contrarier… De toute façon, faut pas compter sur moi pour lui tailler un costard. C’est vrai que c’est une crevure, mais c’est pas vraiment de sa faute non plus… Et puis ce soir, je ne suis pas là pour elle. Chacun sa merde.

Bon. Voilà, petite étoile, ce sera tout pour l’enfance.

Franck, il en parle très rarement et quand il en parle, c’est uniquement pour s’en éloigner. Et moi, j’en ai pas eu.

Déjà, que j’aime encore mon prénom, vu mes circonstances, je trouve que c’est un exploit.

Y avait que le génie de Michael pour réussir une pirouette pareille…

*

Franck et moi, on allait au même collège, mais il a fallu attendre la troisième pour qu’on s’adresse la parole. C’est-à-dire la seule année où on a été dans la même classe. On s’est avoué depuis qu’on s’était repérés dès le matin du jour de la rentrée en sixième. Oui, qu’on s’était reconnus au premier coup d’œil, mais qu’inconsciemment, on s’était évités pendant toutes ces années parce qu’on sentait que l’autre se trimbalait du lourd aussi et qu’on ne pouvait prendre le risque de souffrir un milligramme de plus.

C’est vrai que moi, je recherchais surtout la compagnie des filles du style Polly Pocket. Des toutes mignonnes avec des cheveux longs, une chambre pour elles toutes seules, des paquets de gâteaux de marque et une maman qui signait bien les carnets de correspondance. Je faisais tout ce que je pouvais pour qu’elles m’aient à la bonne et qu’elles m’invitent chez elles le plus souvent possible.

Hélas, y avait toujours un moment où j’avais moins la cote… Les mois d’hiver surtout… Je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, mais c’était surtout une question de… de ballon d’eau chaude et que de… qu’aussi que… d’odeur… de… putain… mais hé, j’en bafouille dans ma tête tellement la honte me reprend. Bon. Next.

Pendant toutes ces années, j’ai tellement menti sur mon compte que j’étais obligée de me faire des genres de récapitulatifs pour ne pas m’embrouiller d’une rentrée sur l’autre.

Chez moi, j’étais un lion qui bouffait que de la vache enragée parce qu’y avait que ça à bouffer, mais à l’école, j’ai toujours été calme. De toute façon, j’aurais pas eu l’énergie nécessaire pour être sur la défensive 24 heures sur 24. Y faut l’avoir vécu pour le comprendre, mais ceux qui l’ont vécu, ils savent exactement de quoi je parle : la défensive… Toujours, toujours… Et surtout quand c’était calme… Les moments de calme, c’était les pires, ça voul… Hof, et puis non… On s’en fout.

Un jour, en cours d’histoire-géo, le prof, M. Dumont, m’a renseignée sans le savoir sur ma vie. Le quart monde, il a dit. Il en a parlé comme ça, comme de l’exportation des richesses ou de l’ensablement du mont Saint-Michel, mais moi, je me souviens, j’avais rougi de honte. Je ne savais pas qu’il existait dans le dictionnaire un mot inventé exprès pour désigner le gourbi où je vivais… Parce que je suis bien placée pour le savoir, que ce genre de sous-monde, y se voit pas forcément à l’œil nu. La preuve, les assistantes sociales sont jamais venues… Si t’as pas de marques et si tu vas à l’école tous les jours, la protection de l’enfance, tu lui passes au travers à l’aise et ma belle-mère, je dis pas qu’elle faisait bourgeoise en apparence, mais vraiment, les gens la considéraient quand elle allait au supermarché, ils lui disaient bonjour et les enfants ça va et tout ça.

J’ai jamais su où elle achetait son mazout…

Y en a, c’est la petite souris ou les rennes du père Noël, mais moi, le grand mystère de mon enfance, ça restera ça : ces putains de bouteilles vides, mais d’ est-ce qu’elles venaient ? D’où ?

Le grand, grand mystère…

*

C’est pas l’école de la République qui m’a sortie de là. C’est pas les instits, c’est pas les profs, c’est pas la gentille mademoiselle Gisèle qui nous a préparés pour la communion ni les parents d’élèves toujours en état de choc avec le poids des cartables ou ceux, bien évolués, de mes gentilles petites copines qui écoutaient France Inter et qui lisaient des livres et tout ça, non, c’est lui… (et je le pointais du doigt dans la nuit) c’est Franck Muller.

Oui, lui, là… Cette fiotte de Franck Mumu, qui avait six mois et quinze centimètres de moins que moi, qui perdait l’équilibre à chaque fois qu’on lui donnait une tape sur l’épaule et qui se faisait tout le temps emmerder à l’arrêt des cars. C’est lui qui m’a sauvée…

Lui tout seul.

Franchement, j’en veux à personne, et même là, vous voyez, je vous raconte tout ça et ça va, j’y arrive. C’est loin. C’est tellement loin que c’est même plus vraiment moi, en fait…

Bon, j’avoue, j’ai toujours un petit flash d’angoisse avec les papiers à remplir. Nom des parents, lieu de naissance, tout ça, direct, j’ai le bide qui me lâche, mais ça va, ça passe. Ça passe vite.

Le seul truc, c’est que je ne veux jamais les revoir. Jamais, jamais, jamais… Jamais je ne retournerai là-bas, jamais. À aucun mariage, à aucun enterrement, à rien. D’ailleurs, quand je croise une plaque d’immatriculation qui porte les chiffres de ce département, hop, direct je cherche autre chose du regard pour me remettre à flot.

À une époque – et comme je ne pense pas que j’aurai le temps de vous le raconter cette nuit, je récapitule –, à une époque où je n’arrêtais pas de planter, où mon enfance revenait trop souvent me tabasser par surprise et où j’avais tendance, moi aussi, à bien lever le coude soi-disant pour m’en protéger, j’ai obéi à Franck : j’ai fait reset de force.

J’ai complètement bazardé mon disque dur pour pouvoir me redémarrer en mode sans échec.

Ça a été long et je crois que j’y suis arrivée, mais tout ce que je demande en échange, c’est de ne plus jamais les revoir.

Plus jamais.

Même morts. Même carbonisés. Même en charpie dans un fossé.

Et même là, vous voyez… je vais être honnête pour une fois… Si vous me disiez : OK, je t’envoie deux brancardiers, un jambon-beurre et un pack de San Pellegrino mais en échange, tu fais un petit coucou de la main à ta belle-mère ou à n’importe laquelle de ces raclures, eh ben, je vous dirais non.

Non.

Je vous répondrais non et je trouverais une autre solution que vous pour nous sortir d’ici.

*

Donc, voilà, on fréquentait le même collège d’une petite ville de même pas 3 000 habitants dans une région rurale comme ils disent. Mais « rurale », c’est encore trop joli comme mot. On y voit des collines et des ruisseaux. Le village d’où je viens, la région où j’ai grandi, elle n’avait pas grand-chose de rural. C’était, c’est toujours, un bout de la France qui n’est plus irrigué par rien depuis trop longtemps et qui se gangrène à force.

Oui, qui se putréfie… Qui n’en finit pas de crever… Un pays où les bonnes gens boivent trop, fument trop, croient trop en La Française des jeux et passent trop leur misère sur leur famille et leurs animaux.

Un monde où tout le monde se suicide comme ça : à feu doux et en entraînant les plus faibles derrière eux…

À les entendre, le malaise des jeunes, c’est toujours dans les banlieues que ça se passe, mais à la campagne, ma bonne dame, c’est pas facile tous les jours, vous savez !

Nous, pour brûler des voitures, y faudrait déjà qu’on en voie passer une !

La campagne, quand t’es pas comme tout le monde, c’est encore pire que l’indifférence.

Bien sûr, y aura toujours des genres de touristes, que ce soit de la politique, de trucs associatifs, du bon manger bio ou de je ne sais quoi d’autre de gentiment mytho pour vous dire que j’exagère, mais je les connais, ces gens-là… Oui, je les connais… C’est comme ceux des services sociaux : au bout du compte, y ne voient bien que ce qu’on veut bien leur montrer…

Et je les comprends.

Je les comprends parce que je suis devenue comme eux, moi aussi.

À chaque fois que je vais ou que je reviens de Rungis, c’est-à-dire au moins quatre fois par semaine, je sais exactement où je dois me concentrer sur la route. Oui, y a deux moments précis où je suis à fond sur les bandes blanches et où je fais vraiment super gaffe à mes distances de sécurité. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’à ces deux endroits-là, entre Paris et Orly disons, y a deux petits tas de détritus sur le bas-côté. Au ras du bitume.

Bon, c’est vrai, c’est moche, mais le problème, c’est que c’est pas vraiment des décharges en fait… Non, c’est des maisons. C’est des chambres à coucher de petites filles qui sont toujours sur la défensive…

Allez, accélérons. Comme je le disais plus haut : à chacun ses encombrants. Moi, j’ai tellement écopé que je suis devenue un monstre d’égoïsme et mon égoïsme, c’est ce que j’ai de mieux à offrir aux petites Billie de l’autoroute A6.

Matez, les puces, matez-moi bien dans ma vieille estafette toute bignée et remplie de fleurs, je suis la preuve qu’on arrive à ne plus en mourir un jour…

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