J’ai attendu plusieurs jours avant d’aller la voir.
Je ne sais plus ce que je m’inventais encore comme raisons, mais la seule de réglo, c’est que j’avais peur. J’avais peur de retourner chez elle toute seule, j’avais peur d’y retourner tout court et surtout, j’avais peur de ce que Franck avait à me dire. Est-ce qu’il allait me demander si c’était bien moi, la roulure qu’il avait aperçue l’autre jour devant le marchand de poulets ? Est-ce qu’il allait me demander combien de mecs il fallait que je suce pour avoir un beau blouson en cuir comme celui-là ? Est-ce qu’il allait me dire qu’il était déçu et qu’il préférait ne plus jamais me revoir tellement je lui faisais honte ?
Oui, j’avais peur et j’ai attendu au moins cinq jours avant d’oser frapper à sa porte…
J’y suis allée en mode Billie d’autrefois, c’est-à-dire à pied, en jean et sans maquillage. Bien sûr, c’était sûrement qu’un détail pour elle, mais pour moi, non. Pour moi, c’était comme un retour heureux en enfance heureuse.
Je ne me souvenais même plus de la tête qu’avait mon visage sans toutes les saloperies que j’y plâtrais pour me cacher derrière. Oui, j’avais peur d’aller chez Claudine, mais en me faisant une queue-de-cheval, ce jour-là, je me suis souri dans la glace. Pas parce que je me trouvais belle, mais parce que j’avais l’air d’une gamine et… oh… que ça m’avait fait du bien, ce petit sourire imprévu.
Que ça m’avait fait du bien…
*
C’était vraiment mon nom sur les enveloppes… Mademoiselle Billie chez madame Claudine Truc et tout ça.
Mademoiselle Billie…
Purée, ça m’a fait bizarre… C’était la première fois de ma vie que je recevais une lettre… Des lettres, même ! La première fois… Avec un vrai timbre, une vraie enveloppe et une vraie écriture d’être humain.
Bien sûr, je ne suis pas restée. Je ne voulais pas les ouvrir devant elle et même, je crois que je ne voulais pas les ouvrir du tout. Elles aussi, je voulais les ranger direct dans ma vitrine et les garder non déballées pour toujours.
Je les ai mises dans ma poche et j’ai marché.
J’ai marché sans savoir où j’allais. Enfin, ma tête ne savait pas, mais mes jambes, si. Comme elles sont plus intelligentes que moi, de détour en détour, elles ont fini par me conduire jusque dans mon caveau de Camille…
J’ai poussé la vieille porte, je m’y suis faufilée et je me suis rassise sous le petit autel comme autrefois.
L’oubli, le calme, le silence, les dessins du lichen, le chant des oiseaux, le vent qui secouait les chaînes rouillées et tout ça, ça m’a fait tellement de bien aussi… Ça me rappelait la petite Billie qui ne couchait pas encore à tour de bras et qui voulait ressembler à une fille beaucoup plus noble qu’elle… Ça me rappelait un moment de ma vie où j’apprenais par cœur et facilement des sentiments qui étaient beaux et qui me faisaient croire que j’avais du potentiel pour la suite.
Si y avait eu un psy dans les parages, il aurait sûrement fait tout un discours comme quoi j’étais recroquevillée là-dedans comme dans le ventre de ma mère ou je ne sais quelle connerie dans le genre, mais y avait pas de psy. Y avait juste les lettres de Franck Mumu et c’était quand même vachement plus efficace…
J’étais bien. Je me suis oubliée et je me suis même un peu endormie.
Au bout d’un moment, j’ai fini par les ouvrir dans l’ordre de leur arrivée. La première était écrite sur une copie simple à grands carreaux et elle disait :
Salut Billie. J’espère que tu vas bien, moi je vais bien. Tu sais, je n’ai plus trop le temps d’aller voir ma grand-mère le week-end et je pense que ça lui manque alors j’ai décidé de t’écrire chez elle toutes les semaines comme ça, toi t’iras la voir pour moi. Merci de me rendre ce service. J’espère que ça ne t’embête pas trop. Bisou, F.
La seconde, c’était une carte postale moche de sa ville, avec l’église, le château et tout ça :
Salut Billie. J’espère que tu vas bien, moi ça va. Dis à Claudine que j’ai bien reçu son paquet. Bisou, F.
Je les ai remises dans leurs enveloppes et j’ai eu envie de pleurer de gratitude. Parce que d’accord, j’étais conne, tout le monde me le faisait assez comprendre depuis que j’étais née, mais là, je voyais très bien ce qui se cachait derrière cette entourloupe. Franck m’avait aperçue en pute et ça lui avait fait pitié, du coup il avait inventé quelque chose avec sa mamie pour que je ne perde pas complètement le contact avec moi-même.
Oui, tout ça, c’était juste pour m’obliger à me démaquiller une fois par semaine et à aller boire un verre de grenadine ou d’Orangina dans une petite maison qui m’aimait bien…
Il m’est arrivé de rester plusieurs semaines sans aller à sa rencontre, mais lui, il n’a jamais failli à sa règle. Chaque mercredi, en dehors des vacances scolaires et pendant presque trois ans, j’ai eu droit à ma carte postale moche avec un « J’espère que tu vas bien, moi je vais bien » écrit derrière et à chaque fois, à l’occasion, j’ai croisé le regard d’un être humain qui ne me jugeait pas. Je ne restais jamais très longtemps parce que j’étais trop en mode warrior à cette époque-là pour prendre le risque de la douceur, mais juste de passer vite fait comme ça, avec mon vrai visage de l’époque, ça m’a permis de tenir jusqu’à la suite de ma vie.
*
Un jour, je me souviens, alors que je venais juste de sonner chez elle, je l’ai entendue dire à je ne sais qui au téléphone (la fenêtre de sa cuisine était ouverte) : « Attends, je te laisse, Billie vient d’arriver. Mais si, tu sais bien, cette pauvre gosse dont je t’ai parlé l’autre jour… », ça m’avait poignardé le cœur et j’étais repartie en courant à moitié.
Merde, pourquoi elle parlait de moi comme ça ? J’avais seize ans, je couchais déjà et je me démerdais sans jamais rien réclamer à personne. Je trouvais ça injuste. Je trouvais ça dégueulasse. Je trouvais ça humiliant. Et puis je l’ai entendue qui m’appelait au loin : « Billiiiie ! » Crève, j’ai pensé en faisant la sourde, crève. J’ai encore fait un pas ou deux et puis il y a un truc à l’intérieur de moi qui s’est déchiré et j’ai fait demi-tour.
Oui, que ça me plaise ou non, j’étais une pauvre gosse et je ne pouvais me payer le luxe de me faire croire le contraire…
Je suis revenue sur mes pas, elle m’a embrassée, j’ai bu un café au lait avec elle, j’ai pris ma lettre et je l’ai embrassée.
En repartant, j’étais toujours aussi crevarde, mais j’ai eu vraiment l’impression d’avoir grandi.
Avec tout ce que ça voulait dire d’allégeant pour moi.