Rétrospectivement, le youkaïdi youkaïda a commencé à sentir le roussi dès notre rencard à la gare de Lyon.
Eh oui, parce que tout homme de sa vie qu’il était sûrement, le Arthur de mon Francky, j’avais la nette impression que c’était plutôt moi qu’il chauffait sur le quai.
Ho, ho, ricanais-je sous mon bob, mauvaise pioche, mon petit presbyte chéri, mauvaise pioche…
Bon.
J’ai fait l’imbaisable et je n’ai rien dit.
D’abord on peut être à voile et à vapeur en plus d’être ferroviaire et puis j’étais vraiment en mode vieille fille à ce moment-là de ma vie.
J’avais trop de retard dans ma compta pour me permettre de conter fleurette au premier allumeur de réverbères venu. Alors, qu’ils se démerdent avec leurs culs, Franck et lui. Le mien était en berne.
Merde, c’était des vacances ou quoi ?
Donc, bonne copine, je te l’ai refroidi vite fait le petit Arthur en Ray-Ban Aviator et leur ai laissé les deux places ensemble dans le sens de la marche.
Et j’ai dormi pendant tout le trajet.
Sérieux, la perspective de crapahuter dans des rochers avec mes boulets aux pieds, ça m’épuisait déjà…
Ensuite, on nous a convoyés jusqu’à un super gîte super familial avec plein d’autres super bobos super excités de marcher avec des super ânes super mignons et des super quignons de pain et du super frometon et là, direct, j’ai baissé le rideau et je me suis remise en défensive.
Hé, pas comme quand j’étais petite, hein ? Non, non ! Rien à voir ! Simplement, voilà : j’accompagnais Franck et basta. Qu’on ne vienne pas me faire chier en plus avec de la convivialité.
J’étais une commerçante qui commerçait tout le reste de l’année et là, j’avais surtout besoin de décrocher des rapports humains. Et surtout des sympathiques.
Je ne faisais pas la gueule, j’étais juste en congé.
Tout ça, c’était trop familial d’un coup pour moi et je savais déjà que je n’avais pas les moyens techniques d’assurer ma part d’excitation générale.
Toi Franck, moi Billie. Moi venir avec toi, toi pas demander plus.
Comme il m’aime et me connaît bien, il m’a laissée tranquille.
Nous dormions dans la même tente et, le deuxième soir, il m’a avoué qu’il leur avait dit à tous de ne pas m’en vouloir si j’étais si taciturne… Que c’était parce que je traversais un gros chagrin d’amour…
Je lui ai répondu qu’il avait bien fait vu que je suis toujours plus ou moins en train de traverser un gros chagrin d’amour et, quelques secondes de sourires plus tard, j’ai pas pu m’empêcher d’ajouter que c’était même l’histoire de ma vie, non ? Et là, genre on a gloussé dans nos duvets pour nous faire croire que j’étais vraiment trop trop rigolote, comme fille.
J’adorais dormir dans cette petite cabane avec lui (j’avais bien réparti les tâches : moi je la lançais en l’air (2 secondes) et lui, il la repliait (2 heures)), je sortais ma flasque de gnôle et on se racontait plein de trucs. On disait du mal du groupe, on ricanait, on pouffait, on faisait du mauvais esprit, on se racontait nos vies, nos bouts de feuilletons de l’autre qu’on avait loupés, nos bouquets, nos commandes, nos histoires de boulot, de bagues, de clients et de bracelets.
Franck m’imitait aussi certains youkaïdis de la rando encore plus gratinés que les autres et je riais comme une baleine.
Je riais tellement que, parfois, notre tente était au bord de s’envoler. Les autres devaient penser que je m’en remettais bien vite de mon grand chagrin d’amour…
Bah, je m’en foutais…
Je m’en fous des autres… Je n’aime que mes vis-à-vis.
Et mon chien.
À un moment, on nous a séparés en trois groupes pour une histoire de sentiers trop fragiles et on s’est donc retrouvés avec des « nouveaux » dont une famille très propre sur elle et bien dégagée derrière les oreilles.
Bien que le garçon et les deux petites filles fussent (’tain, j’en ai placé un ! 10 points ! Ten points pour Billie qui cause si bien la France !) très sages, leurs parents avaient l’air grave au taquet avec tous leurs principes de Grands Éducateurs Infaillibles.
Ils avaient encore les autocollants de la Manif Pour Tous sur leurs sacs à dos et nous ont demandé, à Franck et à moi, si nous étions fiancés et si nous allions nous marier.
Pauvres, pauvres hères…
Franck, occupé avec les vivres, n’avait pas entendu la question, du coup je leur ai répondu qu’on était frère et sœur.
Ben, ouais… Je voulais pouvoir continuer de hurler de rire toutes les nuits dans ma petite tente avec ma petite tante sans qu’ils viennent nous balancer un seau d’eau froide sur le dos…
Nous marchions derrière eux et, du menton, j’ai indiqué le fameux autocollant à Franck pour le faire sourire, mais il était un peu choubidou et n’a pas réagi.
Son Arthur s’était barré avec un autre groupe de Minimoys où y avait une petite Sélénia de vingt ans qui était bête à pleurer mais qui se réfléchissait trop bien dans ses verres miroir et ça l’avait un petit peu déçu de la vie… Bah, je lui ai fait en lui poquant les côtes : « Tu m’as, moi… » et comme il ne se détendait pas, j’ai sorti la trousse de secours :
– Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrai que vous ne m’aimez plus ? je lui ai demandé comme ça.
– De prendre un amant, il m’a répondu du tac au tac.
– Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera plus ? j’ai insisté.
– Tu en prendras un autre.
– Combien de temps cela durera-t-il ?
– Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs, il a souri.
Et hop, c’était reparti pour un tour. Après ça, il avait de nouveau la patate. (Ah, nan ! Plus jamais, on a dit !)
Et après ça, il avait de nouveau la pêche.
Vive Alfred.
Nous on avait pas d’âne parce qu’on avait pas de gamins.
La famille Biendégagée, elle avait des gamins alors elle avait un petit âne gris trop chou qui s’appelait Bourriquet. (Super original.) J’en avais peur, mais je l’aimais bien quand même…
(Lui, Franck, avec ces gens-là, il n’était pas près d’avoir, ni de mari, ni de famille, ni de gamins, ni de dignité, ni de respect, ni de pardon, ni de paradis, alors un âne, c’était même pas la peine d’y penser.)
Bourriquet…
Je l’appelais Boubou et de temps en temps je lui donnais des trucs à bouffer en lousdé.
M. Biendégagé me regardait d’un air mauvais vu que c’était bien précisé dans le règlement qu’il ne fallait jamais nourrir les bidets pendant qu’ils convoyaient.
C’était la règle numéro un, avait bien répété le monsieur Hertz des cadichons : Tout ce que vous voulez quand ils sont débâtés, mais plus un brin d’herbe autrement. Sinon… sinon je me souvenais plus… sinon ça leur détraquait le GPS, je crois…
Bon, moi quand je finissais une pomme, j’allais pas jeter le trognon aux fourmis alors qu’il y avait ce gentil petit Bourriquet qui la reluquait depuis un quart d’heure, hein ?
C’est bon, on n’est pas des bêtes.
Entre M. Biendégagé et moi, ça commençait déjà à sentir un peu la merde.
J’aimais pas comment il parlait à sa femme (comme à une conne) et j’aimais pas comment il parlait à ses enfants (comme à des cons). (Dès que je m’énerve, je lourde les négations, vous avez remarqué ?) (Chassez le naturel et, direct, y a les Morilles qui refoulent à mon goulot.) (Direct.) (Hélas.)
Il n’arrêtait pas de flairer Franck parce qu’il commençait à se douter que c’était un homme oh, comme ils disent et ça me mettait dans un état de nerfs pas possible. Cette façon qu’il avait de lui flairer le cul comme si c’était un chien, ça me débectait.
Et puis il avait le don de gâcher tous les bons moments. Si la petite cueillait une fleur pour l’offrir à sa maman, c’était grave parce que c’était une espèce protégée. Si le gamin voulait regarder avec les jumelles, il fallait qu’il attende parce que ses mains étaient trop sales. S’il avait faim, c’était non parce que c’était pas encore l’heure du goûter. S’il voulait tenir l’âne, c’était non parce qu’il risquait de le laisser s’échapper. S’il voulait faire des ricochets, jamais il n’y arriverait parce qu’il ne se donnait pas assez de mal. (Du mal… Se donner du mal pour faire des ricochets… Non, mais quel connard…)
Si l’autre petite passait encore une fois derrière l’âne, elle allait se prendre un coup de pied qui risquait de la tuer. (Mon Boubou… N’importe quoi…) Si madame disait que la vue était belle, il répondait qu’elle serait mieux de l’autre côté de la colline, si elle prenait une photo de ses mômes, il lui prédisait qu’elle serait ratée vu qu’elle était à contre-jour et si elle finissait par accepter de porter sa petite, il levait les yeux au ciel en lui rappelant que ce n’était pas une bonne idée de céder à tous ses caprices comme ça.
Bon.
J’ai ralenti le pas et j’ai fait celle qui s’intéressait vachement à la faune et à la flore pour me refroidir.
Fais chier ton monde loin de mon âme, sale petit kapo, moi je regarde quelles graminées je mettrai dans mes bouquets…
Au moment du pique-nique, il s’est assis à côté de Franck pour faire genre franche camaraderie virile et il lui a demandé comme ça si on voulait des enfants, nous aussi.
Francky m’a jeté un coup d’œil qui voulait dire : Ne t’en mêle pas, je t’en supplie, et il lui a répondu une connerie évasive pour noyer le sujet.
Pendant que nous rabibochions nos sacs sur le dos de Boubou, il m’a glissé à l’oreille :
– Hé, Billie, tu ne me fais pas d’embrouilles avec ce type, hein ? Dans l’autre groupe, il y a une de mes collègues de travail que j’aime beaucoup et je ne veux pas de scandale, OK ? Moi aussi, je suis en vacances…
J’ai hoché la tête.
Et je me suis calmée.
Pour lui.
Le soir, au refuge, il a fabriqué des bâtons de marche pour les enfants avec son joli couteau.
Comme c’est un ciseleur hors pair, à la fin, il leur a tendu à chacun un petit bijou et leurs sourires étaient trop craquants.
Ils avaient tous eu droit à leurs initiales et à un symbole personnalisé gravé dans l’écorce. Pour le garçon, une épée et pour les filles, une étoile et un cœur.
J’ai fait un énorme caprice alors j’ai eu le mien, moi aussi. Un bâton plus long et plus gros avec un B artistique et la tête de mon chien juste en dessous. Quand il me l’a offert, j’avais exactement le même sourire que les petits, mais en beaucoup plus gamin.
Ensuite, on a dormi comme des loirs.
*
Le lendemain matin, j’étais de nouveau de bonne humeur.
Note, petite étoile, je n’avais pas tellement le choix car le paysage était vraiment très beau…
Rien ne résiste à tant de beauté… et surtout pas la connerie humaine… donc tout allait bien. Comme il me voyait détendue, Franck s’est détendu aussi et comme on n’avait pas droit à un petit âne vu qu’on vivait dans le péché, on est partis devant pour ne plus prendre le risque de nous laisser crisper par l’autre empêcheur de jouir en rond.
Après tout, chacun sa vie, hein ?
Mais oui…
Chacun sa vie…
Dieu est malin et reconnaîtra les siens…
À un moment, on a croisé un énorme troupeau de moutons. Bon, au début, ça allait, mais après j’en avais un peu marre…
Quand t’as maté un mouton, c’est un peu comme si tu les avais tous vus, ça manque de nuance. J’étais en train de tirer Franck par la manche pour qu’on regagne le GR bidule, sauf que, patatras, Jésus.
Mon Francky : foudroyé.
La Vision. L’Apparition. La Révélation. La Fulguration. Les Palpitations. Le Coup de bambou sur la chetron.
Le berger.