BAVARDAGES EN ATTENDANT LE THÉ

— Comment as-tu su que je déjeunais chez Lasserre ? s'étonne Pinaud.

— Tu n'as pas dû prendre tes granulés pour la mémoire ce matin, César c'est toi qui me l'as dit ! Ça marche avec ta petite pédicure ?

— Un charme ! Elle est tellement gentille que je vais lui acheter une voiture. Elle aimerait un cabriolet décapotable, que me conseilles-tu ?

— D'aller te faire mâcher par une vraie pute, vieux. Tu lui allongeras un bifton de cinq cents points et tu seras quitte, tandis qu'avec ta pédoche, tu t'embarques dans des liaisons vraiment dangereuses à ton âge. Alors, mon Purgon ?

— Il ne se trouvait pas dans le bus en provenance de Mantes.

— Tu es bien sûr ?

— J'ai regardé sortir les voyageurs un à un ; ils étaient au reste fort peu nombreux : pas le moindre vieillard mâle ou femelle.

— Tant pis. Tu as pris la truffe en croûte, chez Lasserre ?

— Pas moi : Mauricette.

Je le largue, maussade. Maussade et pourtant avec une confuse exaltation tout au fond de moi. Une espèce de jubilation rentrée.

Etrange, l'individu. Etre pensant perturbe la vie. C'est comme un feu volcanique qui couve, toujours prêt à éruptionner. Non seulement tu es tourmenté par des idées, mais tu l'es également par des pressentiments, des instincts, des impressions, des pulsions.

Là, je bute sur quelque chose. Mais quoi ? Qu'existe-t-il de commun entre la pharmacie et le château ? La mort ! Le meurtre ! Cette affaire a été révélée par le château. C'est Miss de Saint-Braque qui s'est pointée dans mon bureau avec l'un de ses protégés pour lui faire raconter son histoire de queues sous cellophane dans le réfrigérateur de la pharmacie. Donc, elle est hors de cause puisqu'elle a délibérément levé le lièvre !

Le cousin Gonzague qui joue le jeu et ne me quitte pas d'une semelle, observe :

— Vous paraissez très perplexe, commissaire.

On chemine par les allées mal entretenues du parc. Inconsciemment je me dirige vers le labyrinthe en friche. Les feuilles mortes crissent sous nos pas. Des oiseaux au vol lourd changent de branche en lançant un cri d'automne. Dans des massifs bouffés par la mauvaise herbe, quelques rosiers s'obstinent à donner des fleurs tardives. « Une rose d'automne est plus qu'une autre exquisse… »

La propriété est une propriété d'automne, en lente agonie. Après « Mademoiselle » qui défuntera sans laisser d'enfant, elle sera vendue. Un promoteur immobilier se jettera dessus, la rasera et bâtira sur l'emplacement un lotissement de grand standinge.

— Je ne suis pas à proprement parler « perplexe », réponds-je enfin. Méditatif serait plus juste.

Chose curieuse, il cesse lentement de m'être antipathique, de Vatefaire, et cependant, c'est un maboule, COMME TOUS LES AUTRES.

Je sursaute.

Là est la jonction. C'est une histoire de fous (au pluriel). Tout au moins une affaire concernant des gens qui font des couacs dans leur petite tête. Le docteur Purgon est fou à lier, fou à étouffer entre deux matelas, comme, au Moyen Age, les gens atteints de la rage. Sa frangine l'est aussi, qui admet ses actes de « justicier ». Francine de Saint-Braque ne donne pas non plus sa part aux chiens en se faisant sauter comme une folle par de jeunes taulards libérés ; et ses potesses sont à l'unisson. Gonzague de Vatefaire ferme le cortège en pratiquant sa religion mystérieuse et en allant jouer les druides au clair de pleine lune, dans les bois de Saint-Cucufa. En somme, y a que les voyous qui soient sains d'esprit. Eux, ils profitent de l'aubaine, ils ont la bouffe, le gîte et la surbaise assurés. La vie de château, quoi ! L'aubaine ! Ah ! les Saint-Braque ! Une belle lignée de franches salopes dans cette famille, avec la grand-mère qui branlait les blessés de 14–18, maman qui se faisait caramboler dans l'enfer indochinois, et la fifille de fin de section qui a transformé la demeure ancestrale en bordel pour prisonniers libérés. Réinsertion ! Tu parles ! Dans ses miches, oui !

Voilà que je passe familièrement mon bras sous celui de Gonzague. Tu dirais deux Italiens déambulant sur la via Veneto en fin de journée.

— Gonzague, votre « messe » noire de la pleine lune est destinée aux « requêtes », m'avez-vous dit ?

— Chacun sa foi, s'excuse le nobliau.

— Bien sûr. Je ne voudrais pas violer votre vie spirituelle, mais quel genre de chose implorez-vous du Seigneur ou du Malin ?

— Vous franchissez là, commissaire, les limites sacrées de…

— Je sais. Je vous demande pardon. Je n'agis pas par curiosité mais parce que votre réponse serait, je le subodore, un élément positif. Tenez, on fait un compromis. Dites-moi simplement, en votre âme et conscience, si vous avez été exaucé.

On continue de marcher en silence. J'ai senti se tendre ses muscles. Nous voilà à l'entrée du labyrinthe. On perçoit comme un fourmillement des mammifères (lapins, rats, mulots ?) se terrent dans l'épaisseur des buis à notre approche.

— Vous refusez de me répondre ?

Alors il s'arrête, se dégage de mon étreinte et murmure gravement :

— Dans un sens, oui.

— Merci.

On continue d'avancer, mais cette fois il reste derrière moi. Je me rends sur le lieu du crime. Plus la moindre trace. La pluie de la dernière nuit a fait se redresser l'herbe. Elle a lavé le sang qui la souillait. La nature, tu peux compter sur elle pour effacer les saloperies des hommes. Même les plus cruels champs de bataille redeviennent des terres à blé !

Je songe à ce tube de rouge à lèvres découvert ici même par Béru… il me revient à l'esprit. Je l'ai encore en poche. Je le sors pour l'examiner à l'endroit où il fut trouvé. Et un détail me saute aux yeux : il est neuf. N'a jamais servi ! L'une de ces « dames pouffiasses » possède certes le même, mais il s'agit d'une marque très courante. J'ai d'ailleurs aperçu le pareil, récemment, dans un coffret, avec du fard à joue et un petit pinceau… Sur un présentoir ou dans une vitrine. Oui, dans une vitrine ! Je remets le capuchon du tube, le glisse dans ma fouille. Je me sens tout cradingue, c'est dur de ne pas se laver après une nuit blanche. Besoin d'un bon grand bain, et aussi de changer de linge.

Un des loubars s'amène dans le parc en criant :

— Commissaire ! Téléphone !

— Rentrons ! dis-je à Gonzague.

On se fait un petit canter, côte à côte, pareils aux glandus qui secouent leurs culs dans le bois de Boulogne.

Il fait déjà frais pour la saison car notre respiration forme un léger panache de buée.

— Je sais ce que vous avez demandé à l'Esprit Saint ou Malin, l'autre nuit, Gonzague.

Il continue de trotter. On dirait un bourrin maigre qui court à son avoine.

— Ça concerne votre cousine Francine, n'est-ce pas ?

Il cavale toujours, coudes au corps, la tête droite, le regard perdu sur la ligne bleue du toit d'ardoise.

— Vous réprouvez sa vie de pétasse, dis-je. Elle vous fait horreur. Vous êtes un homme vertueux. Elle déshonore votre famille par ses frasques de cocotte en chaleur. Votre existence en est gâchée. Vous implorez un châtiment pour elle. « Salope de tueuse ! » Le joli message était de vous.

Il se laisse glisser en queue de peloton pour échapper à mon interrogatoire si bizarrement mené. J'escalade le perron.

C'est Jérémie. Il me confirme l'alibi du cousin. Il a bel et bien joué les elfes dans les bois de Saint-Cucufa.

— Tu as besoin de moi tout de suite ? s'inquiète-t-il.

— Non, tu peux rester à Paris.

— Mais ta voiture ?

Le cousin ne refusera sûrement pas de me servir de chauffeur.

Un temps. Je le sens gêné, puis il plonge :

— Agnès aussi peut s'attarder ici ?

— Prends ton temps, mais chausse ton zob d'une capote, ces gueuses sont si dévergondées que je ne voudrais pas te voir ramasser une saloperie ; les culs les plus distingués peuvent véhiculer le sida ou la vérole !

— Comme tu y vas !

— Pense à Ramadé !

— T'es chié ! C'est toi qui me prêches la vertu ! Un libertin de ton espèce !

— Justement, ma parole n'en a que plus de prix. Et puis, d'ailleurs, je ne suis pas un libertin, tête de nègre, mais un Gaulois. Un Gaulois paillard, un Gaulois baiseur, j'admets. Pourtant il n'y a rien de vicelard en moi.

Il ricane :

— C'est tes mémoires que tu prépares, grand chef ? Ton testament spirituel ?

— Elle est bien salopiote, l'Agnès ? coupé-je.

— Un don ! Ces femmes sont des surdouées de l'amour.

Le cousin est resté à distance.

— La surveillance est levée, lui dis-je : vous pouvez faire ce que bon vous semble. Dites-moi, cher Gonzague, vos fameuses requêtes de la pleine lune paraissent être entendues et exaucées. La cousine Francine vit une sale histoire qui peut fort bien infléchir sa vie dissolue.

Tout en parlant, je compulse l'annuaire pour trouver le bigophone de l'hostellerie du Coq en Plâtre de Houdan. J'obtiens le Gros. Il a la bouche pleine et son élocution donne à penser qu'il a forcé sur les boissons fermentées.

Not news of Purgon ! me déclare-t-il en un anglais irréprochable, sans doute parce que des oreilles aubergistes traînent dans son voisinage. Par contre, j'peux t'dire que l'omelette norvégienne est catégorique ! Charogne, j'm'en ai fait r'faire une deuxième. Et d'ton côté, quoi d'nouveau, Poussy Cat ?

— Ça baigne.

— Bravo ! J'attends encore longtemps ?

— Jusqu'à ce soir par acquit de conscience.

— Si j'pouvrais passer la noye ici ça m'arrang'rait. Y a un'serveuse rousse, Solange, qu'j't'en cause pas. Dodue, un cul de couturière et des nichons qui t'évitent de t'servir d'oreiller. J'en peux plus d'elle ! Elle boite, biscotte son pied bot et elle a un œil qui tourne, mais un' fois à l'horizontale, av'c ma joue cont' la sienne, j'm'en accommode.

— Reste le temps que tu voudras, soupiré-je.

Cette autorisation arrachée sans combattre l'inquiète.

— Dis-moi pas qu't'as plus b'soin de moi, Sana ! éplore l'Enflure.

— Ecoute, Gros, sentencié-je, je sais bien que tu as toujours été porté sur la fesse, mais depuis deux jours tu ne fais plus que ça. Dès qu'on s'approche d'une frangine, tu largues tout pour lui sauter dessus ! Ça tourne à l'obsession, chez toi, mec. T'as la maladie du taureau, après avoir eu celle du bœuf ! Alors lime, lime, mon Gros, et que Dieu t'emplisse les burnes !

Je raccroche.

— Cousin, cela vous contrarierait-il de me conduire jusqu'à Vilain-le-Bel : je suis sans moyen de locomotion.

— Avec plaisir.


Il me crache à la pharmacie, comme je le lui ai demandé.

— Dois-je vous attendre ? s'informe-t-il civilement.

— Inutile, Gonzague, car j'ignore le temps que je vais passer ici. Mais j'ai des bus pour me rapatrier, merci.

Il semble indécis.

— Vraiment, je peux rentrer chez moi, commissaire ?

— Tout à fait. Après tout, on n'a à vous reprocher qu'un bris de verre et une double insulte à votre parente. Ce sont là des choses vénielles.

Je lui adresse un geste bénisseur et pénètre dans le magasin. Mme Lecolombier, la femme du maire, discute avec Germaine de « l'assassinat » du docteur Pardevent. Elle est venue acheter un paquet de Tampax, bien que sa méno soit consommée depuis lurette. Mais c'est une personne coquette, qui aime faire accroire. Elle propose ensuite ses emplettes à sa bonne portugaise en prenant un léger bénéfice.

La grosse préparatrice rougit en m'apercevant. Il faut dire que je l'ai vue dans des postures qui n'ajoutaient rien à son standing, non plus qu'à celui de son époux.

— Mme Purgon n'est pas là ? lui demandé-je.

— Elle vient de remonter à l'appartement.

C'est ça, leur petite vie, en temps normal. La vieillarde descend au magasin puis remonte à l'appartement. Lent va-et-vient qui rythme leur vie à toutes deux. Lorsqu'il y a presse, Germaine Letailleur actionne un timbre pour prévenir la patronne d'arriver à la rescousse. A quatre heures, la mère Purgon doit préparer du thé, j'en mettrais ta bite à couper. Elle le descend à la pharmacie pour le prendre avec son employée. Lorsque le docteur assassin a pris la place de sa jumelle, s'est-il plié à ces petites habitudes ? Probablement que oui. Il a eu le temps de les observer lors de ses séjours à Vilain-le-Bel.

Je grimpe à l'étage. Toc, toc !

— Qui est là ? fait la grand-mère.

Que lui répondre ? Que c'est le Petit Chaperon rouge ou bien le Grand Méchant loup ? Ce sera à elle de décider.

— Le commissaire San-Antonio ! lancé-je.

Elle m'ouvre. Son regard éclaté par l'épaisseur des verres de lunettes semble avoir été peint par Picasso. Elle pue de plus en plus le rance, l'urine, l'éther, les chats.

— On peut bavarder encore un peu, madame Purgon ?

Là, elle est à la limite de la politesse. Me fait comprendre par son expression figée, hostile, que je commence à lui pomper l'air, voire à la faire chier. Les vioques, à un moment donné, elles raffolent qu'on leur foute la paix. Elles ont besoin de s'écouter vieillir dans la sérénité grisâtre de leurs pauvres habitudes.

Tout de même, en dame bien éduquée, elle me précède au salon.

Et tu sais quoi ? Non, sans charre, comme quoi il est bien branché sur le divinatoire, ton Antoine, baby ! Elle dit :

— J'étais à préparer le thé, vous en voulez une tasse ?

Manière d'entrer dans ses bonnes grâces et bien qu'abhorrant cet insipide breuvage, je réponds « qu'extrêmement volontiers, c'est très gentil à vous, merci ».

Elle s'affaire dans la cuisine, devant sa cuisinière électrique.

— Vous aviez besoin de quelque chose ? s'informe-t-elle.

— Non, de quelqu'un.

— De qui ?

— Toujours pareil de votre frère.

— Je vous ai dit qu'il était parti !

— Il n'a pas pris sa voiture, non plus que la vôtre. Il n'a pas pris le bus. II n'est pas parvenu à Houdan où il avait retenu une chambre…

Elle s'avance, aigrelette :

— Comment le savez-vous ? Mon téléphone est sur écoute ?

Au lieu de répondre, je soupire :

— Il n'a pu que faire du stop. Mais j'imagine mal un médecin militaire, portant une sacoche pleine de sexes, en train de brandir son pouce dans la rue du village. Cela dit, tout est possible. Pourtant, il m'est venu une autre idée, madame Purgon.

— Vous le prenez fort ou léger ? coupe la pharmagote.

— Comme vous ! Je vous disais que j'entrevoyais une autre hypothèse, madame Purgon.

— Lait ou citron ?

— Citron. Vous savez à quoi j'ai pensé ?

— Combien de sucre, monsieur le policier ?

Je me retiens de lui répondre « le plus possible », car cela m'aiderait à avaler son breuvage britannique. Pour moi, le thé, c'est du foin sur lequel on a pissé.

— Deux, s'il vous plaît ! Je me suis dit, madame Purgon que, si votre frère Maurice n'a pas pris sa voiture, ni la vôtre, ni le bus, c'est tout simplement parce qu'il n'est pas parti. C.Q.F.D. ! Je suis prêt à parier qu'il a pris le parti le plus sage : celui de se terrer sur place. Se sachant démasqué et bientôt traqué, il a compris qu'il n'irait pas loin. Pensant que ce téléphone était sur écoute, il a retenu une chambre dans une hostellerie et vous a priée d'y téléphoner plus tard, cela afin d'accréditer l'idée de son départ. Mais il est toujours à Vilain-le-Bel, ma chère dame. Et vous allez me dire où. Vous devez bien avoir un grenier, une cave, un quelconque entrepôt où stocker des marchandises ? Ne me dites pas le contraire j'ai eu des amis pharmaciens, je sais de quelle manière fonctionne votre commerce. II y a des caisses en réserve, des bonbonnes, que sais-je. Toutes choses plus ou moins volumineuses nécessitant une resserre. Vous voulez parier avec moi que Maurice s'y trouve ? II y attend des jours meilleurs. Il y attend l'oubli ! Ce grand allié de l'humain l'oubli ! Alors, vous savez ce que nous allons faire ? On va boire le thé gentiment. Ensuite vous me conduirez à lui et lui direz d'ouvrir la porte. A quoi bon livrer un siège ? Dites-vous bien qu'il ne risque pas grand-chose. Son avocat plaidera la démence, si tant est qu'il soit déféré devant une cour d'assises. Il terminera paisiblement sa vie dans une maison de repos où vous lui assurerez un maximum de confort.

Elle n'a pas dit un mot. M'apporte, sur un mignon plateau d'argent, ma tasse de thé, la petite cuiller et un biscuit. Ce biscuit m'émeut. Je ne sais pas, pourquoi. Un biscuit, avec tout ce qui se passe. Dérisoire ! Tu comprends ça, toi ?

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