LES ROUSTONS DE RITON

— Vous n'aimez pas mon thé ? demande l'aimable et inconsciente vieillounette.

Comment lui expliquer, tasse en main, que ce n'est pas son thé que je déteste, mais le thé tout court. Je m'abstiens à cause de la jolie petite cuiller d'argent et surtout à cause de l'émouvant biscuit.

Curieux instant. Je viens cueillir son frère meurtrier lequel — j'en suis convaincu maintenant — se terre à quelques mètres de là et, au lieu de me précipiter sur le violeuricide, je feins de déguster l'eau chaude que me propose sa sœur.

— Il est délicieux, mens-je en soufflant sur ma tasse brûlante.

— Je fais moi-même ces biscuits, dit-elle. Ce sont des sablés légèrement parfumés à l'anis, ils accompagnent très bien le thé.

J'y goûte : pas mal. Goût poupette. Et puis c'est con, un biscuit ; le parent pauvre du gâteau. Ensuite je plonge mon pif dans le breuvage. Autant s'enquiller la tisane d'un coup. Lorsque, jadis, m'man me flinguait les entrailles à l'huile de ricin, je perdais pas mon sens gustatif à jouer les tâte-vin, j'avalais l'infection d'un coup sec, après quoi je me précipitais sur le cacao onctueux dont elle la faisait suivre.

Là, je gloupe le contenu de la tasse et clape le biscuit. Ouf ! Mission remplie !

— Et maintenant, chère madame Purgon, si on causait ?

Elle est comme absente, le regard perdu dans le liquide ambré qui fume au bout de ses doigts arrondis.

— Pardon ? murmure-t-elle d'un ton lointain.

— Si nous revenions à nos préoccupations ? fis-je.

Elle me regarde. Je suis frappé par le brusque éclat de ses prunelles. Des yeux bizarres. Des yeux « de flagrant délit ». Pourquoi cette expression me vient-elle ? De flagrant délit.

— Vous savez, madame Purgon…

Je me tais. Zébré ! Fouaillé ! Court-juté ! L'étau. Impossible de respirer ! Je vois trouble. Presque double ! Un immense cri de terreur naît en moi, dans mon ventre, qui ne parvient pas à grimper jusqu'à ma bouche, ni même à mes cordes vocales.

Et le regard intense, le regard fou de Mme Purgon est pareil à l'océan. Il se précipite sur moi. Me submerge.

« Oh ! mon Dieu ! me dis-je, tu as commis la faute de ta vie, Antoine, en acceptant cette tasse de thé ! Ce n'est pas Anne-Marie Purgon qui est en face de toi, mais Maurice Purgon. C'est le fou. Le tueur ! Le découilleur ! » Et, dans mes limbes infinis, retentit un air d'accordéon fameux : Le Dénicheur. Je le chante avec d'autres paroles : « On l'appelle le découilleur »… Con de Sana ! Con de Sana ! Con de Sana…

Ad libitum.

Amen.

Je presse mes mains sur mon thorax. Elles retombent.

Tout s'écroule, s'obscurcit. Juste je distingue dans un halo pourpre la fausse Mme Purgon qui retrousse sa blouse blanche et cueille dans une poche de sa jupe un rasoir à manche de nacre avec des incrustations dorées. Elle l'ouvre. La lame en est très étroite et très affilée.

Je…

Non, rien ! Noir total.


— Respirez ! Respirez fort !

Mes poumons, je vais te dire, c'est comme un sac en papier froissé dans lequel on se met à souffler. Il se gonfle un peu, seulement il est crevé et l'air repart. Il en faut beaucoup pour compenser la fuite.

— Je vais lui faire une autre piqûre ! fait une voix féminine qu'il me semble avoir déjà entendue ; je prends le risque.

Le contact froid d'un tampon imbibe d'alcool dans la pliure de mon bras. Une aiguille rampe sur ma veine, s'y plante doucement. Je perçois l'injection du liquide. Ou bien est-ce l'effet de ma prodigieuse imagination ?

— Mettez-lui un oreiller sous la tête !

Un instant passe. Je plane dans une nuit noire, sans étoiles. Quelqu'un soulève ma tête. Un volume moelleux s'insère sous ma nuque. Le trou du sac a dû être colmaté car l'oxygène qui m'est dispensé par un masque se met à les gonfler pour de bon.

Une idée s'épanouit doucement partout dans ma tronche et mon corps, comme si je réfléchissais aussi avec ma viande usuelle.

Cette pensée, c'est « je vis ».

De bonheur, je parviens à ouvrir les yeux. Ce qui me permet de retrouver le salon tristounet de la mère Purgon. Deux personnages sont agenouillés de mon part et d'autre, tels le bœuf et l'âne du petit Jésus. Il y a là Germaine, la préparatrice, et le cousin Gonzague.

Germaine Letailleur tient encore sa seringue d'une main et, comme l'aurait écrit Ponson du Sérail, me surveille de l'autre.

— Ça va mieux ? chuchote la brave femme.

Elle visionne autre chose que mon visage. Je baisse les yeux et je m'aperçois que je suis déculotté et que ça saigne autour de mon zob. Je pige que le fou allait me saccagner Popaul. Déjà, il avait commencé de m'entailler le bas-bide.

— Nous sommes arrivés à temps ! dit Gonzague de Vatefaire. Vous avez eu une sacrée chance, commissaire. Rien de grave : une entaille.

Réalisant que je suis en état de tout comprendre il raconte :

— Figurez-vous qu'au bout de quelques kilomètres, je me suis aperçu que vous aviez oublié un petit paquet dans ma voiture. Vous l'aviez déposé à vos pieds sous le tableau de bord et il a glissé dans un virage. Vous voyez de quel paquet je parle ? Un sac de plastique dans lequel vous avez placé une chose heu… plutôt abominable trouvée chez ma cousine. Ça y est ? Bon. Vous pensez bien que, peu soucieux de conserver « ÇA » par-devers moi, je me suis empressé de rebrousser chemin. Je suis donc revenu à la pharmacie et j'ai demandé après vous. Madame (il me désigne Germaine) m'a dit de monter à l'appartement. J'ai frappé, mais ça n'a pas répondu. Je suis redescendu et madame (re-Germaine) est alors montée avec moi, elle a appelé. La vieille est venue ouvrir. Une vision de cauchemar. Des yeux de folle. Les mains sanglantes ! Je ne suis précipité dans son logement et je vous ai trouvé là où vous êtes : inanimé, le pantalon baissé avec une entaille au pubis… C'est alors que la vieille femme a poussé un cri sauvage et s'est ruée sur nous en brandissant un rasoir. Dieu merci, j'ai beaucoup pratiqué le karaté pour vaincre ma timidité. En deux solides manchettes je l'ai neutralisée.

— Où est-elle ? exhalé-je.

— Dans la chambre, avec sa sœur jumelle qu'elle a chloroformée et ligotée, puis poussée sous le lit. Rassurez-vous, j'ai également attaché cette vieille folle.

— Merci…, cousin, balbutié-je.

Dire que je pouvais pas le souder, ce gus ! Et voilà qu'il me sauve la vie. Grâce à Riton, si tu réfléchis bien. La somme de hasards qu'il aura fallu pour que se produise le retour de Vatefaire !

Si je n'étais pas retourné au château la veille. Si Francine ne m'avait pas aguiché et entraîné dans sa chambre ! Si elle n'avait pas glissé la main sous son traversin ! Si je m'étais débarrassé plus tôt du relief humain ! Si je n'avais pas prêté ma Maserati à M. Blanc ! Si j'avais commandé un taxi au lieu de me faire piloter par le cousin ! Si je n'avais pas oublié le sac dans sa tire ! S'il ne l'avait retrouvé que plus tard. Tout ça… Un enchevêtrement d'instants, de faits, de hasards, de gens.

— On va appeler une ambulance pour vous faire conduire à l'hôpital, déclara Germaine. Heureusement qu'il a laissé le flacon du produit que vous avez absorbé à la cuisine et que nous l'avons repéré. Du gardéno-pantéola-fissuré ! Vous pensez ! A base de curare ! Si l'on n'administre pas son antidote dans le quart d'heure qui suit, il n'y a plus rien à faire. Votre salut s'est joué sur une poignée de minutes ! Heureusement que j'avais du privaton-filoché 18 à la pharmacie.

— Merci, ma bonne Germaine. Pas d'ambulance ni d'hosto, je vais remonter le coup tout seul.

— Pas question ! tonitrue la gaillarde. Mon devoir…

— Ton devoir est de ne pas te faire enfiler comme une vache par un flic surmembré, la Grosse ! Qu'est-ce qu'il dirait, ton taximan s'il apprenait la chose ?

Là, je suis carrément dégeu, je le sais. Paraît que ce sont les effets secondaires du gardéno-pantéola-fissuré. C'est un produit qui rend irascible. Elle explique ça au cousin. En tout cas, elle s'abstient d'alerter les ambulanciers et c'est tout ce que je demande. Je pense à Félicie, comme toujours après une rude alerte.


— Tiens ! tu es encore dans nos murs ! ricane le commissaire Mazurier en me voyant sortir de l'immeuble au côté de Maurice Purgon, menottes aux poignets.

— Plus pour longtemps, promets-je.

— Qui est cette vieille dame que tu emballes ?

— Un vieux monsieur.

— Travelo ?

— Pas par vocation. II a pris l'identité de sa sœur jumelle pour essayer de se planquer, allant même jusqu'à molester cette dernière qui commençait à renâcler.

— Qu'est-ce que tu lui reproches ?

— Une douzaine de meurtres suivis de mutilations. Regarde !

Je dépose sur le trottoir un caisson frigorifique découvert dans la cave de dame Purgon où le dingue conservait sa collection de pafs.

— Ouvre !

Il.

— Nom de Dieu ! balbutie mon (extrêmement) confrère.

— Si tu veux aller à la pêche aux écrevisses, pioche dedans, invité-je avec ce cynisme outrancier qui tant fait glapir les cons. T'attaches ça dans les balances et c'est la ruée à reculons des décapodes !

Je referme le caisson.

— Ah ! que je te dise encore, grand : tu peux stopper ton enquête sur le meurtre du docteur Pardevent ; c'est également monsieur qui en est l'auteur !

— Co… comment ?

— Tu liras tout ça dans les journaux ; Mazuroche. II a avoué sans difficulté. Au début, cet homme agissait dans un esprit de justice pour venger les mémoires de sa mère et de sa jeune sœur qui furent violées et massacrées en Afrique, autrefois. Mais le danger l'a incité à une extension de son « œuvre ». Maintenant, il tue tout ce qui constitue une menace pour sa sécurité. Chose impensable, il serait arrivé à tuer même sa jumelle s'il avait eu du temps devant lui.

Il hébète, Mazurier. La jalousie est une mère constituée par une accumulation d'acétobacters, et qui change le vin en vinaigre. Ma réussite transforme le tempérament de Mazurier en vinaigre. Il me hait d'urgence, fiévreusement. Aimerait pouvoir m'arracher les yeux et enfoncer chacun de mes testicules dans les cavités après avoir préalablement craché dedans. Ensuite, me pisser contre. Et sans doute des tas d'autres trucs moins recommandables.

Il risque :

— C'est bien sûr qu'il a buté la doctoresse ?

— Demande-lui.

Il se tourne vers Maurice Purgon. Ce dernier ressemble à un pigeon malade, engoncé dans son jabot.

— Avec quoi l'avez-vous tuée ? aboie-t-il.

Et l'autre :

— Mon vieux revolver de l'armée.

Touché ! L'apôtre rembrunit monstrement. Il soupire à fendre une paire de fesses, vaincu.

— Je t'avais prévenu, fais-je sans pitié ! Allez, tchao, Sherlock !

Je pousse Maurice à l'arrière de la voiture du cousin, lequel continue de me taxifier à l'œil.


Il fait noye lorsque je me pointe au château. J'ai récupéré ma Maserati et je ramène dame Agnès après que M. Blanc en ait usé et abusé. II a dû la régaler foutralement, Bamboula Ier, car elle paraît épuisée. Ne s'est même pas refardée. Elle a tellement de cernes sous les châsses que ça fait comme une pierre jetée dans l'eau calme d'un étang. Des cercles, et puis d'autres et d'autres encore, à l'infini.

Assise à mon côté, elle ne risque même pas une main tombée sur ma braguette, laquelle constitue un important centre d'hébergement. Comment qu'il l'a essorée, mon pote ! Déclavetée complet ! Mise sur cales ! Les bougies huilées, le coupe-batterie en position « out ».

— C'est beau, l'Afrique, hein ? je ricane.

Elle soupire :

— Inoubliable. « Il » n'a pas voulu me laisser son numéro de téléphone, le salaud !

— Avec lui, on ne communique que par tamtam !

— Mais il a promis de m'appeler.

— Alors, il le fera ; c'est un garçon de parole.

— Je vais devoir attendre sa fantaisie ?

— Vous n'êtes pas obligée.

— Si, dit-elle. En quelques heures, il a relégué aux oubliettes tout ce que je savais de l'amour. Avant lui, commissaire, je n'avais jamais joui. Des illusions ! Je courais après le plaisir. De la fumée sans feu ! Mais lui, quel brasier !

Chapeau, Jérémie ! Ça, c'est du paf !

Nous arrivons.

Ces messieurs-dames viennent de quitter la table. Une ambiance ternasse flotte sur le groupe de désœuvrés. La télé est certes branchée, mais personne ne la suit vraiment. Ils se parlent à l'éconocroque, tous, sans croire à ce qu'ils profèrent et sans s'écouter. Ma venue (inquiétante puisque j'arrive, moi, flic, dans la maison du crime), paraît au contraire soulager l'assistance.

— J'apporte une bonne nouvelle, lancé-je ; j'ai arrêté le meurtrier de Riton.

Exclamations diverses, cris et suçottements dans le public. Des questions s'entrecroisent : « Qui est-ce », « Comment », « nani-nana », « nana-nanère »…

— Un fou sadique, révélé-je. Vieux mec traumatisé dans sa jeunesse par un massacre familial et qui a entrepris une croisade pour venger les siens.

Voilà, ça suffit. Ils en sauront plus au dernier journal.

Je coule mes pattounes dans mes vagues et me mets à centpasser[8]. Je me sens devenir Bourdaloue sur les bords. Voire Bossuet. Qu'à la fin, ayant pris du recul et m'étant plante devant la cheminée où crépitent des embûches de Noël, je déclare :

— Ecoutez, vous autres. L'obus est passé très près de cette demeure ; il eût été dommage qu'il tombât dessus. Je la trouve belle. Il conviendrait de lui rendre un peu de sa noblesse passée avant qu'un jour les promoteurs la rasent pour y bâtir des clapiers. Alors je vous conseille, aux unes et aux autres, de stopper vos turpitudes qui indignent vos proches et les gens de la région. Vous, les ci-devant taulards, vous allez décarrer d'ici aux aurores. Vous avez la nuit pour préparer vos baluchons. Le moment est venu pour vous d'opérer votre véritable réintégration. Essayez de ne pas retomber car, au gnouf, c'est vous qui devenez les caves. Cela dit, si vous avez la mentalité truandière, ça vous regarde. Sachez seulement que vous serez tenus à l'œil. Quant à vous, mes belles dames, je crois que vous seriez bien avisées en disloquant votre groupe de pétroleuses du réchaud. Il y a des moyens plus sympas pour se faire reluire dans la vie que de jouer les putes à marlous.

Une furie se détache du lot : la Francine de Saint-Braque. Elle est hors d'elle.

— Dites donc, monsieur le commissaire, vos fonctions de flic ne vous autorisent pas à venir faire la morale chez moi, moins encore à décider du comportement de mes invités. Si vous n'avez plus rien à faire ici, disparaissez !

Je la considère avec calme. Kif s'il s'agissait d'une actrice répétant une scène de véhémence.

— Si, fais-je, oh ! si, Miss de Saint-Braque, j'ai encore à faire !

Et je te lui mets un double soufflet (de forge) qui la fait trembler sur ses fondations, son fondement et tout le cheese.

Un « oh ! » horrifié dans l'assistance.

Je n'en ai cure, comme disait un prêtre défroqué. J'empoigne cette pécore par un bras.

— Viens par ici, connasse, que je te dise deux mots, et ne ramène pas ton claque-merde, sinon je te dérouille à mort, comme tu aimes !

A grandes enjambées, nous quittons le salon (elle, elle fait des petits pas, mais elle en fait beaucoup et rapidement). Je la drive jusqu'à la bibliothèque dont je referme la lourde d'un coup de cul. Vlan ! Je la propulse sur la bergère. Mes deux tartes lui ont empli les yeux de larmes. En tout cas, elles l'ont calmée. La châtelaine dépravée ne songe plus à m'apostropher. Elle est devenue infiniment soumise, comme la fille de joie dérouillée par son mac.

— Bon, fais-je, te voilà toute douce. Je vais te raconter la triste histoire de Riton, ma poule. La version réelle, non expurgée. Ce petit gars, vois-tu, était absolument certain d'avoir vu des zobs coupés à la pharmacie. Comme notre expédition s'était avérée négative et que personne ne le croyait, il a joué la partie tout seul. Dans le fond, c'était un vaillant petit casseur. Il a contacté la pharmacienne et l'a fait chanter. En somme il l'a menacée de faire ce qu'il avait déjà fait : tout dire à la police. Mais la pharmacienne était en réalité son frère jumeau, trop chiant à t'expliquer, cette histoire me pompe l'air, tu auras des détails ultérieurement, mes éminents lecteurs détestent la rabâche.

« Toujours est-il que ce type est un dangereux sadique. Se sentant démasqué, il a fait semblant de céder aux exigences de Riton et lui a promis un paquet d'osier. Il lui a proposé le fond du parc comme lieu de rendez-vous. Riton qui pensait avoir comme interlocuteur une chétive vieillarde a accepté sans méfiance. Seulement il est tombé sur un sacré os. Purgon frère l'a anesthésié proprement, par surprise, d'un coup de marteau, puis l'a traîné dans le labyrinthe et lui a sectionné la veine jugulaire. Propre en ordre ! Exit le maître chanteur. Le meurtrier est tellement rusé qu'il a apporté un tube de rouge à lèvres en vente dans la pharmacie de sa frangine et l'a laissé sur les lieux, histoire d'orienter la police sur une fausse piste. Il était au courant, comme tout le monde dans la région, des bacchanales qui ont lieu ici, et plaçait cet indice à bon escient auprès du corps.

« Cela a failli marcher, du reste. Quelque chose me dit que Riton t'avait plus ou moins parlé de sa manœuvre pour piéger la pharmacienne. Toujours est-il que, le soir de sa mort, tu l'as vu sortir. Au bout d'un moment, tu es partie à sa recherche. Il t'appartient de me fournir les précisions souhaitées pour que l'affaire s'emboîte, mais cela reste marginal. Seuls importent les faits. Tu es donc partie à la recherche de Riton et tu l'as trouvé, gisant dans les fougères, avec sa gorge béante. Et alors, la chienne que tu es, Francine, la désaxée sexuelle a perdu la tête. La prudence te poussant aussi, il faut bien le dire, tu as sectionné la bite du pauvre petit bonhomme. Pourquoi ? Pour prouver qu'il avait été assassiné par quelqu'un de la pharmacie. Un seul homme pouvait comprendre la chose et en porter témoignage : moi. Moi que vous étiez venus trouver, le môme et toi, pour m'exposer l'affaire ; moi qui ai risqué une expédition illicite à la pharmacie.

« C'est pour cela que, le lendemain, au lieu de prévenir la gendarmerie du coin, tu as absolument tenu à t'adresser à moi. Tu as passé la journée à me chercher, ma belle. J'étais ton ange gardien, en l'occurrence ; ton service de blanchiment. Sais-tu que j'ai eu un doute après avoir examiné le corps ? Si la gorge était proprement tranchée, les génitoires, par contre, avaient été sectionnés en dépit du bon sens, bassement, mochement. Dans l'hémisphère nord, travail de pro, dans l'hémisphère sud, boulot d'amateur. Donc, possibilité de deux interventions différentes.

« Une fois de retour dans ta chambre, tu as compris combien ces bas morceaux étaient compromettants. Alors, tu as eu une idée géniale (et qui, je le crains, t'excitait) : tu as placé les roustons de Riton sous ton traversin. Et tu as eu la trouvaille sublime de les y découvrir en ma présence, comme si tu étais victime d'une mise en scène ; comme si quelqu'un voulait te perdre. C'est pour cela que tu devais coûte que coûte me « séduire », la nuit, dans ta cuisine. Il fallait que je te suive dans ta chambre ! Le message balancé dans la fenêtre par un esprit vertueux servait admirablement ton dessein en démontrant qu'on te voulait du mal.

« Alors maintenant, je reste dans l'expectative, Francine. Mutilation de cadavre, c'est un grave délit. Si grave que j'ose à peine saccager ton existence en l'utilisant contre toi, salope indigne ! Toujours cette vieille mansuétude du mâle à femelles ! Mon côté pigeon enclin aux indulgences plénières. Allez et ne péchez plus ! Morue tu es, morue tu resteras. Le besoin de te faire fourrer ! Cette malédiction bienheureuse dans ta famille de cuisses ouvertes ! »

J'enrogne d'être si faible. Manquement grave à mon devoir ! Elle devrait passer aux assiettes pour son acte charcutier, la gueusarde. Pourtant, en comparaison du palmarès de Maurice Purgon, il semble peu de chose.

Elle se jette à mes genoux, les enserre de ses deux bras, frotte sa chevelure de garçonne contre mon entre-jambe aussitôt dilaté.

Elle pleure.

Elle gémit.

Elle dit :

— Tu es noble, tu es grand, tu es beau, je t'aime ! Je te vénérerai toute ma vie. Je voudrais bouffer tes couilles, lécher ton ventre, me nourrir de ta semence, enfoncer ton sexe sublime jusqu'en mes tréfonds.

Et ce programme, tu vois, ce n'est que les amuse-gueules. Elle poursuit en grand, longuement. Invente des trucs auxquels je n'avais jamais songé, même dans mes rêves les plus lubriques, et Dieu sait que j'en ai fait ! Elle fornique du verbe, ponctue de la main, frénétise de partout.

Écœuré et las, je me dégage et m'en vais.

Dans les grands arbres du parc, près du labyrinthe tragique (les journaux !), des chouettes racontent à des hiboux de sinistres histoires, à moins — qui sait ? — qu'elles ne leur fassent du rentre-dedans !

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