LA MOISSON DES TÊTES DE NŒUDS

Les hommes changent par paliers. On reste sans les voir un certain temps, et on les retrouve modifiés. Tantôt en bien, souvent en mal. Oui, surtout en mal.

Le Gros, ça fait deux mois que je ne l'ai pas rencontré et j'ai l'heureuse surprise de le retrouver rajeuni. Il ne correspond absolument pas au portrait excessif que vient d'en brosser l'irascible Berthe. Quelque chose de primesautier donne du pep à son personnage. Que peut-il bien avoir de différent ?

Je dresse une rapide check-list. Son poids ? Inchangé (il est à fond de plancher). Sa vêture ? Peut-être comporte-t-elle une certaine recherche… La veste de cachemire bleu marin en jette, malgré la poche droite déchirée, l'absence des boutons et la longue traînée de mayonnaise ornant le revers gauche ; le pantalon marron qui l'escorte décrit des poches aux genoux et se trouve élimé du bas, la tirette de sa fermeture Eclair s'arrêtant à mi-course. Il porte un T-shirt blanc au centre duquel s'étale une pomme rouge soulignée de cette profession de foi (pour Béru : de foie) : « I love New York ». Non, rien le fondamental dans l'accoutrement. Alors ?

C'est Toinet qui éclaire ma lanterne sourde :

— Tiens, tu as fait pousser tes cheveux, oncle Béru ?

Je hisse mon regard. Mais bon Dieu, c'est bien sûr ! Voilà qu'il porte une moumoute, le Gravos ! Oh ! pas la chevelure de Jean-Michel Jarre, mais une sorte de calotte juive en poils, destinée à masquer sa calvitie. Il n'en reste pas foins que le ridicule élément change quelque peu l'aspect de sa physionomie. Il le rend encore plus grotesque, certes, mais aussi plus jeune.

— Parlez-moi z'en pas ! s'exclame Berthe. Môssieur Ducon joue les minets d'puis qu'il a têté avec sa salope d'Canadienne ! Y s'croive Julot Iglésias ! Ou bien le beau mec qui joue dans Santa Barbara, j'me rappelle plus son nom.

Bérurier s'explique :

— J'ai dû m'arrangeger un peu pour donner mes cours d'éducation sensuelle ; comme tout le monde trouve que ça me va bien, je garde ma moumoute et j'emmerde ceux que ça déplaît, au b'soin j'les encule, même s'ils ont l'fion pas assez large !

— C'est pour moi qu'tu dis ça ? glapi baleine parlante.

— Non, répond le Gros. Toi, tu l'as assez large, j'sais. C'est entrée lib' dans ton prose, la mère ! Tu peux t'lancer dans l'self-service. L'dernier tube d'vas'iine que t'as eu d'besoin, ça remonte d'avant ta première communion.

J'ai l'impression que la reprise de leur vie commune est difficile, aux Bérurier. Cahotique ! ils vont avoir du mal à mettre sur ses rails le train-train du foyer !

Berthy m'atémoigne :

— J'peux vous faire remarquer la goujaterie du bonhomme, commissaire ? Vous trouvez qu'c'est aimab' un gros con qui rentre à la tome après vous avoir salement abandonnée pour une pute et qui, au lieu d'un bouquet de fleurs, vous offre des sargasses à n'en plus finir et casse tout dans la maison ?

Elle désigne un monçal (des monceaux) de verres et de porcelaines brisés, dont un délicat petit chat noir aux yeux verts.

— Allons, allons, mes amis ! sermonné-je, vous êtes des gens intelligents et pleins de cœur. Cessez de vous harceler et retrouvez cette harmonie dans vos rapports qui était un exemple pour tous. On citait votre couple aux adolescents. Tout le monde vous enviait ! Vous étiez l'une des clés de voûte de la société actuelle. Quand vous déambuliez dans les rues, bras dessus, bras dessous, les gens se retournaient pour vous suivre d'un regard envieux, et certains pleuraient d'émotion devant la beauté de Cette union. Ne dépensez pas en vaines rancœurs et en ironies faciles un amour indélébile, en comparaison duquel celui de Roméo et Juliette n'est qu'un flirt de boîte de nuit ! Poursuivez hardiment cette idylle édifiante que consacra votre mariage. Aimez-vous et soyez heureux !

Bourdaloue !

Bossuet !

Frédéric Mitterrand !

Ils m'écoutent, la bouche béante. Lorsque je me tais, ils éclatent en sanglots et tombent dans les bras l'un de l'autre.

Toinet, que cette scène trémolante agace, me demande tout à trac et à foutrac :

— Tu sais ce que c'est qu'un chaenichthys ?

— Un quoi ?

— Un chaenichthys ?

— Non, de quoi s'agit-il ?

Bérurier déclare, à travers son émotion :

— C'est un poisson des mers froides qui n'a pas de globules rouges !

Et puis il roule une galoche princière à sa rombière.

— Gagné ! admet Toinet, dépité.

— Comment sais-tu cela ? demandé-je au garnement.

— Hier soir, je vérifiais si le mot « chibre » figure dans le dico et j'sus tombé sur chaenichthys ; je l'ai trouvé intéressant. Du coup, j'sais pas si chibre s'y trouve.

Le couple se désunit enfin. C'est beau, des mammifères. Ça m'aurait fait chier d'être un poisson ou un reptile.

Le Gros et la Grosse sont haletants de leur farouche baiser. Ils ont le sensoriel en émoi. Dès que nous aurons vidé les lieux, le mouflet et moi, ce sera fête dans les calbutes.

— Tu voulais absolument me voir, Alexandre-Benoît ?

— Moi ?

Il est encore chaviré, le tendre amant Et puis, ça lui revient.

— Oh ! oui. M'agine-toi que pendant que je me trouvais à la Grande Taule, une gonzesse est venue te demander avec insistance. Genre chochotte guindée, crâneuse un brin, le côté « baron, vot' bite a un goût ».

Pourquoi la description évoque-t-elle aussitôt dans mon esprit Francine de Saint-Braque, celle qui s'occupe de la rédemption des jeunes anciens détenus ? Parce qu'elle est évocatrice, tu crois ?

Je murmure :

— Francine de Saint-Braque ?

— Textuel. Tu vois de qui est-ce j'cause ?

— Que me voulait-elle ?

— Une sale histoire, Sana, vient d'arriver dans le parc d'son château. Elle s'occupe de jeunes déglingués à c'qu'elIe raconte.

— Elle s'en occupe tout à fait, assuré-je. Et alors ?

— Y en a un qui s'est fait buter.

— Un dénommé Riton ?

— Textuel ! T'es au courant ?

— Je suis l'homme qui précède l'événement, tu sais bien ! Il est mort comment, le petit Riton ?

— On lui a cigogné la gargane au rasoir, dans un labyrinthe de buis.

— Voyez-vous ça !

— C'est pas tout. On y a aussi coupé le paf au ras du bide : le chibre et les roustons, tout le pacsif !

Berthe crie à l'horreur et emporte Toinet « en » cuisine, lui servir une tranche de tarte tatin, que ces histoires sauvages ne sont pas écoutables par les enfants !

Là, j'ai les cannes fauchagas ! Je revois le jeune Riton avec sa frime d'ange-voyou, sa démarche souple, ses longs cheveux ondulés. Et sa drôle d'expression, butée et pathétique quand il m'a lancé dans ma tire, avant de se casser : « L'autre nuit, c'était des bites, commissaire. De vraies bites ! Je le jure sur ma vie ! » Peut-être est-il mort de mon incrédulité ?

— C'est arrivé quand ? questionné-je.

— On a dû le repasser dans la nuit. C'est le jardinier qui a découvert le cadavre au matin. La gonzesse de Saint-Trucmuche a refusé d'appeler la police du coinsteau. Elle veut que ça soye toi qui s'en occupes, comme quoi t'as tous les éléments et qu'c'est pas la peine de fourvoyer les collègues des Yvelines sur une affaire qu'elle aura du mal à leur expliquer.

C'est un peu gonflé de sa part, Francine, pourtant je comprends assez sa réaction.

— Allons-y dis-je. Tu m'accompagnes ?

— Et comment. J'sus tout neuf, pour dire, Sana. Et j'pète le feu !

— Berthe peut s'occuper de Toinet ? Je lui avais promis le cinoche, mais compte tenu des circonstances…

— Elle l'y mènerera, assure le Mastar ; elle adore les enfants.

— Au fait, où est le vôtre ? m'enquis-je.

— En nourrice à la campagne. Elle voulait plus l'garder du temps de ma carapate. Y lu rappelait trop moi. C't'une sentimentale, on n'y peut rien !


Le manoir est en briques. Il est flanqué d'une tour ronde à un angle, d'une autre, carrée sur l'arrière. Une gigantesque glycine envahit façade. Un escalier à double révolution, avec rampe de fer forgé, mène au porche de style bricolo-gothique-Napoléon III. Un vaste terre-plein, semé de graviers qui giclent sous les pneus de ma Maserati, est entouré de jardinières peintes en vert qui laissent exubérer des gérania aux pimpantes couleurs.

Je suis attendu car, à peine mettons-nous pied à terre, que Mlle de Saint-Braque surgit. Elle porte un jean usagé et un gros pull rouge. Elle est très pâle, d'autant plus qu'elle n'a aucun maquillage.

Tandis qu'elle descend à ma rencontre, j'aperçois des visages à l'affût derrière les fenêtres. Frimes d'hommes et de femmes bourrelées d'inquiétude.

La dame-seigneur me tend sa main sèche comme une patte de poule et tout aussi griffue.

— C'est vraiment très gentil de vous déranger en personne, monsieur le commissaire.

Je regarde ma tocante.

— A quelle heure a-t-on découvert le corps ? demandé-je.

— Vers neuf heures du matin.

— Et il est dix-huit heures ! Vous êtes donc restée neuf heures avec un cadavre dans votre propriété sans alerter les autorités ! Vous comprenez bien que c'est un délit, mademoiselle de Saint-Braque ?

— Dès qu'on a trouvé ce malheureux Riton, je vous ai téléphoné, commissaire ! Vous étiez absent. J'ai réitéré mon appel toutes les demi-heures ; ensuite, de guerre lasse, je me suis rendue à votre bureau où je suis tombée sur monsieur, ici présent. Si Riton n'avait pas subi cette affreuse mutilation, j'aurais prévenu la gendarmerie du coin, mais cet épouvantable détail donnait un sens à son assassinat que vous seul pouviez comprendre étant donné ce qui a précédé.

Je hausse les épaules.

— Il faudra différer l'heure de la macabre trouvaille dans vos déclarations, sinon vous risquez de gros ennuis. Votre jardinier sera capable de bien mentir ?

— Espérons-le.

A cet instant, un homme grand, au cheveu très plat, portant un costar dont la coupe date d'avant-guerre et une chemise blanche à col cassé descend noblement le perron. Il est altier, un peu dindonnesque. Il a un énorme nez crochu, louche légèrement et sa bouche aux lèvres extra-minces paraît faite pour énoncer des sentences.

— Gonzague de Vatefaire, se présente-t-il. Je suis le cousin germain de Francine. Je vous présente mes devoirs, monsieur le commissaire. Ma parente m'a demandé de venir l'assister en cette cruelle circonstance et je…

Un raseur ! Un qui s'écoute et ne s'en lasse pas ! II m'est, d'entrée de jeu, antipathique.

— Vous aimez les westerns ? coupé-je.

Là, il reste le clape entrebâillé, sidéré.

— Pourquoi ? balbutie-t-il.

— Pour rien, comme ça.

Toujours est-il que j'ai obtenu le résultat escompté : il la boucle.

— Où est le corps ? demandé-je à Francine.

— Nous l'avons laissé sur place avec une bâche par-dessus.

— Très bien. Vous nous montrez ?

On la suit le long d'une allée qui débouche dans une espèce de clairière où l'on a composé jadis un labyrinthe avec des buis. Les arbustes ne sont plus taillés depuis lurette et les méandres vicieux du parcours initial se trouvent obstrués par endroits. L'hôtesse nous guide vers le centre du labyrinthe, par une espèce de sente sauvage qui démystifie l'élaboration savante du tracé.

Une bâche grise, usagée, est étalée sur un rectangle d'herbes folles, recouvrant un volume caractéristique.

Béru arrache la toile et je retrouve le pauvre gars Riton, couché de biais, exsangue, la gorge proprement tailladée par un meurtrier expérimenté qui n'a pas dû s'y prendre à plusieurs fois pour lui couper le corgnolon. La veine jugulaire sectionnée, il a continué de trancher les chairs. Une nappe de sang, en partie bue par le sol humide, s'étale sous le cadavre. Il a le pantalon à demi baissé, le slip idem, juste pour lui dégager les bijoux de famille (en anglais jewel's family). Là, le sale boulot a été pratiqué en dépit du bon sang. Sans doute, le meurtrier a-t-il été dérangé et a-t-il bâclé le « travail ».

Riton, vilainement transformé en gonzesse, a maintenant un trou aux lèvres déchiquetées à la place de son panais.

Je ne puis lire son expression, car il a les yeux clos.

Des sanglots secs secouent la poitrine plate de Francine.

— Ce cher petit, chougne-t-elle, c'est épouvantable !

Le cousin qui a ramené son grand pif de toucan tout con, croit opportun de dire :

— Et chez vous, ma bonne ! Dans votre demeure de famille ! Vous mesurez le scandale ? Qu'aviez-vous besoin de jouer les sœurs de la rédemption avec ces voyous !

Tandis qu'il admoneste sa parente, je me suis agenouillé sur la bâche pour étudier le mort et les environs. Sans avoir les qualités d'un médecin légiste, je détecte un coup sur la nuque. On dû l'estourbir dans un premier temps avant de lui décacheter la carotide. J'ai l'impression qu'il avait rencard dans le labyrinthe avec son meurtrier. Ce dernier s'y trouvait avant lui. Quand il s'est pointé, le vilain l'a assaisonné sec, ensuite il lui a tranché le gosier, puis les burnes.

J'aperçois quelques pièces de mornifle dans l'herbe. Elles sont vraisemblablement tombées de la poche de Riton. II porte un pantalon de velours côtelé dans les tons verdâtres, une chemise en lin noire et une sorte de gilet taillé dans de la toile de jean. C'est probablement du gilet qu'ont chû les pièces de monnaie.

Je fouille les fringues du pauvre garçon. Dans sa poche revolver, je trouve un vieux porte-brèmes avec sa carte d'identité, une image de première communion, quelques tickets de R.E.R. Dans le pantalon, un couteau de poche à plusieurs lames, deux biftons de cent pions, un de cinquante et trois pièces de dix balles. C'est tout.

— Quand l'a-t-on vu pour la dernière fois ? demandé-je à Francine de Saint-Braque.

— Hier au soir ; après la télévision, lorsque chacun est allé se coucher.

— Quelle heure ?

— Aux alentours de minuit.

— La séance de télé, c'était du direct ou de la vidéo ?

— Pourquoi ?

— Réponse ?

— De la vidéo.

— Un film porno ?

— Mais, commissaire…

— Il y a eu partouze comme tous les soirs ?

Là, le cousin se croit obligé de pèrenobler :

— Monsieur ! Vous outrepassez vos droits !

— Pas encore, réponds-je. Quand je t'aurai mis au bouc le crochet qui me démange les phalanges, alors là, oui, je commencerai de les outrepasser, mais jusqu'alors, tout baigne !

Béru m'adresse un petit signe. Je le suis à l'écart. Il me tend sa dextre ouverte, épanouie comme un dahlia.

— Vise ce que je viens de trouver dans les buis.

II s'agit d'un tube de rouge à lèvres d'une marque réputée.

— Bouge pas, Gros !

J'extrais mon porte-cartes, lequel comporte plusieurs volets de plexiglas, écarte les lèvres de l'un d'eux et demande au Mammouth d'y placer le tube. Ainsi, outre la propriétaire dudit, l'objet ne comportera que les empreintes de Sa Grassouillette Majesté. Inutile d'y juxtaposer les miennes.

— Rentrez au château ! enjoins-je aux deux cousins, et envoyez-moi le jardinier qui a découvert le crime.

Ils se taillent d'un air gourmé.

— Qu'est-ce tu penses ? soupire Béru en désignant le pauvre garçon « émascugorgé ».

— Rien encore, admets-je loyalement.

— Pourquoi que t'as parlé de partouzes ?

— Parce que cette châtelaine vole au secours des jeunes délinquants libérés pour se les goinfrer en compagnie de quelques salopes de son espèce.

— Et l'cousin dans tout ça ?

— Il doit y trouver son compte, je présume. il a une gueule de voyeur qui ne me revient pas.

— Tu croives qu'c't'un assassinat d'sadique ?

— Probable.

J'examine minutieusement les alentours. Un carnage pareil n'a pas pu être perpétré sans que le ou les meurtriers n'en portent les traces. Effectivement, nous trouvons des traînées sanglantes dans le labyrinthe. Elles s'espacent en direction d'une brèche qu'un éboulement déjà ancien a ménagée dans le mur d'enceinte. il semblerait donc que, le meurtre accompli, son auteur soit sorti de la propriété.

En emportant l'appareil génital de Riton !

Dans une pochette de plastique, je suppose ? Une poche identique à celles qui se trouvent dans le réfrigérateur de la pharmacie ?

Ça veut dire quoi, ce bigntz ? Crime de fou sanguinaire, ou rituel ?

— Vois m'avez demandé, messieurs ?

Le jardinoche. Un vieux crabe chenu, tordu comme un cep, chauve. Il tient son vieux béret à la main. Tablier bleu, pantalon de velours, galoches. Tu voudrais le faire jouer dans un film d'avant-guerre, y aurait rien à changer. Suffirait de maquiller sa face blême. Son menton s'est rapproché de son pif depuis qu'il a semé ses ratiches le long des allées, au fil du temps. Il fait un peu casse-noisettes. S'il a pas nonante ans c'est que son papa a attendu qu'il revienne du régiment avant d'aller le déclarer à l'état civil.

Il murmure :

— Je suis Emile Mondragon, le jardinier.

Je lui en presse cinq avec sympathie. Ce faisant, c'est la France immortelle et profonde que je salue.

— C'est donc vous qui avez découvert le cadavre de ce garçon, monsieur Emile ?

— Hélas !

Il a le regard naturellement larmoyant, si bien qu'on ne peut dire si c'est un excès d'émotion qui perle à ses cils mités ou l'effet de sa conjonctivite.

— Ce labyrinthe est à l'abandon, poursuis-je, comment se fait-il que vous y soyez venu ce matin ?

— A cause des corbeaux, chevrote le bonhomme.

— C'est-à-dire ?

— Ils tournaient en rond en croassant. J'ai compris qu'il y avait quelque chose d'anormal.

Un homme de la nature sait lire des signes que ne peuvent interpréter les amoindris de la ville.

— Et alors vous avez découvert le cadavre ?

— Comme je n'y vois pas bien de mes yeux, sur le moment j'ai cru qu'il s'était couché sur la mousse. C'est seulement quand je me suis approché !

Il secoue la tête.

— Une abomination pareille ! Je savais bien qu'en recevant tous ces gredins, Mademoiselle s'exposait à de gros ennuis. Je me disais qu'un jour ou l'autre, il y aurait du grabuge au château. Des vols, ça, on en a déjà connu, mais je m'attendais à pire et j'ai eu raison.

— Ça se passait mal, la vie de groupe ?

Il maugrée, ravale des sarcasmes. Il est au courant de beaucoup de choses et réprouve dur, Milou ! S'il ne travaillait pas pour les Saint-Braque depuis soixante ans et mèche, il aurait déjà pris ses cliques et ses claques, mais il est ligoté au domaine par des liens indissolubles.

— Je ne compte plus les bagarres, mon pauvre monsieur ! Ni les sottises en tout genre. Combien de fois l'un de ces voyous a emprunté la Mercedes ou la Mini sans prévenir ! Certains sont allés jusqu'à vendre le poste de télé ou la vidéo ! Ah ! il ne fait pas bon laisser traîner ses bijoux. Si je vous disais : mon vieux Solex ! Envolé !

— Mademoiselle a des compensations, ricané-je.

Il mord l'alluse et détourne les yeux. Il soupire :

— Elles sont toutes pareilles dans cette famille : de mère en fille ! Une sorte de maladie des sens. Un besoin de « s'éclater » comme on dit à présent. Si elles ne font pas des folies de leur corps, elles tombent malades. Ah ! les mâles n'ont pas la vie belle chez les Saint-Braque ! Heureusement que la dernière ne s'est pas mariée.

Je montre le cadavre de Riton.

— Selon vous, c'est quoi, ce forfait ? Une vengeance ? L'un des copains qui a usé de représailles ?

Le père Mondragon redresse sa vieille carcasse.

— Oh ! non ! Tout de même. Ce ne sont pas des assassins ces gosses. La castagne, oui, mais un meurtre pareil, avec cette crauté, ce sadisme, pensez-vous ! C'est quelqu'un de l'extérieur !

— Si vous trouvez une paire de couilles, au chanteau, vous saurez à qui elle appartient, dis-je.


Ils sont rangés, debout dans le grand salon. Quatre mecs pas si antipathiques que ça. Un beur, un rouquin, deux crevards aux frites de tubars. On dirait qu'ils portent un uniforme : jean, gros pull marin, baskets. L'air emmerdés et craintifs. Pas confortables dans leur viande, en ce moment. De plus, ils chocottent. Ne savent ce qui va découler de ce drame ; comprennent que ça ne peut pas être très fameux pour leur avenir immédiat. Y a des séparations qui se profilent, paraissent inévitables. Je leur demande leurs blazes, les peines qu'ils viennent de purger et ce qui les a motivées. Dans l'ensemble c'est vol dans les grandes surfaces, chouravage de bagnoles, agression de chauffeurs de taxi ou de pompistes. Mais petit voyou deviendra forban si Dieu lui prête vie.

Je me laisse tomber sur un canapé ravagé. Le grand salon des Saint-Braque part un tantisoit en brioche. M'est avis que la Francine devrait profiter de la présence de ces chenapans pour les faire repeindre les pièces, lesquelles s'abandonnent un peu trop. Le domaine va au naufrage.

Je regarde les quatre locdus à tour de rôle :

— Y a un couac dans la vie de château, les mecs ! leur dis-je. J'entrevois des ennuis à grand spectacle pour vos pommes.

Le Rouquemoute dit, avec un regard en pas de vis :

— On n'a rien fait.

— Tu te figures que ce genre de déclaration va nous suffire, Ducon ?

— Ben, on peut pas dire autre chose, puisque c'est la vérité ! objecte le dessalé.

Béru ne résiste pas et lui allonge une mandale qui le couche au milieu du salon.

— Je veux d'la politesse ! déclare mon pote.

Le beur renaude :

— Où avez-vous pris qu'on vous manquait de respect ?

Nouvelle tarte aux myrtilles qui enflamme sa pommette.

— J'ai dit du calme ! gronde Bérurier. L'commissaire vous pose des questions, et tout c'qu'est pas la réponse est d'trop, comprenez-vous-t-il ?

Je laisse aller le Mammouth à ses instincts. Plusieurs mois sans policer, il est en manque. A besoin de se reforger une psychologie.

— Les gars, reprends-je, si Riton est allé se faire repasser dans le labyrinthe, c'est qu'il y avait rencard ; pas besoin de sortir de l'E.N.A. pour piger la vérité. Ce rembour, il en a fatalement parlé à l'un de vous quatre. Juste ?

Les petites frappes restent indécis.

— Toi ! fais-je à l'un d'eux. Que t'a-t-il dit ?

— Rien, m'sieur.

— Vous avez chacun votre chambre, ici ?

— Non : on couche trois et deux, rétorque le Rouillé.

— Qui pieutait dans la même turne Riton ?

— Moi, fait l'Incendié.

— Quand il lui arrivait de sortir, de nuit, il t'informait de l'endroit où il se rendait ?

— Il sortait presque jamais.

— Mais la chose lui arrivait, je le sais.

Le mec carotte a la peau des joues presque acajou tant ses taches de rousseur sont serrées II possède un regard légèrement albinos qui incommode.

Je bâille.

— Ecoute, Rouquemoute, fais-je, tu me plumes avec tes réponses évasives. T'as pas encore réalisé l'urgence de la conjoncture. L'officier de police Bérurier va t'entreprendre à sa manière.

J'adresse un signe au Gros.

— Trouvez un coin discret pour une converse à bâtons rompus, fais-je en mettant « bâtons » et « rompus » au pluriel à l'insu de la cotterie et pour ma seule satisfaction intime.

— Tout c'qu'a d'volontiers et avec beaucoup d'parfaitement, s'empresse Sa Majesté.

Il pose sa main sur l'épaule du garçon et le propulse vers la sortie.

Je rebâille et dis languissamment aux trois autres :

— Avant que ça chie des bulles carrées, mes drôles, grouillez-vous de vous mettre à jour. Je constitue votre dernière chance. Je veux tout savoir sur Riton, sa vie, son œuvre. Tout sur les parties de cul de cette baraque ; la manière que les demoiselles de la haute se font emplâtrer, ce qu'elles vous bricolent comme délicatesses. Je veux connaître votre emploi du temps, votre manière de vivre, les menus qui vous sont servis. Si vous y mettez du vôtre, moi j'y mettrai du mien.

Tout en parlant, je marche au téléphone et compose le bigophone de Jérémie Blanc. Est-il rentré de ses vacances au Sénégal ? La sonnerie retentit à plusieurs reprises. Pile comme je m'apprête à raccrocher, l'organe haletant du négro.

— Blanc, j'écoute !

— San-Antonio, je parle ! réponds-je du tac au tac.

Il éclate de rire.

— Phénoménal, assure-t-il. Nous arrivons à seconde. J'ai grimpé quatre à quatre l'escalier en entendant la sonnerie.

Laisse tes chiares débonder les valoches, mec, et amène-toi au château de Con-la-Ville, dans les Yveines, nationale 13. Je t'espère dans moins de quatre-vingt-dix minutes !

— T'es chié ! s'exclame Jérémie, ravi. Y a le feu ?

— Exactement, Mme la marquise, les communs sont en train de cramer.

Je raccroche et vais à la lourde. Je passe mon physique de théâtre par l'entrebâillement et avise le cousin Gonzague embusqué contre le chambranle.

— Non, non, l'ami ! lui dis-je. Dégagez le territoire. C'est mauvais de stationner dans les courants d'air avec un pif comme le vôtre, vous allez déguster un rhume carabiné.

Je ferme la porte moulurée d'un coup de saton qui la fait vibrer. Ensuite, je retourne à mes malfrats.

— Venez vous asseoir sur le grand canapé, les gentils agneaux !

Ils obéissent. J'amène une chaise face à eux et m'y installe à califourchon.

— Cette fois, nous sommes opérationnels leur dis-je. Laissez aller votre cœur, mes chéris.

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