Bérurier suggère qu'il devrait rester au château afin de questionner les occupants « à la sérieuse », maintenant qu'on est persuadés qu'un meurtrier s'y trouve. Mais moi qui connais Sa Majesté, je devine parfaitement que si elle souhaite demeurer sur place c'est uniquement parce qu'elle a l'intention de galipetter avec les dames salopes qui s'y trouvent, comme il l'a déjà fait la veille avec celle qui se prénomme Marguerite. Il est en rut, présentement, le Gros. Note qu'on le trouve toujours partant pour une séance de jambons mais, à certaines périodes de l'année, sa frénésie de cul est sans limites.
— Non, fais-je. Les gens d'ici restent à disposition, nous volons vers d'autres conquêtes, mon pote.
Là-dessus, le zigoto des écoutes me mouille la compresse en m'indiquant le numéro. J'inscris ledit et on joue cassos. Je suis de plus en plus euphorique. Il ne pleut plus. Mes deux heures de roupille m'ont colmaté les brèches et les rillettes de la grosse cuistote me foutent enfin la paix.
Alphonse Letailleur est en train de sortir son taxi du garage lorsque nous nous annonçons. Sa légitime et lui occupent un petit pavillon de meulière avec de la faïencerie verte autour des fenêtres pour faire joli. Devant, se trouve un jardinet de 50 mètres carrés où poussent, en parfaite harmonie, des dahlias, des poireaux et des orties. Et puis, devant le jardin et bordant la rue ingoudronnée, le garage sans lequel aucun banlieusard ne saurait mener une existence décente (de police).
Letailleur est un mec épais, bourru, portant une veste de cuir râpé et une casquette sommée d'un petit bistounet à la con. Son haleine empeste le rhum du matin dont il couronne son petit déje. Il a le nez et le pourtour dudit d'un brun violacé, avec de jolies veines bleues en forme de la Garonne et ses affluents. Une moustache prolétarienne ajoute de l'agressivité à son masque de picoleur motorisé.
— Ces messieurs ? nous interroge-t-il d'un air pas joyce.
— Monsieur Letailleur ?
— Monsieur Letailleur, moui, c'est à quel sujet ? Je vous préviens que s'il s'agirait d'une course, je suis retenu : j'ai un client que je dois conduire à l'aéroport Charles-de-Gaulle.
— Police.
Il se fout en pétard.
— Vous venez pour mon accrochage de la semaine dernière dans la rue Bordenouille ? Merde ! C'est pas ma faute, l'autre enfoiré de con a reconnu ses torts. Cet enviandé m'avait pas vu surviendre et…
— Votre épouse est encore ici ?
— Elle finit de préparer les mômes pour l'école, moui. Qu'est-ce vous lui voulez ?
— On fait une enquête sur les pharmacies des Yvelines et nous aimerions lui parler.
— Vous êtes marrants : j'ai pas le temps, moi !
— Nous n'avons pas besoin de vous.
— Je suis le mari, non ? rebiffe ce teigneux. Quand c'est que la police interroge ma femme, je dois être présent !
— Rassurez-vous, nous n'avons absolument rien à lui reprocher. Il s'agit de renseignements de routine.
— Pourquoi vous la questionnez pas à la pharmacie ?
Béru intervient :
— Moi, j'vas vous l'dire, mon pote : parce que !
Et il foudroie le taxi driver de son regard rubis plein de sang et de fureur. L'autre rengracie.
— Bon, du moment que vous pouvez faire sans moi.
— On peut ! déclare nettement l'Hénorme.
Alphonse Letailleur rabat la lourde de son garage et grimpe au volant de son bolide. Il ravale ses rancœurs et démarre.
Nous traversons le jardinet. Juste qu'on gravit le petit perron, deux fillettes sortent avec des cartables dans le dos. Elles nous récitent gentiment un « Bonjour, monsieur. Bonjour, monsieur. Bonjour, monsieur » qui nous fait apprécier de n'être que trois au lieu de cent-vingt.
Et voilà Germaine Letailleur, la maman. Ce qu'on appelle « une bonne grosse ». Sympa, dodue, fondante, blondasseuse, le pif en petite pomme de terre nouvelle lisse et rose, le regard breton, la bouche gourmande. Elle est encore en peignoir et savates, pas coiffée.
Confuse, elle nous constate et s'effare. Je lui brade un vanne comme quoi le ministère de la Santé a demandé de procéder à une enquête concernant les pharmacies du département. C'est le genre de « brave personne » à tout accepter d'emblée, quitte à se poser des questions après.
— Vous m'excuserez de vous recevoir dans cette tenue, je me suis occupée de mes enfants et…
— C'est nous qui vous prions de nous excuser, chère madame, m'empressé-je-t-il.
— D'autant, renchérit Béru que j'vous trouve drôlement sexy dans c'te tenue. Je raffole les dames qui sentent encore le plumard, ça me porte au sang.
La digne épouse est un peu décontenancée par le compliment abrupt. Timide, elle se croit obligée d'en sourire.
Béru me chuchote à l'oreille :
— Ça, c'est pour ma pomme, dis-moi pas l'contraire. Une gerce commak, j'en fais mes beaux dimanches.
Je le rebuffe d'un regard peu complice.
— Madame Letailleur, depuis combien de temps travaillez-vous à la pharmacie de Vilain-le-Bel ?
— Sept ans.
— Vous êtes satisfaite de votre employeur ?
— Oh ! oui : Mme Purgon est très gentille.
— C'est une dame âgée, n'est-ce pas ?
Elle fait une moue gentille.
— Ça commence, bien sûr, mais elle reste très active.
— Comment vit-elle ?
— Fraise ! pouffe Bérurier.
— Pardon ? lui fais-je.
Il redit :
— Fraise. « Comment vit-elle, fraise. » Vittel-fraise, tu piges ?
Et il rit.
— Je suis impayab', annonce-t-il à Germaine Letailleur. Dès qu'j'su en présence d'un' jolie femme, j'fuse !
Elle sourit. Il s'approche, s'assied sur la table, près d'elle.
— Je raffole votre odeur. Vous sentez la nichée d'lapins. J'en él'vais, jadis, à not' ferme. Vous permettez ?
Il se penche, écarte le col-châle du peignoir et renifle.
— Pile exaguetement, ma jolie : la nichée d'Iapins. On d'vine qu'c'est aussi pareillement doux, là-dedans. Si j'oserais, j'y mettrais ma figure pour m'goinfrer le nez un grand coup !
— Tu veux bien ficher la paix à madame, j'ai à lui parler ! dis-je sévèrement.
— En quoi gèné-je ? Cause-z'y tant qu'tu veux, j'peux y humer l'décolleté sans qu'ça l'empêchasse d'répond', non ?
Force m'est de poursuivre car il est d'une obstination de morpion, le bougre !
— Vous n'avez pas répondu à ma dernière question, madame Letailleur. Comment vit Mme Purgon ?
Elle arrondit bouche et yeux.
— Mais… très simplement. Elle ne sort pas. Elle adore ses chats. Elle va à la messe le dimanche.
— Bref, une personne irréprochable ?
— Absolument.
— Des relations ?
— Son frère jumeau qui vient passer une huitaine à la pharmacie, deux ou trois fois l'an ; ils sont très liés.
— Et à part lui ?
— Il y a quelques années elle recevait également une de ses amies de faculté, mais elle est morte.
— Vous avez un réfrigérateur à la pharmacie, n'est-ce pas ?
— Deux.
— Vous les utilisez l'un et l'autre ?
— En principe, oui.
— Pourquoi, en principe ?
— Parce que, depuis quelques jours, celui de son appartement est hors d'usage, le moteur ayant brûlé, elle se sert de celui de l'arrière-boutique à des fins personnelles, en attendant qu'on vienne lui réparer le sien.
— Donnez-moi vot'main, mon trognon, requiert brusquement l'officier de police Alexandre-Benoît Bérurier.
Surprise, mais sans défiance marquée, la préparatrice lui confie sa sinistre. Le gros la place ouverte et de dos, sur son genou.
— Mazette ! s'exclame-t-il, vous vous payez une de ces lignes de vie, ma belle !
— Vraiment ?
— Mordez-me-la : la rue de Vaugirard est moins longue ! Et la ligne de chance, pas dégueu non plus. Et puis toutes ces ramificances ! Charogne, ça va pas êt' triste. V's'allez vous payer un' séance d'ivresse av'c un grand bel homme élégant monté comme le mètre étalon. Une chopine comme vot' avant-bras, trésor, dont jamais vous n'avez vu la pareille ! Y a du beurre dans cette maison ? Oui j'en voye su' la table qui reste du déjeuner d'vos mômes. Il va êt' le bienv'nu, espérez !
Il porte la main de la dame à sa bouche pour un baiser galantin et la dépose ensuite sur un superbe renflement plaqué le long de la face interne de sa cuisse. Sur le coup, Germaine Letailleur n'y prend pas garde, mais soudain elle se livre à une supposition faramineuse et sursaute.
Béru bat des paupières pour la conforter dans l'hypothèse insensée. La dame reste coite, n'osant ni bouger sa paluche ni la retirer.
— Textuel ! chuchote Bérurier. On peut pas faire plus authentique, ma loute. V'voiliez qu'c'que j'vous ai prédictionné s'réalise déjà ? La toute belle rencontre, longue et de fort diamét'. Bien vibrante et juteuse, j'vous promets ! J'ai aperçu vot' gapian en arrivant. Sans vouloir dénigrer : pas terrible. Un chiant, hein ? Un pas drôlet ! J'vous voye mal vieillir av'c c't'un dividu. Il doit vous tirer chaque fois qu'a une année bitextile, et à la fourre-vite, qu'à peine il a balancé sa purée, m'sieur dort déjà ; j'vois le genre. Pour la tendresse, s'adresser aux petites sœurs des pauv'. Lui, les gâteries prélimolaires, que tchi ! Disez-moi tout, Germaine, bien franch'ment. Ça fait combien d'temps qu'y vous a pas bouffé l'trésor, ce veau ? Hmmm ? V'v'lez qu'j'répondre ? Des années ! Alors qu'vot' chattoune, c'est évident qu'elle est meilleure qu'du pudinge. Moi, si j'vous entr'prends à la menteuse, j'vous organise une telle séance qu'aftère on n'a même pas b'soin d'beurre, v'v'lez parier ? A quelle heure vous commencez-t-il vot' job ? A neuf heures ? Bon, v'là c'qu'on va faire : mes collègues vont aller écluser un caoua au troquet du bout d'la rue et j'vous illumine I'sensoriel. N'après quoi, on vous conduirera à Vilain-le-Bel en bagnole, av'c vot' Solex dans l'coffiot pour qu'vous rentreriez.
« Sana, j'croive avoir conclu qu't'as plus d'questions à poser, n'est-ce pas ? J'vous d'mande vingt minutes d'battement, au nègre et à toi, n'afin qu'j 'conclusse l'interrogatoire d'madame en bonnet difforme. Deux ou trois bricoles dont ell' répondra plus à l'aise en tête à tête, pas vrai, Germaine ? »
Il cligne de l'œil, puis tire sa langue qu'il agite frénétiquement à l'adresse de sa nouvelle proie, histoire de lui faire miroiter des délices insondables.
Nous laissons le terrain à ce valeureux conquérant dont le palmarès va s'enrichir d'un trophée de plus.
Au lieu de gagner le café conseillé par Alexandre-Benoît, nous l'attendons dans la voiture.
— Nous avons fait ce voyage pour pas grand-chose, ronchonne Jérémie qui est resté silencieux jusqu'alors.
Les frasques sempiternelles du Gros l'exacerbent, si je puis dire. Il est d'une nature vertueuse, le négus, et quand il lui arrive de faire du contre-carre à Ramadé, son épouse, c'est presque toujours la mort dans l'âme, parce que la chair est faible et qu'il vit dans une société en perdition.
— Détrompe-toi (comme disait une éléphante à son mâle), nous ne sommes pas venus ici pour rien, assuré-je. J'y ai récolté un élément capital pour l'enquête.
— Quoi ?
— Un mot ! Un seul, qui m'apporte l'éclairage que je souhaitais.
— Quel est ce mot ?
— Cherche !
— Tu me fais des cachotteries ?
— Je veux que tu travailles des méninges, grand primate. Après tout, l'homme est descendu de vous !
Il branche la radio avec humeur, la monte au paroxysme.
— Tu es aussi mesquin que ton gros sac à merde ! dit-il.
— C'est vrai, reconnais-je, je te demande pardon. Cela dit, il faut que tu trouves le mot important dont je te parle, disons qu'on fait un jeu. Je te laisse trois minutes. Si tu trouves avant la fin de ce délai, je te file cent pions ; sinon, c'est toi qui me les attriques. Banco ?
— Banco !
Il pose sa chevelure d'astrakan sur l'appuie-tête, baisse ses stores et s'abîme dans la rétrospective de mon bref entretien avec Germaine Letailleur. Et puis ses deux gants de boxe s'écartent pour dévoiler les dents immaculées d'un sourire. Ça fait pas trente secondes qu'il réfléchit. Il se penche et me chuchote un mot à l'oreille, pour que tu n'entendes pas. J'extrais un Gégène[5] de ma fouille et le lui tends.
— J'achèterai du nougat aux enfants, dit-il en l'empochant : ils adorent ça.
— T'aurais dû te faire balayeur à Montélimar plutôt qu'à Paris.
Bérurier radine, la trogne en fête, la braguette inclose. Il s'envoiture en trombe.
— Chauffeur, au Bois et lentement ! me jette-t-il.
— Et ta conquête, on ne l'emmène pas ?
— Elle est loin d'être prête et j'l'ai dit qu'on était pressés.
Les promesses que Béru fait aux femmes « avant » ne sont pas toujours tenues complètement « après ».
Je fonce jusqu'à l'autoroute, nach Paris.
— Où allons-nous ? s'inquiète Blanc.
— Au Parc-des-Princes.
— Y a match l'matin ? s'étonne Béru.
— Disons que nous allons à côté du stade.
Lui ayant filé un coup de saveur dans mon rétro, je m'étonne :
— Tu ne mets plus ta moumoute, Gros ?
Il porte la main à son devant de crâne dégarni.
— Merde ! J'lai paumée ! constate l'Hénorme.
Il ajoute aussitôt :
— Mais j'sais où qu'elle est.
— Heureusement ! Elle te va si bien qu'il serait tragique que tu l'eusses perdue à tout jamais.
II rumine :
— S'lon moi, ell' doive êt' dans l'frifri à Germaine. V'là c'qui s'est passé : pour débuter, j'l'ai gloupé la moniche et ma moumoute lu est restée ent' les cuisses. N'ensute, j'ai fourré c't' gentille princesse et, tout en l'embourbant, j'm'ai fait la réflexion qu'elle était fichtrement v'lue et même poilue de l'intérieur, ce qu'est rarissimiste. Moi, taureau fougueux, j'ai enfoncé mes faux crins dans ses dépendances privées, recta ! La vache ! J'espère qu'en s'en sera aperçue, aftère. Mais dans quel état vais-je-t-il la r'trouver, ma moumoute.
— Elle risque d'avoir besoin d'un coup de peigne, admets-je.
L'ascenseur est limité à quatre personnes, aussi avons-nous du mal à nous y loger, compte tenu de la présence du Mastar. On s'entasse pourtant et l'appareil hydraulique nous hisse avec lenteur.
— On va chez le frelot de la pharmagote ? demande Béru.
— En effet. C'est là que la dame Purgon a téléphoné ; mais à mon humble avis il ne s'y trouve pas.
L'immeuble, qui fait face au Parc-des-Princes, est petit-bourgeois, solide et vieillot, avec des odeurs de chlore et des amalgames de parfums et de fumée accrochés aux tentures fatiguées des murs.
Il comporte deux appartes par étage, mais au sixième-dernier, où se trouvaient des chambres de bonnes, transformées depuis lurette en studios, quatre lourdes se proposent. Elles sont parlantes grâce aux cartes de visite punaisées sur le chambranle. Tout à fait à droite, on peut lire « M. Purgon ».
Discret coup de sonnette.
Personne ne répond.
— II est peut-être dur des feuilles ? suggère Alexandrovitch-Bénito.
Je bisse mon concerto, de manière plus prolongée ; toujours en vain. Mes potes me considèrent d'un air significatif. C'est le moment d'en appeler à mon sésame.
Deux trois rapides manigances dans la serrure et nous entrons. C'est une pièce assez vaste, éclairée par un chien-assis. Le mobilier est réduit : un lit, une garde-robe, une table, trois chaises, un fauteuil. Des hardes masculines sont accrochées à une patère. On trouve un poste de télé en noir et blanc, vieux comme les pionniers du petit écran, une quantité de livres empilés sur le plancher, des photos anciennes, agrandies et pompeusement encadrées, sur les murs. Toutes représentent une dame d'autrefois, avec les cheveux mousseux, le regard clair, le sourire doux, sur fond de véranda exotique, et une charmante petite fille, pas très jolie, à la tête trop forte, mais rieuse à t'en émouvoir un douanier allemand. Des brins de buis (sans doute bénits) sont fichés dans chacun des cadres. Je me dis qu'il s'agit de toute évidence des portraits des deux femmes massacrées en Afrique : la mère et la sœur des Purgon. Maurice leur voue un culte car il n'y a pas moins de huit photographies dans le studio.
— Ça pue le vieux, déclare Béru en prenant place dans le fauteuil.
Son énorme tarbouif pompe l'air douceâtre du studio.
Il déclare :
— Tout compte fait, j'aime pas les vieux : y m'font chier. J'les voye, tout mités, tout branlants, avec des manies, des saloperies partout, des odeurs. En rogne d'viv' encore, on dirait ! Ils en veuillent à la terre entière d'êt' toujours là, dans un monde qu'a changé et qui leur tire des bras d'honneur !
« L'plus pire, c'est les vieux couples. Y a des gens qu'ça attendrisse. Moi, y m'foutent la gerbe. Toujours un des deux à houspiller l'aut'. Tu croives qu'ils s'aiment ? Mon cul ! Ils s'haient. S'entre-surveillent la crevaison. Se guignent les misères dans l'espoir qu'c'est l'conjoint ou la conjointe qui lâch'ra la rampe en premier. Fumiers, si vous sauriez ! Mauvais ! A rouscailler cont' les jeunes ; à prétend' qu'c'était beaucoup mieux d'leur temps à eux. On dit qu'y faut les respecter. Et pourquoi il faut les respecter ? Pac'qu'ils font du rabe ? Qu'ils éternisent ?
« Moi, voiliez-vous, c'est ceux qui crèvent tôt qu'j'respecte. Ceux qu'est mort à la guerre, ou d'accident, ou d'une maladie d'merde. Ceux qu'a pas eu son taf. Qu'a largué la vie en plein soleil, juste qu'ils commençaient à bronzer. Mais les vieux rats d'ombre, mercille beaucoup : cadeau ! Moi, d'en c'qui m'concerne personnellement, je voudrais pas viv' jusqu'à la Saint-Trou. Dieu m'rappelle à Lui à quatre-vingts ans et j'Lu signe une décharge pour solde de tout compte. Enfin, mettons quatre-vingt-cinq si j'serais en bon état. Quand t'as vraiment la santé y a pas l'feu ! »
— Tu es sûr qu'il vivait seul ? demande M. Blanc.
Il revient de la salle de bains tenant une culotte de femme d'un air dégoûté. C'est du sous-vêtement vénérable, couleur saumon tourné, lâche et flasque. L'entrejambe en a été récemment souillé et mal lavé.
— Sa propriétaire l'avait mise à sécher sur le radiateur et l'a oubliée, dit le Négro.
— P't'êt' qu'elle va r'venir, émet le Dodu.
A cet instant, la sonnerie du téléphone retentit. On se met à chercher l'appareil et on ne l'aperçoit nulle part. Jérémie a l'idée de chercher la prise au bas des murs et ensuite de remonter le fil jusqu'au combiné, lequel est sous le lit.
— Tu réponds ? me demande-t-il.
Je décroche.
— Allô ! fais-je d'un ton de vieil asthmatique enrhumé (de surcroît).
— Ah ! bon, dit une voix d'homme. J'ai déjà appelé il y a un quart d'heure et ça ne répondait pas. J'ai eu peur que tu fusses déjà parti(e) ( ?).
— Non, pas encore, risqué-je en conservant la même voix chevrotante.
Raté !
L'homme raccroche sans ajouter une broque. Mon « allô » l'avait abusé, mais je ne pouvais me permettre davantage, ces quatre syllabes viennent de m'être fatales.
Furax, j'appelle les écoutes.
— Ici San-Antonio. On vient de parler à Vilain-le-Bel, n'est-ce pas ?
— A l'instant.
— La pharmacie ou le domicile ?
— Le domicile !
— Merci.
Je coupe la communication pour composer en vitesse le numéro de la pharmacie. Une bonne voix placide et ronde me répond.
— Pharmacie de Vilain-le-Bel, j'écoute.
— Madame Letailleur ?
— Elle-même !
— Je suis l'un des trois policiers qui vous ont rendu visite ce matin, pas le Noir ni celui qui a une énorme queue : le beau !
— Ah ! oui, je vois.
— Demandes-y si ell' a r'trouvé ma moumoute ! lance Bérurier, toujours pratique.
Mais j'ai des soucis plus prioritaires.
— Vous avez vu votre patronne, ce matin ?
— Oui.
— Où se trouve-t-elle ?
— Elle est remontée à l'appartement car elle ne se sentait pas bien.
— Elle va partir, il faut que vous l'en empêchiez !
— Moi ! Mais…
— Ecoutez, Germaine, il s'agit d'une affaire beaucoup plus grave que vous ne l'imaginez. Voilà ce que vous allez faire, c'est très simple. J'ai remarqué que Mme Purgon accroche sa clé à un clou dans son vestibule. Montez lui demander un renseignement quelconque. Emparez-vous subrepticement de la clé en entrant. Quand vous repartirez, vous fermerez la porte depuis l'extérieur. Bien entendu, quand elle s'apercevra qu'elle est enfermée, elle vous téléphonera à la pharmacie pour vous demander de la délivrer. Afin d'éviter toute discussion, vous n'aurez qu'à laisser le téléphone décroché.
— Mais, monsieur, ce que vous me demandez là…
— Vous paraît extravagant, je m'en doute. Mais je vous demande pourtant de le faire. Nous sommes à Paris et il ne nous faut pas plus de quarante minutes pour arriver.
Le Gros m'arrache le combiné.
— Allô, c'est ma grosse louloute d'amour ? Dis-moi, ma mésange, t'aurais-t-il pas r'trouvé ma moumoute dans ta chatte, des fois ? Hein ? Ben oui, c'tait ma moumoute ! Qouaaaâ ! Tu l'as jetée à la poubelle ! Oh ! merde, on n'est pas aidé ! A quelle heure passent les boueux dans ton bled ? Y sont passés quand tu partais ! Misère ! Un' moumoute d'c'prix-là ! Ah ! tu me la copiereras !
II raccroche sauvagement.
— Toutes les mêmes, renaude ce prince de l'amour. Tu leur grougnoutes la moulasse pour leur êt' agréab', et l'remercillement c'est d't' balancer ta moumoute aux ordures. Faut qu'ça va m'servir d'l'çon. Si j'penserais davantage à mon plaisir à moi, j'aurais encore mes crins pour rutiler auprès des gerces !