En cette saison, ces banlieues campagnardes sentent le chèvrefeuille, la nuit venue. Les roses des jardins tentent de jouer également leur partition, mais ne livrent que des bouffées, de brèves exhalaisons chahutées par les brise capricieuses.
J'ai donné rencard à Riton devant le panneau annonçant le nom de la localité « Vilain-le Bel ». Et il est là, au clair de lune, Pierrot anxieux au visage blafard creusé d'ombres. Je stoppe ma Maserati à sa hauteur, et il hésite, ne s'attendant pas à voir arriver un perdreau dans une tire de ce calibre. Et puis il me reconnaît et se débat avec la poignée de la lourde.
— Je t'ai fait attendre, petit mec ? lui dis-je.
— Mais non, j'étais en avance. Vous en avez une belle bagnole, commissaire !
— J'aime les tires puissantes, c'est mon luxe.
Il s'installe d'une fesse timide sur le cuir de la banquette. La portière est si massive qu'il doit s'y prendre à deux fois pour la claquer. Je décarre d'une allure de dragueur au Bois. La croix verte de la pharmacie brille à l'autre extrémité de la Grand-rue.
— Et si on se faisait piquer ? murmure le petit frimant ; ça la foutrait mal pour vous, non ?
— Je me suis déjà trouvé dans des situations plus délicates, rassuré-je.
On est déjà arrivés. Dans ce genre d'expédition, l'horloge du clocher ramène toujours sa fraise ; cette nuit, elle ne manque pas à la tradition et virgule un grand coup ample et creux dans la paix villageoise. Il peut être minuit et demi, une heure ou une heure et demie. Tout un chacun roupille à Vilain-le-Bel, ne reste que M. Crépelin, l'instituteur, qui regarde un documentaire extrêmement tardif sur la pêche aux nœuds volants à la télé.
— Tu as la clé, Riton ?
Il me tend un bout de fer assez informe, bricolé à la lime, que j'engage dans la serrure. Ça joue. Petit coup de périscope par acquit de conscience : c'est le désert, y a même pas un chat en rut dans le secteur. On pénètre.
— Guide-moi, enjoins-je.
Ça schlingue bon la pharmacie. Elles ont toujours la même odeur composite, les officines, sur tous les continents, dans tous les pays. Le môme contourne le vaste comptoir-vitrine pour passer dans la réserve où s'étagent d'étroits tiroirs sur les murs. Au fond, à gauche, se trouve un vaste lavabo et, à côté de celui-ci, le réfrigérateur. J'en actionne la poignée. Il n'est pas fermé à clé. En s'ouvrant, la porte déclenche une forte lumière dans l'armoire frigorifique. J'avise une pyramide de sachets de plastique contenant des choses rougeâtres, aux formes allongées. De la chair ! Avec une répugnance indescriptible j'en saisis un pour l'examiner. Puis un second. Derrière moi, à bonne distance, Riton m'interprète un solo de castagnettes avec ses mandibules.
— Tu es certain de les avoir regardées de près, tes biroutes, Ducon ?
Je volte et lui brandis les deux sachets sous le nez. Il recule en poussant un petit cri de frayeur.
— Tu m'as pas dit que la vieille pharmago élevait des chats ? Voilà leur bouffement pour deux ou trois jours ; de la triperie en bas morcifs : du mou, du foie, de la tétine découpés en larges bandes.
Je remets les deux sachets dans le frigo. Claque la porte et sors. Le Riton de mes adorables deux me suit, penaud. On relourde. Je glisse sa clé d'infortune dans ma vague. Il reste indécis sur le trottoir.
— Ben monte ! lui dis-je.
Il reprend sa place de naguère.
— C'est de quel côté le manoir de la mère Saint-Braque ?
— Tout droit ; au prochain carrefour il faudra prendre à droite.
— Tu sais, je murmure, c'est pas encore demain que tu seras capable d'aller chouraver la réserve d'or des U.S.A. à Fort Knox.
Il reste silencieux. Juste il m'indique la route à prendre, du geste. Je l'amène jusqu'à la grille du parc. A travers des frondaisons, on aperçoit le manoir dans la façade duquel brillent çà et là quelques lumières.
— Salut, gamin ! Fais-toi bien reluire avec ces vieilles névrosées.
Il descend. Juste avant de rabattre la portière, il passe sa petite gueule de loustic dans l'habitacle et lance d'une voix pathétique :
— L'autre nuit, c'était des bites, commissaire ! Des vraies bites, je le jure sur ma vie !
La porte claque et il s'éloigne dans l'allée cavalière du domaine, les mains aux poches, petit voyou humilié.
Ça se passe trois jours plus tard.
C'est la fin de l'aprème et je rentre chez nous à Saint-Cloud. Personne. Sur la table de la cuisine, un billet de Félicie, maintenu par un de ses angles avec un pot de confiture de reines-claudes (tu ne trouveras jamais mieux comme presse-papelards) :
Mon Grand,
On m'a téléphoné tantôt pour m'apprendre que tante Clarisse est à l'hôpital de Chambéry avec une phlébite ; comme elle est très âgée et n'a plus que moi, je pars à son chevet. Si tu as un peu de temps, occupe-toi de Toinet. Il m'inquiète depuis quelques jours ; je t'expliquerai (je crois que nous allons devoir nous séparer de Maria).
M. Bérurier te cherche, il a téléphoné à trois reprises.
Je reviendrai le plus vite possible. Je t'embrasse.
« Ta maman » !
Les deux mots me réchauffent le cœur. Il y a tout dans ce « ta maman ». C'est une maison, c'est à manger, c'est une veilleuse à ton chevet, c'est une église, c'est Noël, c'est une cassette de Mozart, c'est le soir qui tombe sur un étang de chez nous, avec les grenouilles qui réclament, c'est des croissants chauds. Ta maman, si tu ne le sens pas en plein, si tu ne le vis pas complètement, t'es qu'une raclure, un éclat de foutre, de la sous-merde.
Je relis le message. Ensuite je le plie et le range dans mon portefeuille. Je n'ai jamais jeté un mot de ma Féloche, fût-il banal comme « n'oublie pas de passer chez le teinturier » ou « ramène une baguette avec les journaux ». Ses babilles, m'man, c'est des talismans, tu comprends ? Ça protège de la guerre, de la grippe, des salopes, des accidents, des vilain fantasmes.
Maintenant c'est pas le tout, il faut que je sache où est Toinet. Ma mère partie, il doit se la donner belle, l'apôtre ! Me semble percevoir du bruit à l'étage. Des rires frileux, des gloussements. Je laisse mes tartines au bas de l'escalier et grimpe les marches à pas de loup. Tu me verrais dans un rôle de valet de chambre peu fait pour moi : l'œil au trou de serrure pour filer un coup de périscope dans la piaule du chiare.
Oh ! dis donc, ça vaut le coup de risquer l'orgelet ! Tu sais quoi ? La brune Maria est couchée en travers du lit d'Antoine, les jambons à 90 degrés. Messire Toinet se tient agenouillé entre ceux-ci et pratique une dégustation expresse à la seňorita larbine. Je déponne brusquement.
— C'est bon ? je demande.
La soubrette referme la double porte de sa salle des fêtes, emprisonnant la tronche du môme. Il se débat pour lutter contre l'asphyxie, mais la fille se trouve tellement perturbée par ce flagrant délit qu'elle en est comme tétanisée. Qu'en désespoir de cause, mon loupiot mord la cuisse de son aimable partenaire. Maria bieurle et dégage sa piste aux étoiles. Antoine est déjà violet.
— Non mais, elle est frappadingue, cette connasse de merde ! exclame-t-il dès qu'il a récupéré suffisamment de souffle pour proférer une phrase de cette véhémence.
Il respire goulûment.
— T'as vu ? me prend-il à témoin.
— Et comment que j'ai vu ! Je te savais précoce, mais à ce point tu fais carrément enfant prodige !
— C'est elle qu'a voulu, plaide Toinet. Elle m'a dit que tu le lui fais et que c'est fameux. Moi, franchement, y a pas de quoi se relever la nuit, hein ! Faut aimer ! Ça a un goût de chlore comme si elle se briquait le fion à l'eau de Javel. Tu veux que je te dise, grand ? Je crois qu'il faut être vicieux comme les adultes pour apprécier.
— Probablement, admets-je avec mélancolie.
Le gamin proteste :
— T'es vache d'entrer comme ça. J'allais juste la tirer ; mais à présent je vais faire ballon et c'est ta pomme qu'emplâtreras mademoiselle, maintenant qu'elle est cuite à point. Nous autres, les mômes, c'est la veuve poignet avec lâcher de ballon dans les tartisses ! Tu parles d'un gala !
— Mais non, Antoine, qu'est-ce que tu crois ! Finis ce que tu as si bien commencé et pardon de vous avoir dérangés !
Mais là, Maria entre en scène et balance son texte à toute pompe. Elle m'implore de passer l'éponge (c'est le moment !), me jure que sa bonne foi a été surprise. Toinet lui a fait ça au chantage, en menaçant de dire à ma mère que je m'embourbais l'Andalouse. C'est moi qu'elle aime ! Je suis le maître de sa vie. Un, unique, seul exclusivité absolue ! Son cul m'est réservé totalement. Rien que de penser qu'il existe d'autres queues que la mienne, ça lui flanque la gerbe. Elle va se faire poser un cadenas à la moulasse et j'en conserverai la clé. Tiens, elle ira à Pigalle pour qu'on tatoue mon blaze sur ses cuisses.
Elle pleure, disperse à tout va ses larmes et les barrettes de ses cheveux gras. Y a de la morve dans sa moustache de saint-cyrienne. Elle cloaque du rimmel. Son rouge à lèvres part en dérapage. Elle se repent, se répand, se répond. Me conjure, se traîne à mes pieds : Anne Boleyn demandant sa grâce à ce gros saligaud d'Henri VIII (mais tu penses : un Rosbif !).
Moi, magnanime, j'accorde le pardon imploré (français, tu t'en doutes bien !).
Radieuse derrière ses larmes, elle court se rajuster dans sa chambre. Toinet regarde dandiner le gros cul pâlot et velu.
— Ce qu'elles sont salopes ! murmure-t-il, pénétré brusquement d'une évidence.
— Pas toutes, objecté-je mollement.
— Tu parles ! Bon, moi, il me reste plus qu'à me la mettre sous le bras.
— Tu as fait tes déves ?
— J'en avais pas.
— Appris leçons ?
— Je les savais déjà !
— Tu me bourres la caisse, l'ami !
Il hausse les épaules :
— Et même ! Tu trouves que c'est une vie sortir de l'école pour se respirer une montagne de boulot ? J'ai justement les droits de l'homme à l'ordre du jour, grand. Ah ! ils sont frais ! Le droit de se faire chier pour aller s'inscrire au chômedu à l'arrivée, oui !
- Ça te dirait que je te sorte ? Cinoche, restau ? La big fiesta !
Ses mirettes étincellent.
— T'es chiche ?
— M'man m'a laissé un mot en demandant de m'occuper de toi.
— Ouais, je l'ai lu. Elle renifle quelque chose à propos de Maria ; l'autre matin, elle m'a surpris avec ma main dans sa culotte. A propos toi qu'es le patron, tu pourrais pas dire à cette Espingote de mes fesses qu'elle s'achète de slips un peu bandants, qu'on se régale ? T'as vu dans quoi elle s'emmitoufle le joufflu Antoine ? Chez les Ursulines, elles ont culottes plus attractives. Faudrait lui faire réviser sa panoplie. Ne serait-ce que pour le standinge de cette maison, merde ! Assurer service d'un commissaire en portant un oripal en gros coton flasque, faut avoir la cervelle qui se caramélise !
— Puisqu'on sort, on lui en achètera de joli Toinet. A froufrous, des noirs.
— J'aimerais qu'elle en eusse un rose avec la dentelle et fendu par le milieu, paraît que ça existe, la bonne portugaise de mon copain Maïeux en porte. Rien que de la voir remonter sa jupe, il se biche un membre dur comme un manche de pioche !
— On lui offrira également une féerie comme ça, môme. Tu choisiras.
Je me dis qu'elle va virer au proxénétisme, si elle se développe, notre aventure commune avec Maria. Pour un flic, je la fiche mal. Va falloir que je stoppe mes caprices mutins avec elle, que je la laisse tout entière à Toinet qui est en train de faire ses premières armes. A tout prendre, je préfère qu'il s'emplâtre la bonne plutôt qu'une des garnementes de sa classe. Il serait capable de la fiche enceinte.
Le biniou grelotte et c'est Berthe Bérurier. Elle me dit que son homme a formellement besoin de me voir pour une affaire me concernant, si je pourrerais passer chez eux, il va revenir dans pas une heure.
— Comment ! m'écrié-je, vous vous êtes remis ensemble ?[1].
Elle glousse comme un troupeau de dindons.
— Voilions, Antoine, moi et lui, vous savez bien que c'est comme Jacob et Delafon pour les bidets : antisociable ! Hier matin, ce con est venu faire allemande honorable à la maison. Le préfet a ordonné la fermeture d' son institut, comme quoi y s'y passait trop d'bordèlerie, n'en plus, sa Canadienne s'est mallée av'c un industriel normand. Conclusion, M. Dunœud rent' coucouche-panier chez sa légitime et demand' sa rintégration dans la police. V's'étiez d'congé aujord'hui ?
J'évoque la jolie Dons à qui j'ai consacré un déjeuner et l'après-midi. Exquise salope, belle à crever. Un peu chichi mais avec vingt-huit centimètres de braque bien placés, ça s'arrange.
— Oui, Berthe, j'étais de congé.
Elle pouffe :
— Y en a une qu'a dû l'avoir belle, je parille Antoine ?
— Belle et vaselinée, Berthe, ce qui la rend pimpante comme un jouet suisse.
— J'm'en doute, grand polisson ! C'qu' j'eusse aimé être là de visu !
— Vous n'avez pas à vous plaindre avec le phénomène qui vous a épousée, chère amie. Alexandre-Benoît a la queue du siècle, c'est de notoriété publique.
— J'vous dis pas, Antoine. Question dimension, on peut pas d'mander plus ou alors on s'fait éclater la moniche. Mais y a pas qu'la taille qu'importe ! La manière d's'en servir a coefficient quatre dans les figures libres, non ? Voiliez-vous, vot' répute à vous, c'est la grande technique. Paraît qu' vos enfilades c'est du grand art !
— D'où tenez-vous cette flatteuse information, ma bonne ?
— Elle est de notarié publique, elle aussi. J'm'ai laissé dire qu'une séance de baise av'c vous, Antoine, c'est plus beau qu'Venise. J'sais plus quelle pécore qu'v's'aviez tirée m'a raconté vos passes de cape, j'ai été obligée d'changer d'culotte tell'ment qu' j'm'y croiliais.
Comme tu vois, un dialogue avec Berthe Bérurier est toujours intéressant et fait avancer le progrès. La qualité de ses considérations, la clarté de ses aperçus, son sens inné de la vie font de ses moindres propos un enchantement délicat.
— Il ne faut rien sublimer, calmé-je le jeu ; il arrive qu'on soit en verve avec certaines partenaires dont la sensualité correspond à la vôtre…
Elle place l'estocade :
— Moi et vous, commissaire, j'sus certain qu'on s'recevrerait cinq su' cinq. Si j'vous avouais qu'je fantômasse à propos de vot' sujet. L'aut' nuit, j'ai rêvé que vous me broutiez la babasse ; j'ai tant tell'ment gueulé d'plaisir qu' ça a réveillé M'sieur Merlin, not' crémier, que la femme est en vacances et dont j'ai un faible à cause d'sa moustache. A quatre heures du matin y a fallu qu'y m'baratte l'trésor, j'y t'nais plus. Quand l'amour m'empare, Antoine, j'sus capab' d'm'enquiler un magnum d'champ' dans l'endroit frivole, si j'vous direrais !
— Voilà qui est bon à savoir, ma chère Berthe. Le jour où j'aurai besoin d'une planque sûre pour ma Maserati, je ferai appel à vous !
Elle s'éclate :
— V's'êtes un grand coquin, Antoine. La vie est mal faite, c'est vous que j'aurerais dû épouser, et non pas ce porc de Bérurier qu'est un goujat et un répugnant personnage. Si j'vous direrais qu'y m'gêne, par moments ! C'est pas l'gènre d'mari qui met sa femme en valeur, si vous voiliez ce dont je dis ? C'qu'il a, c'est qu'il a pas d'éducation. Bon, il est revenu, j'accepte. Mais faudra qu'il s'attendisse à des représailleries. On m'abandonne pas comme un vieux slip pour r'viendre la bouche en cœur comme quoi « elle m'a plaqué, j'rent' ». J'peux vous jurer qu'il va trouver comme un défaut dans nos nouvelles relations, commissaire. Et s'mett' la tringle, question tringle ! Dites, j'ai pris des habitudes, moi, pendant la récré d'môssieur. J'attends pas après sa pine d'âne pour m'faire reluire, j'regrette !
Je l'écoute vindicater en songeant qu'il n'y a pas de raison pour que sa délirade ne dure pas le temps de ce bouquin. Je pourrais te communiquer les réflexions de la Baleine intégralement et tituler le book : « Les stances de Berthaga », ça se vendrait. Je perçois un coup de sonnette dans I'apparte des deux monstres.
— Vous permettez, dit Berthe, y a quéqu'un à la porte, c'est p't'êt' ce gros sac qu'a oublillellé ses clés.
Elle abandonne le combiné. Je perçois un bruit de converse. Puis elle revient en ligne :
— Non, dit-elle, c'est Germain Pilon, le locataire du dessus qui vient se faire faire un' p'tite pipe en voisin. J'en ai pour deux minutes car il fait de la gesticulation précoce. C'soir, c'est leur annif d'mariage, sa femme et lui, et y voudrait la niquer après s'êt' fait essorer l'intime prélavablement. Y a qu' comme ça qu'y peut t'nir la distance, l'pauv' biquet. Installez-vous dans l'fauteuil, Germain, et déballez vot' bigomeau, j'sus t'à vous dans une instant.
Berthe baisse le ton et me confie :
— J'voudrais qu'vous vissiez la zézette à m'sieur Pilon, Antoine : il l'a en tire-bouchon ! La crise ! On a l'impression de pomper une hélice ! Mais qu'est-ce y m'fait, là ! Non, non ! Masturbez-vous pas, Germain, v's'allez tout m'saloper mon tapis qui rent' du nettoilliage d'à la suite d'Alfred qu'avait dégueulé dessus. Les tapis, c'est comme les gens : y en a qu'ont pas d'chance. Çui-là, y dérouille sans arrêt ; quand c'est pas une tasse d'café ou du foutre, c'est la blanquette d'veau ou les andouillettes ! J'passe ma vie à l'frotter à l'eau écarlate ! C'est dommage, une pièce d'cette rareté qu'on avait gagnée dans une tombola, à nos débuts, Sandre et moi. Persan authentique, on l'a fait mésestimer un jour par un espert. Bon, Antoine, faut que j'vais vous laisser, M. Pilon s'impatiente du membre et y va m'causer du grabuge. L'i simpliste c'est qu'vous viendriez : l'temps d river d'Saint-Cloud, Béru s'ra de r'tour. J'sais pas c'qui vous veuille, mais c'est très grave. J'vous embrasse.
Cling !
Ouf !
Antoine qui attend la fin de ce morceau d'anthologie, assis à califourchon sur chaise, les bras croisés, ricane :
— C'te grosse vachasse, tu l'empêches de dormir ! Elle voudrait te violer tout cru, grand. Avec elle, c'est plus de la baise, c'est d spéléogie ! Elle doit avoir des peintures rupestres dans la moulasse !
— Dis donc, t'es savant, Toinet : rupestre c'est pas du langage courant !
— On vient de l'étudier, grand ; tu vois je ne suis pas si ignare que tu crois !
Il est impressionnant, le petit étalon !
Lorsque nous nous présentons sur le paillasson des Bérurier, un vacarme issu de logement fait résonner la cage d'escadrin.
Des cris, des bris ! Les seconds ponctuant les premiers. L'ensemble est assez rythmé :
— Fumière !
Bloing !
— Pourri !
Crac !
— Pute morte !
Boum !
— Saligaud de sa mère !
Floc !
— Merderie en flaque !
Vraoum !
— Baquet de merde !
Tchloc !
— Pertes blanches !
Dziou !
— Cocu cocu !
Pif !
— Morue tournée !
Dinggg !
— Crème de gland !
Raousse !
— Connasse pleine de foin !
Paf !
Et alors, le texte se développe, le débit s'accélère. On ne casse plus, on hurle !
— T'es un pourceau plein de pus, nourri d'colombins ! Une pompe à vidange qui déborde ! Un paquet de boyaux décomposés ! Une fosse à trous du cul ! De la vérole raclée ! Du dégobillage de chien malade. Une bite rance ! Un paf en pleine blenno ! Un sac bourré d'hémorroïdes de pédés ! T'es un vieux lavement d'occasion, Béru ! Une bassine remplie de capotes anglaises usagées ! T'es une tarte aux furoncles ! Un crapaud vérolé ! T'es plein de pets au cassoulet gâté ! Tu rotes le civet lièvre chié !
« Quand tu baises, t'as l'air d'un camion-citerne qui se vide ! Tu fouettes si tellement qu'avec toi, les fleurs sentent la fosse à purin ! Quand j'te regarde, j'ai honte de mes yeux ! Quand tu passes, ça laisse des traces comme de transporter des poubelles. S'réveiller dans un plumard à côté de toi, c'est comme si on ferait un cauchemar. Les petits enfants pas sages, on leur montre ta photo pour les punir ! Qu'un êt' de ton acabit existe, c'est pire qu'une épidémie d'vérole dégoulinante. Tu suintes de partout ! T'es couvert d'moisissures ! Tu ressemb' à un chancre pas sec ! La différence ent' toi et un cochon crevant d'indigestion, y en a pas. Je t'hais. Te gerbe à n'en plus finir ! Te cague sur la gueule ! Je crache sur ta chopine d'âne qu'on sait jamais d'où elle sort ! En t'voiliant, y me vient des abcès jusqu' dans la chatte ! Si j'aurais encore d'la religion, j'irais m'confesser de t'avoir causé.
« Faudrait qu'on t'pende par les couilles ! Qu'on t'ouve le bide en grand, laisser partir l'plus gros ! Qu'on t'arrache les yeux av'c fourchettes à huîtres. L'jour qu'ton vieux t'a concevu, il aurait dû embroquer ta mère par le pot ; sûrement qu'il l'a fait d'alieurs, parce qu't'es pas un homme, mais un étron ! Moi, reviv' avec cette infamure ? Je préfére entrer au couvent, m'faire nonne et brouter la supérieure ! Tu vas refout' ton camp aussitôt autrement sinon c'est moi qui fous le mien ! C'est comprille ? Mais qu'est-ce y l'arrive, à ce con ! Y s'marre ! Tu t'marres, sac à merde ? »
Enfin la voix de Bérurier, rassérénée, calme, douce comme le vent du soir dans la haie de de noisetiers :
— T'sais qu't'es belle quand t'es en renaud, la Grosse ? T'sais qu't'es pouète aussi ? Toutes ces choses que tu balances, tu les écriverais, on les enseignererait dans les écoles. C'est vachement bien tourné ! T'as d'ces comparaisons : « tarte aux furoncles », tu rotes l'civet d'lièvre chié ». C'est bien observé ! C'est beau ! Ça sonne juste. Tu croirerais du Victor Hugo ! J'en ai les larmes aux yeux, Berthy ! Une femme comme toi : faut-il qu'j'soye con pour lu faire du contre-carre.
« Allons, ma gazelle, on enterre la vache de guerre. Fais-moi confiance, on va s'retrouver une vitesse de croisière pépère. T'auras droit à la féerie d'Versailles : les Grandes Eaux, le feu d'artifice ! Une bonne chibrée au bord du pieu, pour démarrer le programme ! Façon uhlan de des la quatorze en train de fourrer nos fermières de l'est. Le grand tonitruage dans les jambons ! Tiens, si t'as d'la vaseline, je te pratique l'œil de bronze, comme jadis ! S'l'ment tu pourras plus t'asseoir au restau qu'je vais t'emmener ensute. rai~Non, l'œil de bronze, ça sera au retour, comme ça t'auras la nuit pour te dédolorer l'pétrus.
« Qu'est-ce tu penses du programme, Baby ? C'est pas joyce ? Plus must qu'au Clube Méditerranée ? Quand j't'aurai célébré nos r'trouvailles, tu pourras plus t'installer ailleurs qu'su' ton bidet ! Ou dans d'la Chantilly ! Ta case trésor ressemblerera à un four à micro-ondes.
« T'as pas entendu sonner ? Oui, hein ? Tu vas ouvrerir ? Qu'est-ce tu dis ? Que j'peux aller me faire mettre ! Bon, j'y vais. Mais sors un peu les aérofreins, la mère, que sinon, moi aussi la colère me biche et je te décape la frime au sirop de phalanges. Faut pas m'courir su' la bite trop longtemps, la vieille. J'tolère pas qu'une Carabosse de deux cents kilos vinsse m'sonober. Un moment, ça va, juste pour l'agrément d'la chose ; mais trop c'est trop. Avant de chiquer les princesses outragegées, on s'regarde dans une glace.
« Tu veux qu'j't'emmène devant not' armoire, dis, vachasse ? Ta bouille, on dirait une tête de veau trop bouillie. T'as tellement d'valoches sous les carreaux qu'on s'croirait à la livraison des bagages d'Orly Sud ! T'as la viande si tellement molle que quand j't'embrasse sur les joues, ça laisse un rond pou' l'restant d'la journée ! Et tes nichons, t'sais où ils en sont ? Tu dirais qu'on envoye deux sacs de farine aux pays sous-développés ! Ça fait vingt ans qu'ton tour d'taille a été remplacé par une montgol-fière ! Quant à ton cul, y m'fait penser au régiment, quand c'est qu'on empilait nos sacs à dos dans la gare avant d'choper l'dur ! Pour t'grimper, dans c't'état, faut vraiment ma santé et qu''j'pense fort au dernier poster de Lui.
« Alors tu vas aller délourder, et au trot, grosse salope ! Qu'aut'ment sinon, j't'va montrer qu'est-ce qui pisse encore su l'évier dans c'te taule ! Si tu t'croives av'c des gugusses comme Alfred ou comme Germain Pilon, l'voisin du dessus qu'j't'ai surpris à pomper sa bite de misère, là tu t'goures, fillette. Faut pas confond' le taureau d'avec le sapajou, c'est pas l'même membre qui fonctionne ! »
C'est ainsi que Berthe Bérurier vint nous ouvrir la porte.