DE L'OMBRE A LA LUMIÈRE

Lui mets la main en bâillon. Qu'inutile de réveiller toute la gentillommasse : les petites bourgeoises salopiotes et les malfrats de grande banlieue vont radiner aux questions, et ça va chari-varier à tout berzingue. L'émoi, la panique vont grandir. La vie devenir intenable.

La biroute à Riton fait peur à voir. Elle ressemble à un animal hautement dangereux, du genre reptile à venin rapide. Hélas, elle ne le crachera plus ! C'est redoutable comme spectacle. L'homme, il est beau quand il est rassemblé, entier, compact. Si tu le prives d'un de ses attributs, celui-ci prend un aspect répugnant. Il est l'horreur absolue. A la rigueur extrême, tu as le droit de perdre une dent. Mais perdre une oreille ou son paf, alors là tu franchis une limite extrême au-delà de laquelle ton ticket de vivant n'est plus valable.

Francine finit par se calmer un peu, mais des frissons l'agitent et elle continue de geindre, le visage plaqué à ma virile poitrine.

— Mais pourquoi ? hoquette-t-elle. Pourquoi ? Qu'est-ce que cela signifie ? On m'en veut donc à ce point ?

Et là, je suis frappé par cette question, tu vois ? Sыr « qu'on lui en veut » à la petite dame. Et salement ! Impitotayablement. Que dis-je im-pi-to-ya-ble-ment !

Je passe en revue la soirée. Nous deux à l'office. Moi, bouffant ses rillettes tout en m'intéressant à son cul, Francinette. Le caillou-brise-glace avec le message injurieux « Salope de Tueuse ». II signifie qu'on nous observait depuis l'extérieur. Et alors, je vais te dire, celui (ou celle) qui a virgulé le gadin à travers la fenêtre détenait le paf du pauvre Riton et l'a glissé dans le lit de la Saint-Braque. Pourquoi ? Parce que notre attitude abandonnée disait assez qu'on allait pieuter ensemble et qu'il (ou elle) souhaitait que je fusse avec elle lorsqu'elle découvrirait le chibre coupé.

— Vous étiez couchée, Francine, avant mon arrivée tardive ?

— Bien sûr.

— Si ce… cette chose horrible s'était trouvée sous votre traversin, vous l'auriez découverte, n'est-ce pas ?

— Naturellement : je dors depuis l'enfance avec une main engagée dessous.

— Conclusion, quelqu'un l'y a mise alors que nous nous trouvions à la cuisine.

— Je n'oserai jamais plus dormir dans ce lit, balbutie la pauvrette.

— Eh bien, vous en changerez, grondé-je.


Quelqu'un… Qui ? Mystère.

Cette fois, l'affaire me prend en sandwich. Elle devient bicéphale. J'ai les bites de la pharmacie et la bite du château. Faut faire avec. Pas commode.

— Allez me chercher un sac en plastique, enjoins-je.

Fini, le tutoiement. Quand ça cacate trop, je redeviens mondain, professionnel. On n'en est plus à la séance de baise par délire verbal.

Elle sort et je l'escorte dans le couloir. Tout au bout, y a une armure qui ressemble à Chirac. Elle me fait également songer au cousin Gonzague.

— Où se trouve la chambre de M. de Vatefaire ? questionnai-je dans un souffle.

Francine me désigne la dernière porte sur la droite. Je m'y dirige et, parvenu devant l'huis, m'agenouille sur le dallage. Je ramasse une sorte de confetti brun, et c'est une particule de feuille morte. Elle est détrempée.

M'étant légèrement redressé, j'actionne la poignée massive de la serrure. Ça s'ouvre. J'écarte le panneau de trois ou quatre centimètres, pas davantage, n'ensuite de quoi, je m'assieds en tailleur et j'attends.

Tu sais qui ?

Ben oui : le cousin.

Parce que, de mes deux choses l'une, comme dit Béru : ou bien il roupille du sommeil de Just Fontaine, ou bien pas. S'il roupille, il n'a pas pu s'apercevoir que sa lourde est légèrement ouverte, car je n'ai fait aucun bruit, et en ce cas il continuera d'en concasser. Par contre s'il ne dort pas, il est au courant de la chose et, comme rien de plus ne se produit, il voudra en avoir le cœur net et viendra vérifier de quoi il retourne.

Un jour j'écrirai un traité (de con) sur l'attente dans le métier de perdreau. L'attente, cet auxiliaire primordial. L'attente, aussi indispensable au flic qu'au cuisinier. Tu ne peux éluder le temps. Il doit s'exprimer, jouer son rôle. Si tu lui passes outre, il te fait des crocs-enjambe.

En bas, il y a un bruit lointain de portes. Francine qui cherche le sac de plastique dans lequel je placerai les attributs de Riton. M'est avis qu'elle doit s'enfoncer un coup d'alcool pour se redonner des couleurs. La pauvrette : se faire carboniser le sensoriel à l'évocation graveleuse, être rincée complet pour, à l'instant de la défaillance sublime, mettre la main sur un paf tronçonné (qu'elle a dû turluter d'importance quand il était rattaché à son tronc d'origine), voilà qui déstabilise une gonzesse pour toujours. Si ça se trouve, elle refusera de niquer, désormais, Francinounette. Le chibre va lui faire horreur. Je la vois très bien se convertir dans les ordres.

Sœur Francine de la chibrée morte !

Un feutrement. La porte du Gonzague frémit. La voilà qui s'écarte de quelques centimètres supplémentaires et une petite moitié de visage s'inscrit dans l'entrebâillure.

Comme en général l'homme aux aguets regarde à sa hauteur et que je me tiens assis sur le sol, il ne m'avise pas d'emblée.

— Salut, cousin ! lui lancé-je joyeusement. Des insomnies ?

Et poum ! Un rétablissement de gymnaste et je le refoule dans la chambre bleue.

Eberlué, le gonze Gonzague. Effrayé aussi. II s'attendait pas.

Porte une robe de chambre pompeuse, à brandebourgs et gros glands dorés à frange, à chaque extrémité de la ceinture. Dans les bleus king ! Dessous, il est en chemise de jour, pantalon, chaussettes noires.

— Vous ne dormiez pas ? interrogé-je, en fixant ses fringues.

— C'est-à-dire qu'ayant cru entendre crier, je me suis habillé en hâte…

— Vous permettez.

J'entre délibérément et furète un instant jusqu'à ce je trouve ses godasses au pied du lit. Je les ramasse pour examiner leurs semelles.

— Vous étiez dehors il y a très peu de temps, noté-je.

— Pensez-vous, je…

— Vos souliers sont mouillés et il ne pleut que depuis une heure, mon cher Gonzigue de Zague.

— C'est un délit, de sortir ?

— Seulement une indication.

— Quelle indication ?

— Vous permettez ?

Je saisis ses deux mains et les contemple à la lumière du lustre. Sur le côté de son index droit et sur la face interne de son pouce, j'aperçois d'imperceptibles traînées noires.

— Qui a-t-il ? s'impatiente le cousin en reprenant vivement ses pattoches.

— Dans ma jeunesse, j'ai lu beaucoup de romans policiers du « Masque », lui dis-je. En ce temps-là, les histoires étaient toujours basées sur la recherche du criminel, alors il était beaucoup question des traces, des indices, de ces bricoles qu'on n'utilise plus guère de nos jours où l'on fait dans la violence.

Je me rends aux gogues contigus et prends une feuille de faf à train ouatiné double face.

— Votre main droite, s'il vous plaît !

— Ah ! monsieur, vos brimades injustifiées m'importunent, à la fin !

— Ce sera la dernière, promets-je, et elle n'est pas très violente.

D'autor, je rempare sa pogne et frotte avec mon papelard moelleux ses deux doigts maculés.

— On analysera, dis-je, mais je sais déjà que c'est du fusain.

— Quoi, du fusain ?

— Je parle du crayon dont vous vous êtes servi pour envoyer à travers la fenêtre un message d'admiration à votre parente.

Je déploie le morceau de papier et le lui montre.

— Il est probable qu'on vous fera écrire ces trois mots à différentes reprises et que cela déclenchera des batailles d'experts, lui dis-je. Reste à déterminer pour moi où vous avez trouvé ce crayon qui n'est plus beaucoup employé à notre époque, sinon par des peintres, et encore… Mais enfin, cela n'est qu'un détail et ce message, pour injurieux qu'il soit, n'est pas bien méchant. Plus grave est l'objet que vous avez glissé sous le traversin de Francine. J'appelle cela un objet, faute de mieux, par pudeur.

— J'ignore ce dont vous parlez ! assure Gonzague.

— Cela sera évoqué lors d'un prochain entretien, mon cher. Bien entendu, je vous prie de ne pas quitter le château sans que je vous en donne l'autorisation.

Et je m'évacue. Francine m'attend à l'entrée de sa chambre, tenant un sac de plastique blanc portant le nom d'un parfumeur réputé.

— Cela conviendra-t-il ?

— Tout à fait.

Je dégage le traversin, place le sac ouvert près du sexe sectionné et fais pénétrer celui-là dans celui-ci par petits coups, en relevant le drap. Puis j'enroule le sac sur lui-même, réprimant des spasmes dégueulatoires car, même à travers la paroi lisse, il est atroce de manipuler une « chose » pareille.

— Vous voyez souvent votre cousin ?

— Gonzague ?

J'acquiesce.

— Deux ou trois fois par mois.

— Que fait-il dans l'existence ?

— Expert en philatélie.

— Situation de famille ?

— Célibataire.

— Homo ?

— C'est son problème ; il ne m'a jamais fait de confidences.

— Mais à votre avis ?

— Franchement, je n'en sais rien. Il faut se méfier de cataloguer les hommes un peu maniérés comme Gonzague.

— Hier, après avoir découvert le meurtre de Riton, vous l'avez prévenu ?

— J'ai tout d'abord tenté de vous alerter ; mais vous n'étiez pas joignable. Comme je me trouvais dans un grand désarroi, je me suis tournée vers mon cousin.

— Il est arrivé tout de suite ?

— Rapidement, oui.

— Où habite-t-il ?

— Villa Montmorency.

— Quelles furent ses réactions ?

— Il était atterré et furieux. C'est un homme qui a une conception quelque peu archaïque de la famille, de l'honneur, de la vertu.

— Il blâmait vos débordements avec ces jeunes malandrins que vous hébergez ?

— Beaucoup.

« Bien, me dis-je alors. Gonzague a envoyé le message ; mais il n'a pas placé le paf du gars Riton dans le pucier de Francine. Il ne l'a pas fait pour l'excellente raison qu'il n'est pas l'assassin et que, par conséquent, il ne pouvait avoir ce lugubre relief à disposition. » Reste donc, comme suspects : les quatre anciens taulards, les trois bourgeoises au cul fumant, le vieux jardinier mécontent, et la cuisinière que je n'ai pas encore eu l'heur de connaître.

Le sommeil me râpe les nerfs et me fait mal derrière les yeux. Pour un peu, je me loverais sur la moquette afin d'en écraser.

— J'ai des coups de fil à passer, dis-je, je descends dans la bibliothèque.

— Ne me laissez pas, j'ai peur ! supplie la Saint-Braque.

— Allez dormir avec l'une de vos amies ou avec l'un des garçons, réponds-je en signifiant bien, par mon intonation, que son problo n'en est pas un pour moi et que je m'en torchonne les orifices.


Jérémie a une voix de médium. Celle du zig envapé à qui on demande s'il aperçoit le fantôme de Napoléon et qui répond que non, mais que celui de Charles Quint est à disposition.

Il a un « Oh ! c'est toi » exprimé sur la rampe de lancement d'un bâillement léonin. Il ajoute :

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures cinquante-huit.

— T'as une montre digitale ?

— Non, mais ma Pasha possède un cadran très lisible.

— Où es-tu ?

— Château de Con-la-Ville.

— Du nouveau ?

— Beaucoup.

— Raconte.

— Pas le cœur à ça. Demain. Ou plutôt tout à l'heure. Pointez-vous ici à sept heures, Béru et toi. Ciao !

Ayant interrompu la communication, je sonne le service des écoutes. Le préposé a changé mais son prédécesseur lui a laissé les consignes. Toujours le néant sur la ligue de Mme Purgon, la pharmacienne. Elle n'a reçu aucun appel, n'a composé aucune communication.

— Continuez, fais-je, et placez également sous surveillance le numéro de sa pharmacie : même adresse. Vous le chercherez dans l'annuaire, je ne l'ai pas sur moi. Je rappellerai plus tard.

Je raccroche. Un canapé de velours avachi me séduit. Je tombe la veste, ôte mes pneus, dénoue ma cravetouze et m'allonge après avoir tout éteint. Putain, la position horizontale, quelle volupté. C'est l'une des raisons qui me consolent d'avoir à mourir. On serait enterré debout, je demanderais à réfléchir, mais couché, tu parles d'un velours ! Récupérer enfin les années de sommeil en retard, les fatigues surmontées ; j'en mouille rien que d'y penser !

Je me figurais que j'allais sombrer dans les bras de l'orfèvre, hélas ! ma nervouze est à ce point sur orbite qu'au lieu de m'engloutir, je fais la planche sur la mer agitée de mes pensées, écrirait Roger Robbe-Grillet. Je pense à la pharmacienne, à la malheureuse doctoresse, à Francine, à ses hôtes, à une jolie vendeuse du Faubourg Saint-Honoré que je dois loncher demain après-midi au plus tard. Fille longiligne, porteuse d'une mini-jupe si étroite qu'elle en a les jambes entravées et doit marcher avec son cul.

Riton, c'est quelqu'un d'ici qui l'a trucidé, fatal. Si c'était quelqu'un de l'extérieur, ses burnes n'auraient pas été dissimulées toute la journée dans cette maison pour être sournoisement glissées sous le traversin de Francine pendant la nuit. Moi, le cousin Gonzague ne me dit rien qui vaille et je déplore qu'il ne puisse compter parmi les suspects puisqu'il ne se trouvait pas à Con-la-Ville au moment du meurtre. Je vais néanmoins vérifier la chose.

Je me redresse, moulu, gourd, lent et désorienté de l'estomac. J'ai dû claper trop de rillettes. Je me suis lancé dessus comme un robinson du Sahara sur un oued. Bonjour les dégâts : cholestérol, lipides, la merde ! Faut que je me reprenne en main. Que j'aille me faire materner à Quiberon, thalasser, masser, diététiquer, tout le tremblement. A toujours cavaler le criminel ou le frifri des dames, je perds de vue ma santé. Insuffisance de sommeil, surmenage, des bouffements bâclés, sans heure fixe. Pas raisonnable, ça, Tonio.

L'autre jour, à la télé, je suis tombé sur une pube pour les biscuits « Cric croc », contre la constipation. Tu voyais un jeune ménage radieux expliquer l'à quel point leur existence était changée, bien rayonnante, grâce aux fibres contenues dans les biscuits « Cric croc ». Comme ça leur facilitait le transit intestinal très superbement. J'ai été touché, ému, de les voir si contents de chier, ces braves amis. On sentait que pour eux, peu à peu, la défécation remplaçait la baise. Ils allaient se faire installer double cuvette dans leurs chiches, face à face, pour cagater de concert, en serre-livres, débourrer, les yeux dans les yeux, unis par leur vidage de tripes magistral. Communier dans une même chiasse sublime, leurs âmes transportées par la paix des entrailles. Les pets nonchalants, modulés par leurs sphincters, allaient composer une musique de chiottes aux accents mélodieux. Leurs instruments se répondraient. Ah ! les regards saint-sulpiciens qu'ils échangeraient, avec des certitudes de bonheur enfin conquis et, dorénavant, inexpugnable. Comme on sentait qu'ils allaient affronter la vie avec détermination, par la magie des biscuits « Cric croc ». Assurés de la santé, désormais, ils chieraient la tête haute, le cœur en fête, avec la douce assurance de se sentir à jamais soudés par leur bédolanche plus gracieuse que « la danse du Cygne ». Plus mélodieuse que « la nuit de Walpurgis » (devenue « la nuit de Va-te-purger »).

Et bon, me voici de nouveau avec mon index qui sent la chatte, engagé dans les trous d'un vieux cadran téléphonique.

Dring driiiiiing !

Pinaud répond. Paisible, pas surpris ni irrité d'être appelé à cette heure sauvage.

— Bonjour, mon petit. Rien de fâcheux, j'espère ?

— Besoin de toi aux aurores.

— Avec plaisir. Mme Pinaud vient de rentrer de sa cure de rajeunissement en Roumanie, tu ne la reconnaîtrais plus ! Une gamine ! Elle m'inspire des retintons.

— Bravo, je serai le parrain !

Il rit.

— Ah ! si nous avions ne serait-ce que vingt ans de moins !

— Tu as de quoi écrire ?

— Naturellement.

— Note… Gonzague de Vatefaire, Villa Montmorency, Paris. J'aimerais avoir un curriculum du personnage et surtout savoir où il se trouvait la nuit précédente. Tu me téléphoneras les résultats dans la matinée au numéro que je vais t'indiquer.

Je lui cloque le turlu du château.

— Je me mets en chasse dès que j'ai achevé ma toilette, promet la Pine.

— Tu te laves, maintenant ? m'étonné-je.

— Il le faut bien : j'ai une salle de bains ultra-perfectionnée, soupire-t-il. Quand la fortune m'a échu, je me suis laissé embarquer par la griserie. J'ai procédé à une refonte complète de notre appartement. Et puis maintenant j'en subis les conséquences.

Je raccroche. Les rillettes m'encombrent de plus en plus l'armoire à ragoût. Dis, c'est comme à Verdun : ça ne passe pas !

Où ai-je mis la bite à Riton ? J'ai dû l'oublier dans la chambre de Francine. Il faut que j'aille la reprendre, c'est pas des trucs qu'on peut laisser traîner comme des cendriers.

Me voilà reparti à l'étage.

Juste comme je débouche, j'avise le cousin qui sort de chez sa parente. Plutôt furtivement.

— Hep !

Il paraît embêté de se faire prendre en flagrant délit.

— Que faites-vous, cousin ?

— Je voulais parler à Mlle de Saint-Braque, mais elle n'est pas dans sa chambre, maugrée le bonhomme.

Je rouvre la porte.

— Entrez !

— Mais…

— Entrez ! réitéré-je d'un ton déterminant.

Le sac de plastique est posé sur la commode. Ordinairement on parle de « mon cul sur la commode », là, c'est « sa bite sur la commode ».

— Vous avez vu ce qu'il y a là-dedans, cousin ?

Le sac n'est pas transparent, je crois te l'avoir précisé ?

— Non.

— Eh bien ! regardez !

Je fixe son comportement comme tu peux pas savoir ! Mon regard est une ventouse.

Gonzague tend la main vers le sac, s'en empare et l'ouvre.

Il mate. Alors il a un sursaut, le lâche et se met à gerber sur le beau plancher de la pièce.

Honnêtement, il semble « réellement » commotionné. Quand on vomit spontanément, c'est pas du chiqué. Il aurait fait des efforts préalables, je dirais… Mais non, là c'est carrément la fusée que tu n'as pas la possibilité de réprimer.

Lorsqu'il a cessé de tousser, expectorer, larmoyer, suffoquer et autres broutilles, il dit, d'une voix haletante en louchant sur sa flaque :

— Veuillez m'excuser, c'est si effroyable. Moi, une simple coupure me fait tourner de l'œil. D'où sort ce… cette chose monstrueuse ?

— Du pantalon d'un jeune homme, dans un premier temps, mon cher, de sous l'oreiller de Francine dans un second.

— L'oreiller de Francine ! Voulez-vous dire qu'elle…

— Non : un mauvais plaisant le lui a mis pour la guérir du hoquet, éventuellement.

— Mais ce mauvais plaisant ?…

— Se double d'un meurtrier, en effet.

— Et il se trouve ?…

— Au château, mon bon cousin ; au château !

Je prends le paquet de couilles et laisse M. de Vatefaire en tête à tête avec ses déjections.


C'est intéressant, la voix des gens réveillés en sursaut. Révélateur.

II y a ceux qui sont hagards et réagissent comme si on criait « Au feu ! ». Ceux qui sont instantanément lucides et dont la voix est pleine d'une méfiance hostile. Ceux qui s'efforcent au calme mais dont tu sens parfaitement que leur guignol tape le cent cinquante chrono.

Mathias le Rouillé appartient à une quatrième catégorie : les suppliants. Il répond du ton d'un mec qu'on vient chercher pour la guillotine et qui implore : « Encore un moment, monsieur le bourreau. »

— Qui me demande ? Que se passe-t-il ? II est cinq heures ! lâche le malheureux en chapelet.

A son côté, sa mégère éveillée à son tour, déclenche sa génératrice houspilleuse :

— Si c'est une farce, tu dois te montrer très…

— San-A., fais-je. Pardon d'écourter ta nuit d'ivresse, Rouquin. Tu étais probablement en train de mettre en route votre dix-huitième mouflet ?

— Qui est-ce ? insiste sa Carabosse.

— San-Antonio, balbutie le chef de notre laboratoire.

— Ça ne m'étonne pas ! grince la girouette rouillée qui lui sert d'épouse, ce type ne s'embarrasse pas de scrupules ; lui, le sommeil des autres ne l'empêche pas de dormir !

Curieuse tournure de phrase pour laquelle je montre de l'indulgence, compte tenu des circonstances.

— Mathias, je sais que tu te consacres à ton labo, mais j'ai besoin que tu élargisses l'éventail de tes activités pendant quelques heures afin de me composer une fiche exhaustive sur la personne dont voici les coordonnées.

Et je lui virgule la sauce à propos de la pharmacienne de Vilain-le-Bel.

— Il me faut un « complet », Rouquin, tu m'as compris ? D'où elle vient, ses antécédents, sa vie, son œuvre, ses coïts, sa ménopause ; qui elle fréquente, où elle va en vacances, la couleur de ses poils pubiens. Et il me faut ça tout de suite. Je le voudrais pour hier, comprends-tu ? Etat d'urgence. Quand cette histoire va sortir, il y aura un cahier complet dans Paris Match et même Le Figaro en parlera dans ses pages roses. C'est un service que je te demande, toi seul peux faire assez vite !

Je lui refile le bigophone de Francine chez laquelle, décidément, j'ai établi mon P.C.

Il promet. Galvanisé, malgré les maugréances aigres de la peau de vache blême à qui il fait des enfants roux.


En définitive, je dors au salon, dans la grande bergère Louis XVI, si peu propice à la ronflette. Dors comme un qui vient de recevoir un coup de massue sur l'os qui pue (comme dit Béru). Le black rapide, total, sans rêve.

C'est le zonzon d'un vieil aspirateur poussif et époustif qui me réveille. J'ouvre mes falots et j'aperçois un formidable fessier à quelques encablures. Une énorme ancillaire en blouse bleue promène un aspirateur, du genre teckel à poils ras et trompe de deux mètres, sur la moquette râpée. Elle porte cette horrible chose qu'on appelle des mi-bas et qui s'arrêtent sous les genoux. Au-dessus, imagine des cuisses floconneuses, bourrées de cellulite et striées de varices allant du bleu pervenche au violet épiscopal. On voit pendouiller l'entrejambe d'une vénérable culotte de coton, dans les tons grisâtres. Un instant, à visionner cette calamité, je me dis que pédé, ça s'explique, et que si j'étais en manque d'amour sur une île, en compagnie de cette personne et du prince Charles, malgré mes sentiments républicains, il n'est pas certain que c'est elle qui aurait ma préférence.

— Madame ! hélé-je.

Elle perçoit l'appel, malgré le vacarme de sa formule I, se retourne et pousse un cri en portant sa main à l'emplacement supposé de son palpitant.

— Oh ! Jésus, vous m'avez fait peur ! Je ne vous avais pas vu ! fait-elle après avoir stoppé, du pied, son turbo-mayonnaise.

Elle est ronde comme la Terre, mais davantage renflée qu'elle, à l'équateur.

— C'est vous qui confectionnez ces admirables rillettes que Francine de Saint-Braque m'a fait déguster cette nuit ? demandé-je en réprimant un renvoi riche desdites.

Elle épanouit de la trogne. T'as rien de plus vanneur qu'une cuisinière de maison bourgeoise. Léonard de Vinci était moins satisfait de sa Joconde qu'un cordon-bleu de sa blanquette de veau.

— J'ai vu que vous les avez trouvées bonnes, s'enorgueillit l'aimable personne.

— Je pourrais avoir du café ?

— J'ai ma cafetière sur le coin du fourneau. Vous aimeriez des toastes avec MES confitures ?

— Je les connais, elles sont géantes. Celle aux cerises noires, surtout. Mais ce matin, du café me suffira.

Elle se tire, me laissant en otage son vieil aspirateur asthmatique.

Le téléphone retentit. Je décroche prompto. C'est ma brave vieille Pine qui est en ligne. Enrhumé, le Débris. Je l'imagine, la goutte au pif, son vieux cache-nez de retour à son cou. Lorsque le pognon a afflué dans sa vie chétive, il s'est mis à voir grand, à se sabouler comme un prince de la mode. Rolls, restaurants trois étoiles, manteau doublé de vison. Mais cette frénésie n'a pas duré, et, lentement, il retourne à ses habitudes passées, à ses fringues râpées, à ses marottes de vieux gâteux. Fini, les pépées époustouflantes, les cures de rajeunissement. Il sombre à nouveau dans ses chères médiocrités confortables.

— J'ai fait vite, hein ? exulte le chéri égrotant.

— La foudre !

— Gonzague de Vatefaire est expert en philatélie. II voyage beaucoup car il fait autorité. II n'était pas chez lui, la nuit précédente. Côté mœurs, c'est plutôt indécis ; il n'a pas de femme et on ne lui a jamais connu de compagnes. Pas de liaisons masculines non plus. Selon un voisin, général en retraite, dont les fenêtres donnent sur les siennes, il appartiendrait à une secte bizarre, car il l'a aperçu, à plusieurs reprises, travesti en druide ou quelque chose de ce genre, et célébrant d'étranges offices en compagnie de gens habillés comme lui. II paraît riche, mais il passe pour pingre. C'est tout jusqu'à présent. Maintenant je vais m'attacher à essayer de découvrir où il a passé l'avant-dernière nuit, c'est bien cela qui t'intéresse, Antoine ?

— Cela même, César. Beau boulot ; tu restes irremplaçable. Tes revenus américains continuent de rentrer ?

— A flots ! admet Baderne-Baderne. Très franchement, je ne sais comment utiliser cet argent. Evidemment, je pourrais faire du bien. Mais à qui ? C'est pas aussi facile que les gens se l'imaginent, tu sais. La recherche contre le cancer ? Ni ma femme ni moi ne l'avons, Dieu merci. La Société Protectrice des Animaux ? Nous n'en possédons pas ! L'Assistance publique ? Nous n'avons pas d'enfant non plus. L'Abyssinie ? Il y a déjà tellement de gens mobilisés à son sujet, et puis c'est si loin ! Ah, il s'agit d'un véritable casse-tête, mon petit. Tu ne voudrais pas que nous montions une affaire, toi et moi ?

— De quoi ?

— Là est le problème. Réfléchis-y.

— Promis.

Je raccroche car j'aperçois Jérémie Blanc et Béru, dans le hall, à travers les portes vitrées du salon. Mes bons archers sont fidèles au rendez-vous. Double-patte et Patachon. Jérémie s'est mis en gandin, Béru porte sa moumoute de travers, ce qui lui fait la raie en large. II a été réveillé en sursaut par le grand Noir car sa braguette bâille autant que lui, et il a mis des chaussures différentes : un mocassin et un soulier à laçage.

Il me dit sans jambage :

— T'sais, l'Toinet, y promet ! Magine-toi qu'il a grimpé ma Berthe toute la noye, le fripon. N'au point qu'j'ai pas pu dormir tellement qu'il s'couait not' matelas ! Un coup suvait l'aut ! Tt's'erais cru su' un trampolinge. Dieu de Dieu ! c't'ramonée qui lu a mise. Le vrai p'tit julot ! Tu peux t'êt' fier. Comme tringleur, cézigus, y s'ra toujours su' la plus haut' marche du sodium. C'était beau, l'acharn'ment d'c'gamm ! Il s'assurait l'équilbrisme av'c les deux pognes posées bien à plat d'chaqu' côté d'la grosse. Et y gesticulait des meules comme un vrai limeur. Infatigab' ! Ma Berthy en était sidérée. E m'disait : « Non, mais, Sandre, vise-moi c'môme, c'brio ! Tu jurerais un pro ! Et question braque, déjà monté féroce ! J'ai connu des mecs qui voudreraient la même ! Tu sais qui m'fait d'l'effet, tout môme qu'il soye ? Sans charre : y m'embarque ! J'pars, Sandre ! Je pars ! Un gredin qu'est encore à la communale ! Parole : j'grimpe en mayonnaise ! Si j'm's'rais maginé une chose pareille ! Que la s'maine passée encore, en allant dîner chez mâme Félicie, j'Iu ai porté des sucettes ! Des sucettes ! Et c'est lui qui s'fait déguster l'panais ! Non, mais, Sandre, vise comme y fait cavalier seul ! Tu notes l'emport'ment d'c'loustic ? Y brosse si vite qu'tu peux pas lu mater l'dargiflard à l'œil nu ! J't'jure qui va m'tringler jusque z'à l'agonie. Je meurs, moi ! C't'un pic-vert, l'Toinet ! La façon d'arracher l'copeau, alors là, quand je raconterai ça à Alfred, y va tirer un d'ces nez, jalmince comme tu l'sais. Un Rital, tu penses ! Y croivent qu'a qu'eux qu'est capab' d'filer un' branlée à une dame ! Oh ! Oh ! Aoooh !.. L'monstre p'tit salaud ! J'l'avais dit qui m'agonis'rait, l'arsouille ! Tiens-moi la main, Sandre, du temps qu'j'éparpille du sensoriel. Ça va y ét' ! Ça y est ! Ça y est ! Ça y est ! Ouf ! ça y a été ! Ah ! ce gosse, j'sais pas si l'aura son bac un jour, mais doué pareill'ment pour' l'chibre, l'aura pas b'soin d'entrer en faculté ! »

Bérurier me frappe l'épaule.

— Moi, j'dis, déclare cet être exquis, qu'les enfants, y sont comme on les élève, Antoine. Y s'rait tombé dans une famille bourgeoise, y l'aurait pas pu s'épanouir le braque de cette façon. C'eût été la p'tite paluche sournoise, aux chiches, qui rend maigrichon, alors qu'là, on a un bon gaillard qu'hésite pas d'emplâtrer les dames de son entourage. Moi, ça m'plaît, une nature d'cette nature. C't'noye, en l'regardant tirer ma grosse, j'en étais tout attendri. J'voudrerais qu'mon fils Appolon-Jules fût-ce identiqu'ment et pareillement semblab' à lui.

Il verse un pleur qui ressemble à du saindoux placé trop près d'une source de chaleur. La torche d'un revers de manche d'avocat d'assises au moment de sa péroraison.

— L'Noirpiot m'dit qu'aurait du nouveau ? interroge l'Enflure.

La servante m'apporte mon bol de café fumant.

— Ces deux messieurs en prendront aussi ? s'inquiète-t-elle.

— Pour moi, c's'ra une boutanche d'blanc sec, biscotte le caoua m'barbouille, mon trognon, répond Sa Majesté. Et si vous aureriez un bout d'bred et d'sauciflard pour calmer l'jeu, vous fereriez d'moi l'plus heureux des hommes.

Elle est ravie. Toutes les cuisinières sont enthousiasmées par les ogres. Elle enregistre de surcroît un deuxième bol pour le « monsieur nègre » et s'éclipse. Je mets alors mes compagnons au fait des faits que tu connais déjà et qui ne laissent pas de les surprendre.

Suit une période de réflexion intime au cours de laquelle chacun les analyse et en tire des conclusions.

Jérémie, le premier, émet les siennes.

— Une certitude, fait-il. Nous ne sommes pas sûrs qu'il y a eu des mutilations sexuelles du côté pharmacie puisque nous ne possédons aucune preuve tangible, tout juste la déposition d'un petit voyou qui a pu se tromper quant à la nature des reliefs contenus dans le réfrigérateur. Par contre, nous sommes certains qu'il y a eu meurtre et mutilation dans ce château. Ce qui revient à dire qu'à la pharmacie nous courons après des ombres et ici après un assassin.

— Il n'empêche qu'il ne faut pas négliger la potarde, sentence le Gravos. D'autant, reprend-il, que la docteuresse est cannée d'avoir prévenu la pharmacienne s'lon l'idée dont j'ai émise. Vous m'en démordrez pas. Si elle aurait pas donné c'coup d'turlu, on l'aurait pas tendu un piège dont dans lequel ell' est tombée recta.

Paroles marquées au coin du bon sens.

— Une communication pour vous, commissaire ! m'annonce Francine depuis le premier.

Elle est en chemise de nuit, et comme elle se tient devant une fenêtre, on distingue sa chatte en ombre chinoise.

— D'où vient que je n'ai pas entendu la sonnerie ? m'étonné-je.

— Mon cousin Gonzague avait pris la ligne au premier. Je vous la passe au salon.

C'est le service des écoutes.

Je me fais reconnaître et il m'annonce que « le » pharmacien vient de tubophoner.

— C'est pas « un » pharmacien mais « une » pharmacienne ! corrigé-je.

— Possible, mais « elle » a une voix de mêlécass, commissaire. Le plus simple est que je vous passe l'enregistrement.

— Je suis prêt, j'ai les cages à miel dégagées.

Brève manipulation. J'entends les derniers accents d'une sonnerie d'appel, on décroche. Une voix de femme fait : « Allô ».

— C'est moi, dit l'appeleur.

— Ah ! bon. Tout va bien ?

— Lali lala. J'aimerais que tu viennes.

— Quand ?

— Disons ce soir, après la fermeture.

— Qu'est-ce que ?…

— Laisse, nous en parlerons à tête reposée.

Et la mère Purgon raccroche. Son interlocutrice fait deux ou trois « Allô » sans conviction avant de l'imiter.

— Merci, fais-je à mon confrère des écoutes. Continuez d'enregistrer. Cet appel émanait de l'appartement ou bien du magasin ?

— Magasin.

— O.K.

Je rêvasse.

— Tu parais tout chose ? observe Jérémie.

Béru se désintéresse because la grosse servante se la radine avec une boutanche de muscadet sur lie et de quoi assurer un banquet à la moitié du Biafra.

— La pharmacienne a téléphoné à une femme pour lui demander de la rejoindre à Vilain-le-Bel, ce soir après la fermeture.

— Intéressant ?

— Très, car elle paraissait soucieuse.

— Et où c'qu'elle a-t-elle téléphoné ? demande le bâfreur salarié.

— Merde ! exclamé-je.

Et de me ruer sur le turlu pour rappeler les écoutes. Je baisse dans mon estime ! Ne pas avoir eu le réflexe de poser la question, voilà qui est impardonnable de la part d'un flic de mon émériterie.

C'est la voix pas joyce que j'asticote l'homme de quart.

— Dites donc, vieux, vous ne m'avez pas précisé quel téléphone a demandé la pharmacienne.

— Parce que je n'en sais rien, commissaire. La communication a duré moins de quinze secondes, comment voudriez-vous que nous puissions mettre en œuvre la moindre opération de repérage !

— C'est juste, excusez !

Donc, je baisse pas car, d'instinct, à la brièveté de la converse, j'avais parfaitement senti qu'elle ne pouvait fournir de plus amples tuyaux.

— Y sont royals, vos pâtés d'campagne, complimente le Gros.

La cuisinière caresse ses joues marbrées violettes. Le compliment lui va droit au cœur sans épargner le visage comme je dis puis, parodiant le maréchal Ney, ce con.

— C'est gentil.

— Y a lulure qu'vous marnez ici ? s'inquiète le Dévoreur de charme, la bouche comble.

— J'y suis née : mes parents y travaillaient avant moi.

— Ça s'rencont' plus des employés aussi fidèles, assure le Mammouth. V'savez qu'vous avez droit à une médaille ?

— Qu'est-ce que j'en ferais !

— N'évidemment, vaut mieux des augmentations.

La grosse secoue la tête, ce qui compromet l'équilibre de son chignon arrière à triple pignon, peignes incorporés, maintenance par épingles grand format.

— D'c'côté-là, elles sont rares, encore qu'avec Mademoiselle c'est mieux qu'avec Madame, révèle-t-elle. Elle était d'une pingrerie, celle-là. Si je vous disais…

Elle se tait, hoche la tête, hausse les épaules.

— Disez, disez ! invite Bouffe-toujours.

— Un jour qu'elle me complimentait, à la suite d'une réception, je lui avais demandé si elle allait augmenter mes gages. Elle a réfléchi puis elle m'a dit comme ça : « Non, Clarisse, je ne vais pas vous augmenter, mais à compter d'aujourd'hui, je vous donne la permission de sucer Monsieur. » J'ai accepté. Pour Monsieur. C'était un pauvre homme, Monsieur. A cause des frasques de Madame qui était terriblement portée sur la chose, il se mettait la ceinture. A partir du jour où je l'ai pompé, y a eu un petit rayon de soleil dans sa vie. Il voulait davantage, mais Madame l'interdisait, pas qu'il se commette avec une domestique. Une pipe, ça ne tirait pas à conséquence, comprenez-vous ? Je vous sers des rillettes ?

— Tout c'qu'a d'estrêment volontiers, ma poule ! gazouille l'Ogre de la Maison Pébroque.

Elle se hâte vers son antre.

Nouveau coup de grelot. C'est Mathias. Ce qu'il file doux avec moi depuis que j'ai remis les pendules à l'heure ! Sa promotion comme directeur du labo lui avait fait enfler la tronche et il s'envolait dans les nues, le Rouillé. J'ai dû lui déballer le grand jeu pour le ramener à terre, appuyer à mort sur la valve de son orgueil. A présent, il fait du rase-mottes avec moi, me lèche les pompes en commençant par les semelles.

— J'ai établi un premier bilan, commissaire.

— Je te remercie.

— Votre pharmacienne, Mme Anne-Marie Purgon, est la fille d'un officier de carrière qui a servi principalement dans les colonies françaises et qui a terminé sa carrière avec le grade de commandant. Elle a un frère et une sœur. Sa mère et sa jeune sœur sont mortes tragiquement, assassinées par des Noirs dans les faubourgs de Brazzaville, après avoir été violées et mutilées. Anne-Marie et son frère Maurice se trouvaient au lycée français au moment des faits, sinon, ils y seraient passés aussi. Le commandant Purgon, leur père, a demandé à rentrer en métropole et a terminé son temps de service à Nancy. Il est mort peu après sa retraite d'un cancer du foie. Anne-Marie a fait des études de pharmacie à Paris. Elle aurait été la maîtresse d'un de ses condisciples, lequel s'est tué à moto. Il semblerait qu'elle n'ait jamais plus eu de relations masculines depuis. Par contre, elle a eu des amitiés féminines sur la nature desquelles il est difficile de se prononcer. En fait, les malheurs qu'elle a connus l'ont beaucoup rapprochée de son frère, lequel a exercé la médecine dans l'armée, par fidélité sans doute à la mémoire de leur père. Il a été mis en disponibilité depuis longtemps à la suite d'un grave différend avec ses supérieurs et vit dans une maison achetée avec sa sœur à Belle-Ile-en-Mer. L'hiver, il habite un studio qu'il loue dans la région parisienne. Je ne possède pas d'autres informations sur votre « cliente », commissaire.

— Celles que tu as si rapidement obtenues me suffisent, Rouquemoute. Tâche toutefois d'en apprendre davantage sur les raisons qui ont fait quitter l'armée à Maurice Purgon.

Ensuite, je le bénis, lui dis d'aller en paix et que je prierai pour lui.

Le biniou commence à me fatiguer. Pourtant je rappelle encore les écoutes.

— Dites voir, les gars. Vous vous foutez de moi quand vous prétendez ne pas avoir les moyens d'identifier le numéro que la pharmacienne a composé, alors que vous possédez un appareil à décrypter les impulsions du cadran. Chacun des chiffres composés est suivi de menues percussions. Un cliquettement pour le 1, deux pour le 2 et ainsi de suite… Repassez l'appel dans le convertisseur et téléphonez-moi d'urgence le résultat.

Il bafouille :

— Pardonnez-moi, commissaire, je fais un remplacement et…

— O.K., grouillez-vous !

Je coupe et me tourne radieux vers mes deux complices :

— Je sens qu'on tient le bambou, comme on dit dans ton bled, Jérémie.

— C'est-à-dire ?

— J'ai la grisante certitude d'avoir rassemblé toutes les pièces du puzzle ; le reste n'est qu'une question d'application et de patience. Surtout ne me demande rien, je ne serais pas fichu de t'en casser une broque ; ça fermente, ça grouille, ça bouillonne. Il ne me sort pas de fumée par les oreilles ?

— Pas encore, rigole le grand escaladeur de cocotiers. On fait quoi, en attendant ?

— Des visites.

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