Les écrits vous ont appris que Muad’Dib n’avait sur Caladan aucun compagnon de jeu de son âge. Les dangers étaient bien trop grands. Mais Muad’Dib avait de merveilleux éducateurs et amis. Ainsi, Gurney Halleck, le guerrier-troubadour. Tandis que vous avancerez dans ce livre, vous chanterez certaines de ses ballades. Muad’Dib avait aussi Thufir Hawat, le vieux Mentat, le Maître Assassin du Duc, Thufir Hawat qui suscitait la terreur dans le cœur de l’Empereur Padishah lui-même. Et il y avait aussi Duncan Idaho, le Maître d’Armes du Ginaz, et le docteur Wellington Yueh, dont le nom, noir de trahison, rayonnait pourtant de connaissance… Et Dame Jessica, qui éduquait son fils dans la Manière Bene Gesserit ainsi que, bien sûr, le Duc Leto, dont on ignora longtemps les vertus paternelles.

Extrait de Histoire de Muad’Dib enfant,


par la Princesse Irulan.









Doucement, Thufir Hawat se glissa dans la salle d’exercices et referma la porte. Un instant, il demeura immobile. Il se sentait vieux, las, usé par la tempête. Et la douleur était revenue dans sa jambe gauche, blessée au service du vieux Duc.

Trois générations d’Atréides, songea-t-il.

À l’autre extrémité de la vaste pièce illuminée par le soleil de midi, il voyait le jeune garçon assis le dos à la porte, penché sur des papiers, des cartes étalées devant lui, sur la vaste table.

Combien de fois faudra-t-il que je lui répète de ne jamais tourner le dos à une porte ? Hawat toussota. Paul ne fit pas le moindre mouvement. Un nuage passa devant le soleil. À nouveau, Hawat toussota. Paul se figea et dit, sans se retourner : « Je sais. Je tourne le dos à la porte. »

Réprimant un sourire, Hawat s’avança. Paul ne leva la tête qu’à l’instant où le vieil homme s’arrêtait au coin de la table. Dans son visage sombre aux rides profondes, ses yeux étaient vigilants.

« Je t’ai entendu traverser le hall, dit Paul. Et je t’ai également entendu ouvrir la porte. »

« On pourrait imiter les sons que je produis. »

« Je saurais reconnaître la différence. »

Il en est capable, songea Hawat. Sa sorcière de mère doit l’éduquer à fond. Je me demande ce que sa précieuse école peut bien en penser ? C’est sans doute pour cela qu’ils ont envoyé la vieille Rectrice… Afin de ramener notre chère Dame Jessica dans le droit chemin.

Il prit une chaise et s’assit en face de Paul, face à la porte. Ses gestes étaient lents et précis. Il se laissa aller en arrière et examina la salle. Elle lui paraissait soudain étrangère. La plupart des objets avaient déjà été installés sur Arrakis. Pourtant, une table d’exercice subsistait encore, ainsi qu’un miroir d’escrime aux prismes de cristal inertes dont le mannequin-cible rembourré évoquait quelque ancien fantassin marqué et lacéré par les guerres. Tout comme moi, songea Hawat.

« À quoi penses-tu, Thufir ? » demanda Paul.

Le Maître Assassin regarda le jeune garçon. « Je pense que très bientôt nous serons loin d’ici et que nous ne reviendrons peut-être jamais. »

« Et cela te rend triste ? »

« Triste ? Non, c’est absurde. Il est triste d’être séparé de ses amis. Mais une demeure n’est jamais qu’une demeure. (Il contempla les cartes déployées sur la table, éparses.) Arrakis n’est qu’une demeure de plus. »

« Mon père t’a-t-il envoyé pour me sonder ? »

Hawat fronça les sourcils. Paul se montrait souvent très perspicace à son endroit. Il acquiesça : « Je sais bien que tu te dis qu’il eût été mieux qu’il vienne lui-même, mais tu dois savoir à quel point il est occupé. Il viendra plus tard. »

« J’étudiais les tempêtes d’Arrakis. »

« Les tempêtes… »

« Elles ont l’air assez terrible. »

« Terrible… C’est un mot bien faible. Ces tempêtes se développent sur quelque six ou sept mille kilomètres de plaine. Et elles prennent appui sur tout ce qui recèle la moindre once d’énergie, y compris les autres tempêtes. Elles atteignent sept cents kilomètres/ heure et elles emportent tout sur leur passage : sable, poussière, n’importe quoi. Elles rongent la chair sur les os et réduisent les os en fétus. »

« Arrakis n’a pas de contrôle climatique ? »

« Arrakis pose des problèmes. Tout y revient plus cher, et il faudrait prévoir un entretien et le reste. La Guilde exige un prix exorbitant pour un satellite de contrôle et la Maison de ton père n’est pas parmi les plus riches, mon garçon. Tu le sais. »

« As-tu déjà vu des Fremen ? »

Il s’attaque à tout, aujourd’hui, se dit Hawat.

« Comme qui dirait que je les ai vus, oui. Il est difficile de les distinguer des gens des creux et des sillons. Ils portent tous ces grandes robes flottantes. Et ils puent autant les uns que les autres dès qu’ils sont en lieu clos. C’est à cause de ce vêtement qui récupère l’eau de leur corps. Ils appellent ça un “distille”. »

Paul se sentit soudain la bouche sèche comme lui revenait le souvenir d’un rêve de soif. Il déglutit. L’idée de ce peuple qui devait recycler l’eau de son propre corps l’emplissait d’un sentiment de désespoir. « L’eau est très précieuse, là-bas », dit-il.

Hawat hocha la tête et songea : Peut-être suis-je en train de réussir et de lui faire comprendre que cette planète est un ennemi important. Ce serait de la folie que de partir sans avoir cette idée en tête.

Paul leva la tête et vit qu’il avait commencé à pleuvoir. Des gouttes éclaboussaient la surface grise de métaglass. « De l’eau », dit-il.

« Tu apprendras son importance, dit Hawat. Tu es le fils du Duc et tu n’en manqueras jamais, mais, tout autour de toi, tu sentiras la soif. »

Paul s’humecta les lèvres, évoquant sa rencontre avec la Révérende Mère et l’épreuve. Une semaine s’était déjà écoulée. La Révérende Mère, elle aussi, avait parlé de la soif. Elle lui avait dit : « Tu apprendras à connaître les plaines funèbres, les déserts absolument vides, les vastes étendues où rien ne vit à l’exception des vers de sable et de l’épice. Tu en viendras à ternir tes pupilles pour atténuer l’éclat du soleil. Le moindre creux à l’abri du vent et des regards te sera un refuge. Et tu te déplaceras sur tes jambes, sans orni, sans véhicule ni monture. »

Il avait été plus impressionné sur le moment par le ton qu’elle avait employé, chantonnant, hésitant, que par les mots prononcés.

« Lorsque tu vivras sur Arrakis, khala, tu verras que la terre est vide. Les lunes, alors, seront tes amies et le soleil ton ennemi. »

C’est alors qu’il avait senti que sa mère s’approchait de lui, qu’elle avait quitté sa faction devant la porte pour venir à ses côtés. Elle avait regardé la Révérende Mère et elle avait dit : « N’y a-t-il vraiment aucun espoir, Votre Révérence ? »

« Pas pour le père. (La femme ancienne, dans le silence, avait abaissé son regard sur Paul.) Grave cela dans ta mémoire, mon garçon : il y a quatre choses pour supporter un monde. (Elle avait levé quatre doigts noueux.) La connaissance du sage, la justice du grand, les prières du pieux et le courage du brave. Mais tout cela n’est rien sans… (Elle avait refermé tous ses doigts en un poing.)… sans celui qui gouverne et connaît l’art de gouverner. Que cela soit ta science ! »

Une semaine s’était écoulée depuis la visite de la Révérende Mère. À présent seulement, les mots qu’elle avait prononcés prenaient toute leur signification. En cet instant, assis dans la salle d’exercice aux côtés de Thufir Hawat, Paul ressentait la morsure profonde de la peur. Et comme il levait les yeux, il rencontra les sourcils froncés du Mentat.

« À quoi rêvais-tu à l’instant même ? » demanda ce dernier.

« As-tu rencontré la Révérende Mère ? »

« Cette vieille sorcière de Diseuse de Vérité ? (La curiosité fit briller le regard du Maître Assassin.) Oui, je l’ai rencontrée. »

« Elle… » Paul hésita, percevant soudain l’impossibilité qu’il y avait à l’évoquer devant Hawat, prenant conscience des inhibitions profondément implantées.

« Oui ? Qu’a-t-elle fait ? »

Par deux fois, très vite, il aspira. « Elle a dit une chose… (Il ferma les yeux, appela les mots à lui et, lorsqu’il parla enfin, sa voix prit sans qu’il en eût conscience certains accents de la vieille femme.) Toi, Paul Atréides, descendant de rois, fils de Duc, tu dois apprendre à gouverner. C’est là une chose que ne fit aucun de tes ancêtres. »

Paul ouvrit alors les yeux et ajouta : « Cela a éveillé ma colère. Je lui ai dit que mon père gouvernait toute une planète. Elle m’a répondu alors : Il va la perdre. Je lui ai dit que mon père allait recevoir une planète encore plus riche. Elle m’a dit : Celle-là aussi, il va la perdre. Je voulais m’enfuir et avertir mon père, mais elle m’a dit alors qu’il était déjà averti… par toi, par ma mère, par toutes sortes de gens. »

« C’est vrai. » La voix du Mentat était un murmure.

« Alors, pourquoi part-on ? »

« Parce que l’Empereur l’a ordonné. Et parce que, en dépit des dires de cette espionne et sorcière, il y a encore de l’espoir. Mais, dis-moi, qu’a donc encore bavé cette vieille fontaine de sagesse ? »

Le regard de Paul se posa sur sa main droite, qui, sous la table, s’était refermée en un poing. Lentement, il détendit ses muscles. Et il pensa : Elle m’a lancé quelque sort mystérieux. Mais lequel ?

« Elle m’a demandé de lui dire ce que signifiait : gouverner. Je lui ai répondu que cela signifiait le commandement d’un seul. Elle m’a dit alors qu’il fallait que je désapprenne certaines choses. »

Elle a marqué un point, ici, pensa Hawat. Et il inclina la tête pour inviter Paul à poursuivre.

« Elle m’a dit aussi que celui qui gouverne doit apprendre à convaincre et non à obliger. Et aussi qu’il doit construire l’âtre le plus chaud afin d’attirer auprès de lui les meilleurs hommes. »

« Et comment croit-elle donc que ton père a attiré auprès de lui des hommes tels que Duncan et Gurney ? »

Paul haussa les épaules : « Elle a dit ensuite que, pour bien gouverner, il faut apprendre le langage du monde qui est le vôtre et qui est différent sur chaque monde. J’ai cru qu’elle voulait dire par là que, sur Arrakis, on ne parlait pas le gallach, mais elle a dit que ce n’était pas cela du tout. Elle voulait parler du langage des rochers et des choses vivantes, ce langage que l’on ne peut entendre avec ses seules oreilles. Je lui ai dit alors que c’était là ce que le docteur Yueh appelait : le Mystère de la Vie. »

Hawat étouffa un rire. « Elle a pris ça comment ? »

« Je crois qu’elle est devenue furieuse. Elle m’a dit à ce moment que le mystère de la vie n’était pas un problème à résoudre mais une réalité à vivre. Je lui ai cité alors la Première Loi du Mentat : On ne peut comprendre un processus en l’interrompant. La compréhension doit rejoindre le cheminement du processus et cheminer avec lui. Elle a paru satisfaite alors. »

On dirait bien qu’il reprend le dessus, pensa Hawat. Mais la vieille sorcière l’a effrayé. Pourquoi a-t-elle fait ça ?

« Thufir, dit Paul, Arrakis est-elle aussi mauvaise qu’elle le dit ? »

« Rien ne saurait être aussi mauvais. Prenons les Fremen, par exemple. (Hawat eut un sourire forcé.) Ils forment le peuple renégat du désert. Après une première et rapide analyse, je peux te dire qu’ils sont nombreux, bien plus nombreux que ne le croit l’Imperium. Et ce peuple, mon garçon, est un très grand peuple et… (Hawat éleva un doigt noueux à hauteur de ses yeux)… et ils détestent les Harkonnen, ils leur vouent une haine sanguinaire. Mais tu ne dois pas souffler un mot de cela, mon garçon. C’est le confident de ton père qui te parle. »

« Aujourd’hui, dit Paul, mon père m’a parlé de Salusa Secundus. Tu ne trouves pas que cela sonne comme Arrakis ? Pas en aussi mauvais, mais presque. »

« Nous ne savons rien de Salusa Secundus actuellement. Tout ce que nous en connaissons remonte à très longtemps mais… sur ce point tu as raison. »

« Les Fremen nous aideront-ils ? »

« C’est une possibilité. (Hawat se leva.) Je pars aujourd’hui pour Arrakis. Jusqu’à ce que nous nous retrouvions, veux-tu prendre soin de toi, ne serait-ce que pour un vieil homme qui est fier de toi ? Alors, retourne-toi comme le brave garçon que tu es et fais face à la porte. Ce n’est pas que je pense qu’il y ait le moindre danger dans ce castel. Je veux simplement que tu prennes cette habitude. »

Paul se leva et fit le tour de la table. « Tu t’en vas aujourd’hui, Thufir ? »

« Aujourd’hui, oui, et tu me suivras demain. Lorsque nous nous reverrons, ce sera sur un nouveau monde. »

Il saisit le bras de Paul à hauteur du biceps. « Le bras du couteau. Garde-le toujours libre, hein ? Et que ton bouclier soit toujours chargé. »

Puis il tapota l’épaule du jeune garçon, se détourna et s’éloigna rapidement vers la porte.

« Thufir ! »

Le Maître Assassin s’immobilisa sur le seuil, se retourna.

« Ne tourne pas le dos aux portes. »

Un sourire apparut sur le vieux visage usé. « Oh, non, mon garçon ! Ma vie en dépend. » Et puis, il disparut et la porte se referma doucement sur lui.

Paul resta assis à la place qu’avait occupée le vieux Mentat. Il se mit en devoir de ranger les cartes et documents. Encore un jour à passer ici, songea-t-il. Il examina la pièce. Nous allons partir, tous. Jamais l’idée du départ ne lui avait semblé aussi nette, aussi réelle. Et il se souvint d’une autre chose que la vieille femme avait dite, qu’un monde était la somme de multiples éléments : de sa population, de sa crasse, des choses vivantes, de ses lunes, de ses marées et de ses soleils. Cette somme inconnue était appelée nature. Un terme vague, qui ne signifiait rien du présent. Mais qu’est-ce que le présent ? se demanda-t-il.

La porte à laquelle il faisait face maintenant s’ouvrit brusquement et un vilain petit homme s’avança, précédé d’une brassée d’armes diverses.

« Eh bien, Gurney Halleck, s’écria Paul, serais-tu devenu mon nouveau Maître d’Armes ? »

D’un coup de talon, Halleck referma la porte. « Je sais bien que tu aimerais mieux me voir arriver pour partager tes jeux », dit-il. Ses yeux firent le tour de la salle, remarquant tous les signes qui révélaient le passage des hommes de Hawat qui, déjà, avaient examiné la salle à fond afin qu’elle fût complètement sûre pour l’héritier du Duc. Les signes subtils de leur code étaient partout.

Sous le regard de Paul, le vilain petit homme se remit en mouvement et mit le cap sur la table avec son chargement guerrier et la balisette à neuf cordes qui ne quittait pas son épaule, le multipic glissé entre les cordes, près de la tête de touche.

Halleck laissa tomber le fagot d’armes sur la table d’exercice et les aligna soigneusement – rapières, lancettes, kindjals, tétaniseurs à charge lente, ceintures-boucliers.

Il se retourna, sourit, et la cicatrice lie-de-vin se plissa sur sa joue.

« Ainsi, petit démon, on ne me souhaite même pas le bonjour, dit-il. Et je me demande bien quelle flèche tu as encore pu décocher à ce vieil Hawat. Lorsque je l’ai croisé dans le hall, il semblait se rendre en courant aux funérailles de son ennemi juré. »

Paul sourit. C’était bien Gurney Halleck qu’il préférait entre tous les hommes de son père. Il connaissait bien ses changements d’humeur, sa rudesse, ses fausses colères. Plutôt qu’un mercenaire, Gurney Halleck était pour lui un ami.

Halleck laissa glisser la balisette de son épaule et entreprit de l’accorder. « Si t’veux pas, t’parles pas », dit-il.

Paul se leva. « Dis-moi, Gurney, se prépare-t-on à la musique quand il est l’heure de combattre ? »

« Nous en avons après nos aînés, aujourd’hui », dit Halleck, et il pinça une corde de son instrument en hochant la tête.

« Où est Duncan Idaho ? N’est-il point censé m’enseigner le maniement des armes ? »

« Duncan est parti à la tête de la seconde vague pour Arrakis, dit Halleck. Et il ne reste que ce pauvre Gurney, qui vient tout juste de cesser le combat et qui n’aspire qu’à la musique. (Il pinça une autre corde, prêta l’oreille à la note et sourit.) Nous avons tenu conseil et décidé qu’il valait mieux apprendre la musique au piètre combattant que tu fais afin que tu ne perdes point ton existence tout entière. »

« En ce cas, tu ferais bien de me chanter quelques vers, afin que je sois bien certain de ce qu’il ne faut pas faire. »

« Ah ! Aaah ! » Gurney éclata de rire puis entonna Les Galaciennes tandis que son multipic semblait voler soudain entre les cordes.





« Les Galaciennes, oh, oh, oh !

T’aimeront pour des joyaux,

Et les filles d’Arrakis pour un peu d’eau !

Mais celles de Caladan

Te feront perdre l’âme ! »

« Pas mal pour quelqu’un qui ne s’y retrouve pas dans ses accords, dit Paul. Mais si ma mère t’entendait chanter ce genre de chose dans le castel, elle décorerait les murailles avec tes oreilles. »

Gurney tira sur son oreille gauche. « Bien pauvre décoration ! Elles ont été rudement malmenées par certain jeune homme de ma connaissance qui tire de bien étranges notes de sa balisette ! »

« Ainsi tu as oublié ce que cela fait de trouver du sable dans son lit ! s’exclama Paul. (Il s’empara d’une ceinture-bouclier et la noua rapidement à sa taille.) En ce cas, battons-nous ! »

Les yeux d’Halleck s’agrandirent en une expression de surprise feinte. « Ah ! C’était donc ton œuvre, jeune scélérat ! En garde, donc ! En garde ! (Il saisit une rapière dont il fouetta l’air.) Je brûle de me venger ! »

Paul leva son arme, ploya la lame entre ses mains et se tint en position d’aguile, un pied en avant, imitant l’attitude solennelle du docteur Yueh.

« Voyez l’idiot que m’a envoyé mon père pour m’enseigner la science des armes, dit-il. Ce pauvre Gurney Halleck ne connaît même pas sa première leçon ! »

Il appuya sur le bouton d’activation du champ de forces sur la ceinture et sentit le picotement de l’énergie sur son front, dans son dos. Les sons, filtrés par le bouclier, lui parvinrent moins nettement.

« Dans le combat au bouclier, dit-il, on se doit d’être lent à l’attaque et rapide à la défense. L’attaque n’a pour but que de désorienter l’adversaire afin de l’obliger à se découvrir pour une attaque en senestre. Si le bouclier pare le coup trop vif, il se laisse pénétrer par le lent kindjal ! » Paul pointa sa rapière, feinta rapidement et fouetta avec une lenteur calculée pour triompher des défenses du bouclier.

Halleck observait son action. À l’ultime seconde, il effaça sa poitrine. « La vitesse était bonne, dit-il, mais tu étais complètement ouvert à une riposte au dard. »

Paul fit un pas en arrière, dépité.

« Pour cette étourderie, je devrais te taper sur le derrière », reprit Halleck. Il saisit un kindjal à la lame nue et le brandit. « Dans la main d’un ennemi, ceci pourrait bien répandre ton sang ! Tu es un élève doué, rien de plus. Mais je t’ai toujours averti de ne jamais laisser un homme pénétrer ta garde avec une arme mortelle en main, même pour un jeu. »

« Je crois que je n’ai pas le cœur à ça, aujourd’hui », dit Paul.

« Pas le cœur à ça ? (Même au travers du bouclier, Paul perçut la fureur outragée qui vibrait dans la voix de Gurney Halleck.) Qu’est-ce que le cœur vient faire ici ? On se bat quand il le faut, et pas lorsqu’on en a le cœur ! Garde donc ton cœur pour l’amour ou pour jouer de la balisette. Ne le mêle pas au combat ! »

« Je suis désolé, Gurney. »

« Tu ne l’es pas encore assez ! »

Et Gurney réactiva son propre bouclier et se ramassa, le kindjal nu dans sa main gauche, brandissant haut sa rapière de la main droite. « Et maintenant, garde-toi vraiment ! » Et il fit un bond de côté, puis un autre en avant, attaquant furieusement. Paul battit en retraite tout en parant. Les deux boucliers vinrent en contact dans un craquement d’énergie et Paul sentit la morsure de l’électricité sur sa peau. Qu’arrive-t-il à Gurney ? Il ne joue plus ! Il fit un geste de la main et la lancette fixée à son poignet gauche glissa hors de son fourreau jusque dans sa paume.

« Tu as besoin d’une lame de secours, hein ? » gronda Halleck.

Une trahison ? se demanda Paul, alarmé. Non, pas Gurney !

Et ils poursuivirent leur combat par toute la salle, attaquant et parant, feintant et contre-feintant. L’air, à l’intérieur des bulles délimitées par les boucliers, devint lourd tandis qu’à chaque nouveau contact l’odeur d’ozone se faisait plus dense.

Paul continuait de reculer mais, à présent, il essayait de revenir vers la table. Si je peux l’amener là, songeait-il, je lui montrerai un de mes tours. Allez, Gurney, encore un pas.

Halleck fit ce pas. Paul para un nouveau coup vers le bas, pivota et vit que l’arme d’Halleck venait buter contre le bord de la table. Alors il se jeta sur le côté, porta une attaque à la tête et, dans le même instant, darda la lancette vers le cou du baladin. La lame s’arrêta à moins de cinq centimètres de la jugulaire.

« Est-ce cela que tu désirais ? » souffla Paul.

« Baisse les yeux, mon garçon », haleta Gurney.

Paul obéit et il vit le kindjal pointé droit sur son ventre, sous la table.

« Nous nous serions rejoints dans la mort, dit Halleck. Mais je dois admettre que tu te bats bien mieux lorsque tu y es acculé. On dirait que tu as le cœur à ça, maintenant. » Et il fit un sourire de loup tandis que la cicatrice se plissait sur sa joue.

« Tu m’as attaqué de telle façon…, dit Paul. Aurais-tu vraiment répandu mon sang ? »

Halleck abaissa son kindjal et se redressa. « Si tu t’étais battu un degré en dessous de tes capacités, mon garçon, je t’aurais fait une bonne estafilade qui t’aurait laissé une cicatrice en guise de souvenir. Je ne veux pas que mon élève favori succombe devant la première canaille Harkonnen qu’il viendra à rencontrer. »

Paul désactiva son bouclier et s’appuya sur la table pour reprendre son souffle. « Je méritais cette leçon, Gurney. Mais mon père aurait été furieux si tu m’avais blessé. Il t’aurait puni à cause de mon échec. »

« C’était tout aussi bien mon échec. Et une ou deux cicatrices à l’entraînement n’auraient rien de tragique, sais-tu ? Tu as eu de la chance jusqu’à présent. Quant à ton père… Le Duc me punirait seulement si je ne parvenais pas à faire de toi un combattant hors pair. Et j’aurais commis une erreur en ne te démontrant pas la fausseté de cette idée de cœur qui t’est venue. »

Paul se redressa et remit sa lancette dans son étui de poignet.

« Ce n’est pas exactement un jeu », dit Halleck.

Paul acquiesça. La gravité inhabituelle d’Halleck, son impressionnante détermination le surprenaient. Ses yeux se posèrent sur la cicatrice rougeâtre qui marquait la joue du baladin et il se souvint de ce que l’on racontait à son propos, qu’elle avait été faite par Rabban la Bête, dans un puits d’esclaves harkonnens, sur Giedi Prime. Et tout à coup il se sentit honteux d’avoir pu douter de Gurney pendant un seul instant. Et il prit conscience que cette cicatrice sur la joue d’Halleck avait dû correspondre à une souffrance intense, aussi intense, peut-être, que celle que lui avait infligée la Révérende Mère. Puis il repoussa cette idée : elle semblait glacer l’univers tout entier.

« Je crois que j’avais envie de jouer, aujourd’hui, dit-il. Les choses sont devenues si sérieuses, ici, tous ces temps. »

Halleck se détourna pour ne pas montrer son émotion. Quelque chose lui brûlait soudain les yeux. Et, en lui, il y avait de la douleur. Une douleur qui était comme une vieille cicatrice intérieure, tout ce qui restait d’une ancienne blessure guérie par le temps.

Il est encore bien tôt pour que cet enfant assume sa condition d’homme, songea-t-il. Bien tôt pour qu’il lise ce qui est apparu dans son esprit, pour qu’il explique cette brutale appréhension qui signifie : Méfie-toi de tes proches.

Sans se retourner encore, il dit : « J’ai perçu cette envie de jouer qu’il y avait en toi, mon garçon, et je n’aurais rien demandé de mieux que de la satisfaire. Mais nous ne pouvons plus jouer. Demain, nous gagnons Arrakis. Arrakis est bien réelle. Et les Harkonnen aussi. »

De la lame de sa rapière, Paul toucha son front.

Halleck, se retournant alors, acquiesça devant ce salut. Puis il désigna un mannequin d’exercice. « À présent, travaillons ta vitesse. Montre-moi donc comment tu attaques cette chose. Je contrôlerai d’ici, où je puis parfaitement surveiller tes actions. Et je t’avertis qu’aujourd’hui je vais essayer de nouvelles parades. Un véritable ennemi ne t’avertira pas, lui. »

Paul se dressa sur la pointe des pieds pour détendre ses muscles. Il comprenait soudain que son existence était maintenant soumise à de brusques changements et cela le rendait grave. Il marcha jusqu’au mannequin, pressa le contact du bout de sa rapière et, immédiatement, il sentit l’effet de répulsion du bouclier sur son arme.

« En garde ! » lança Halleck, et le mannequin attaqua.

Paul activa son bouclier, para le premier coup et contre-attaqua.

Halleck le surveillait tandis qu’il manipulait les contrôles. Son esprit était divisé en deux parties égales : l’une était pleinement attentive à l’exercice alors que l’autre dérivait librement.

Je suis l’arbre fruitier bien soigné, disait cette partie libre. Je suis chargé de sentiments bien formés et de capacités. Et, comme des fruits, on peut cueillir sur moi chacun de ces sentiments, chacune de ces capacités.

Et, pour quelque raison, il se souvint de sa jeune sœur. Son jeune visage d’elfe était parfaitement clair dans son esprit. Elle était morte. Dans une maison de plaisir pour soldats harkonnens. Elle aimait les pensées… À moins que ce ne fût les marguerites… Il ne parvenait pas à se rappeler. Et cela le troublait.

Paul contra une attaque lente du mannequin et, de la main gauche, porta un entretisser.

Petit démon rusé ! songea Halleck en observant avec attention les passes complexes de Paul. Il a étudié et s’est entraîné de son côté. Ça n’est pas là le style de Duncan et je ne lui ai certainement rien appris de semblable !

Cette pensée ne fit qu’ajouter à sa tristesse. Moi non plus, je n’ai plus le cœur à rien, se dit-il. Ses pensées revinrent à Paul et il se demanda soudain si, certaines nuits, le garçon ne guettait pas avec angoisse les bruits de son oreiller.

« Si les vœux étaient des poissons, murmura-t-il, nous lancerions tous des filets. »

C’était une expression de sa mère qu’il se répétait lorsqu’il sentait sur lui la noirceur des lendemains. En cet instant, il se prit à songer qu’elle était bien étrange à propos d’une planète qui jamais n’avait connu la moindre mer ni le moindre poisson.

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