Le besoin pressant d’un univers logique et cohérent est profondément ancré dans l’inconscient humain. Mais l’univers réel est toujours à un pas au-delà de la logique.

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,


par la Princesse Irulan.









Je me suis assis en face de bien des maîtres de Grandes Maisons, se dit Thufir Hawat, mais jamais encore devant un porc aussi énorme et dangereux que celui-ci.

« Vous pouvez parler franchement avec moi, Hawat », grommela le Baron. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil à suspenseur. Ses yeux cernés de plis de graisse étaient fixés sur le Mentat.

Le regard de Thufir Hawat se posa sur la table, entre le Baron et lui, et il admira le grain du bois. C’était là un facteur à considérer lors d’une entrevue avec le Baron, au même titre que les murs rouges de la salle de conférences privée et que la faible senteur douceâtre d’herbe qui flottait dans la pièce, mêlée à un parfum plus fort.

« Ce n’est pas par un simple caprice que vous m’avez fait expédier cet avertissement à Rabban », dit le Baron.

Le visage parcheminé du vieux Mentat demeura impassible, ne révélant pas la moindre trace de son dégoût.

« Je soupçonne diverses choses, Mon Seigneur », dit-il.

« Oui. Eh bien, j’aimerais savoir comment il se fait qu’Arrakis entre dans vos soupçons à l’égard de Salusa Secundus. Il ne me suffit pas que vous m’ayez dit que l’Empereur s’énerve à propos d’une certaine relation entre Arrakis et sa mystérieuse planète-prison. Je n’ai adressé cet avertissement à Rabban que parce que le courrier devait partir par ce vaisseau. Vous m’avez dit que cela ne pouvait attendre. Très bien. Maintenant, je veux une explication. »

Il bavarde trop, se dit Hawat. Le Duc Leto, lui, pouvait me dire une chose d’un simple geste de la main, d’un haussement de sourcil. Et le vieux Duc exprimait toute une sentence en accentuant un seul mot. Quel rustre ! En le détruisant, je rendrai service à l’humanité.

« Vous ne partirez pas sans que j’aie une explication totale », dit le Baron.

« Vous parlez trop à la légère de Salusa Secundus », dit Hawat.

« C’est une colonie pénitentiaire, dit le Baron. On y expédie la pire racaille de la galaxie. Est-il utile d’en connaître autre chose ? »

« Les conditions qui règnent sur la planète-prison sont plus terribles que partout ailleurs, dit Hawat. Vous savez que le taux de mortalité chez les nouveaux détenus est supérieur à soixante pour cent. Vous savez que l’Empereur utilise là-bas toutes les formes d’oppression possibles. Vous savez tout cela et vous ne posez aucune question ? »

« L’Empereur n’autorise pas les Grandes Maisons à visiter sa planète-prison, grommela le Baron. D’ailleurs, il n’a jamais inspecté mes oubliettes. »

« Et toute curiosité à propos de Salusa Secundus, dit Hawat, est… (il porta un index osseux à ses lèvres)… découragée. »

« C’est parce qu’il ne tire aucune fierté de certaines des choses qu’il fait sur Salusa Secundus ! »

Le plus subtil des sourires effleura les lèvres sombres de Hawat. Ses yeux brillaient comme il regardait le Baron.

« Et jamais vous ne vous êtes demandé où l’Empereur trouvait ses Sardaukars ? »

Le Baron plissa ses lèvres grasses. Ainsi, il ressemblait à un bébé faisant la moue. D’un ton presque joyeux, il répliqua : « Mais… il recrute… c’est-à-dire que les enrôlements et les engagements… »

« Ppss ! Mais ce que vous entendez raconter à propos des exploits des Sardaukars, ce ne sont pas des rumeurs, non ? Ce sont des récits faits par les quelques rares survivants qui les ont affrontés, n’est-ce pas ? »

« Les Sardaukars sont des combattants excellents, cela ne fait pas de doute, dit le Baron. Mais je pense que mes propres légions… »

« De joyeux excursionnistes, par comparaison ! Vous croyez que je ne sais pas pourquoi l’Empereur s’est retourné contre la Maison Atréides ? »

« Ce n’est pas là un sujet ouvert à vos spéculations ! »

Est-il possible qu’il ne connaisse pas les motivations de l’Empereur ? se demanda Hawat.

« Tout est ouvert à mes spéculations, dit-il, si cela a quelque rapport avec la tâche dont vous m’avez chargé. Je suis un Mentat. On ne cache aucune information, aucune donnée à un Mentat. »

Durant une longue minute, le Baron le regarda en silence, puis il déclara : « Dites ce que vous avez à dire, Mentat. »

« L’Empereur Padishah s’est retourné contre la Maison Atréides parce que les Maîtres de Guerre du Duc, Gurney Halleck et Duncan Idaho, avaient constitué une unité de combat – une petite unité – qui était bien près de valoir les Sardaukars. Certains hommes étaient même meilleurs. Et le Duc avait la possibilité de développer cette unité, de la rendre aussi puissante que les forces de l’Empereur. »

Le Baron soupesa un instant cette révélation, puis demanda : « Quel est le rôle d’Arrakis dans tout cela ? »

« La planète constitue une réserve de recrues déjà formées aux conditions les plus difficiles. »

Le Baron secoua la tête. « Vous ne voulez pas parler des Fremen ? »

« Je veux parler des Fremen. »

« Ah !… En ce cas, pourquoi avertir Rabban ? Après le pogrom des Sardaukars et la répression de Rabban, il ne doit pas rester plus d’une poignée de Fremen. »

Hawat le regardait en silence.

« Pas plus d’une poignée ! insista le Baron. Rien que l’année dernière, Rabban en a tué six mille ! »

Hawat se taisait toujours.

« Et l’année d’avant, c’était neuf mille. Et avant leur départ, les Sardaukars ont bien dû en éliminer vingt mille. »

« Quelles sont les pertes des troupes de Rabban pour ces deux dernières années ? » demanda Hawat.

Le Baron se gratta les bajoues. « Eh bien, il a eu le recrutement plutôt lourd, dirons-nous. Ses agents font des promesses assez extravagantes et… »

« Disons aux alentours de trente mille ? »

« C’est une estimation assez large. »

« Bien au contraire, dit Hawat. Je peux aussi bien que vous lire entre les lignes des rapports de Rabban. Et, très certainement, vous avez compris ceux de mes propres agents. »

« Arrakis est un monde redoutable, dit le Baron. Les tempêtes à elles seules peuvent… »

« Nous connaissons tous deux la part attribuée aux tempêtes », dit Hawat.

« Alors qu’en est-il de ces trente mille hommes perdus ? » demanda le Baron, et l’afflux de sang assombrissait son visage.

« Selon votre propre estimation, il a tué environ quinze mille Fremen en deux années pour des pertes doubles. Vous dites que, de leur côté, les Sardaukars en auraient éliminé vingt mille, peut-être un peu plus. J’ai vu les manifestes de transport lorsqu’ils sont revenus d’Arrakis. S’ils ont vraiment tué vingt mille Fremen, leurs pertes sont dans la proportion de cinq pour un. Pourquoi ne pas accepter ces chiffres, Baron, et comprendre ce qu’ils signifient ? »

Le Baron répondit avec un ton froidement mesuré. « C’est votre travail, Mentat. Que signifient-ils ? »

« Je vous ai rapporté l’estimation faite par Duncan Idaho lors de sa visite dans un sietch. Tout concorde. Avec deux cent cinquante sietchs de cette importance, leur population devrait s’élever à cinq millions. Mais j’ai une meilleure estimation qui me donne à peu près le double de ce nombre. Sur une telle planète, la population est dispersée. »

« Dix millions ? »

Les bajoues du Baron frémissaient d’étonnement.

« Au moins. »

Le Baron pinça les lèvres. Ses yeux minuscules étaient fixés sur Hawat. Est-ce vraiment une déduction de Mentat ? se demanda-t-il. Comment cela peut-il être sans que nul n’ait eu le moindre soupçon ?

« Nous n’avons pas brisé le rythme des naissances, reprit Hawat. Nous n’avons fait qu’éliminer les spécimens les plus faibles, permettant ainsi aux plus forts de le devenir encore plus… Comme sur Salusa Secundus. »

« Salusa Secundus ! aboya le Baron. Quel rapport y a-t-il entre Arrakis et la planète-prison ? »

« Un homme qui survit sur Salusa Secundus est d’ores et déjà plus résistant que bien d’autres. Lorsque vous ajoutez à cela un entraînement militaire de la meilleure qualité… »

« Absurde ! Selon vous, je pourrais recruter parmi les Fremen après l’oppression que leur a fait subir mon neveu. »

« N’opprimez-vous jamais vos troupes ? » demanda Hawat d’une voix infiniment douce.

« Eh bien… oui… mais… »

« L’oppression est une chose relative. Vos soldats se trouvent mieux de leur sort que ceux qui les entourent. Ils ont sous les yeux des choix moins plaisants que d’être soldats du Baron, n’est-ce pas ? »

Le Baron demeura silencieux, le regard dans le vague. Les possibilités… Rabban avait-il donc donné sans le vouloir son arme ultime à la Maison Harkonnen ?

« Comment pourriez-vous être certain de la loyauté de telles recrues ? » dit-il enfin.

« Je les diviserais en petits groupes, pas plus importants qu’une section de combat, dit Hawat. Je les placerais hors de leur situation d’opprimés et les isolerais dans un encadrement de gens susceptibles de les connaître. De préférence des gens ayant subi le même genre d’oppression. Puis je leur offrirais une croyance selon laquelle leur planète est véritablement un terrain de préparation secret destiné à produire les êtres supérieurs qu’ils sont. Et je leur montrerais tout ce qu’un être supérieur est en droit de posséder : richesse, femmes, demeures somptueuses… Tout ce qu’il désire. »

Le Baron acquiesça. « Tout ce qu’ont les Sardaukars. »

« Les recrues en arrivent à penser que l’existence d’un monde tel que Salusa Secundus est justifiée dans la mesure où elle les produit, eux, l’élite. À bien des égards, le commun des soldats sardaukars a une existence aussi exaltante que celle d’un membre des Grandes Maisons. »

« Quelle idée ! » murmura le Baron.

« Vous commencez à partager mes soupçons », dit Hawat.

« Comment une telle chose a-t-elle pu commencer ? »

« Vous voulez dire : Quelle est l’origine de la Maison Corrino ? Y avait-il des gens sur Salusa Secundus avant que l’Empereur y expédie ses premiers contingents de prisonniers ? Le Duc Leto lui-même, qui était cousin du côté maternel, ne l’a jamais su avec certitude. On n’encourage guère ce genre de question. »

Le Baron réfléchissait intensément, le regard brillant.

« Oui, c’est un secret très bien gardé. Ils ont dû utiliser tous les procédés… »

« Mais aussi, reprit Hawat, qu’y a-t-il à cacher ? Que l’Empereur Padishah a une planète-prison ? Tout le monde sait cela. Qu’il a… »

« Le Comte Fenring ! » s’exclama le Baron.

Hawat s’interrompit, les sourcils froncés, et demanda : « Qu’y a-t-il à propos du Comte Fenring ? »

« Pour l’anniversaire de mon neveu, il y a des années, ce laquais de l’Empereur était venu comme observateur officiel et pour… oui, pour conclure un accord entre l’Empereur et moi. »

« Vraiment ? »

« Je… Oui, je crois que durant l’une de nos conversations, je lui ai parlé de la possibilité de faire une planète-prison d’Arrakis. Fenring… »

« Qu’avez-vous dit exactement ? » demanda Hawat.

« Exactement ? C’était il y a longtemps et… »

« Mon Seigneur Baron, si vous voulez tirer le meilleur usage de mes services, il faut me donner une information précise. Cette conversation a-t-elle été enregistrée ? »

La colère envahit le visage du Baron. « Vous êtes aussi mauvais que Piter ! Je n’aime pas ces… »

« Piter n’est plus à votre côté, Mon Seigneur. À ce propos, que lui est-il donc arrivé ? »

« Il est devenu trop familier, trop exigeant », dit le Baron.

« Vous m’avez assuré que vous ne supprimiez pas quelqu’un d’utile, dit Hawat. Aurez-vous raison de moi par des ruses et des menaces ? Nous parlions de ce que vous aviez déclaré au Comte Fenring. »

Lentement, le Baron reprit son calme. Quand le moment sera venu, se dit-il, je me souviendrai de ses façons. Oui, je m’en souviendrai.

« Un moment », dit-il, et il essaya de retrouver le souvenir de cette rencontre dans le grand hall. Il tenta de visualiser à nouveau le cône de silence sous lequel ils s’étaient placés, le Comte et lui.

« J’ai dit quelque chose comme cela : “L’Empereur sait bien qu’un certain nombre de meurtres a toujours fait partie des affaires.” Je faisais allusion à nos pertes dans les équipes de travail. Le Comte a parlé alors d’une autre solution au problème Arrakeen et je lui ai répondu que la planète-prison de l’Empereur me faisait songer à l’imiter. »

« Sang de sorcière ! lança Hawat. Et qu’a dit le Comte ? »

« À ce moment, il s’est mis à me questionner à votre propos. »

Hawat ferma les yeux. « Ainsi, c’est pour cela qu’ils se sont intéressés à Arrakis. Eh bien, la chose est faite. (Il rouvrit les yeux.) À l’heure qu’il est, ils doivent avoir des espions sur toute la planète. Deux années ! »

« Mais ce n’est certainement pas cette suggestion faite au hasard qui… »

« Rien n’est fait au hasard pour l’Empereur ! Quelles étaient les instructions que vous avez données à Rabban ? »

« Simplement qu’il devait enseigner à Arrakis à nous redouter. »

Hawat secoua la tête. « Maintenant, Baron, il vous reste deux solutions possibles. Vous pouvez tuer les indigènes, les balayer entièrement ou… »

« Vous voulez que j’élimine toute ma main-d’œuvre ? »

« Préférez-vous que l’Empereur et les Grandes Maisons qu’il peut encore rameuter débarquent ici pour un nettoyage général et dévastent toute la surface de Giedi Prime ? »

Le Baron observa son Mentat un instant, puis dit : « Il n’oserait pas. »

« Vraiment ? »

Les lèvres du Baron tremblèrent. « Quelle est l’autre solution ? »

« Abandonnez votre cher neveu, Rabban. »

« Abandonner… » Le Baron s’interrompit et regarda Hawat.

« Ne lui envoyez plus de troupes, plus d’aide d’aucune sorte. Ne répondez à ses messages qu’en disant que l’on vous a rapporté de quelle atroce façon il traitait les problèmes d’Arrakis et que vous avez l’intention de prendre des mesures correctives dès que possible. Je m’arrangerai pour que certains de vos messages soient interceptés par les espions de l’Empereur. »

« Mais l’épice, les bénéfices, les… »

« Exigez vos revenus de baronnie mais veillez bien à la façon dont vous formulerez ces exigences. Mentionnez des sommes fixes. Nous pouvons… »

Le Baron leva les mains. « Mais comment puis-je être certain que ma fouine de neveu n’est pas… »

« Nous avons encore nos espions sur Arrakis. Dites à Rabban qu’il doit respecter le quota d’épice, sinon il sera remplacé. »

« Je le connais. Cela ne l’amènerait qu’à opprimer un peu plus la population. »

« Mais bien sûr ! s’exclama Hawat. Vous ne pouvez désirer que cela cesse ! Vous ne voulez qu’une chose : garder les mains propres. Laissez donc Rabban construire votre Salusa Secundus. Il est même inutile de lui envoyer des prisonniers. Il dispose de toute la population. S’il presse ses gens pour respecter le quota d’épice, l’Empereur n’ira pas soupçonner d’autres motifs. Cette raison est suffisante pour tuer Arrakis à petit feu. Quant à vous, Baron, nul mot, nulle action de votre part ne viendra démentir cette évidence. »

Le Baron ne parvint pas à effacer totalement la note d’admiration dans sa voix. « Ah, Hawat, comme vous êtes rusé. Mais comment gagner Arrakis pour utiliser ce que Rabban prépare ? »

« C’est la plus simple de toutes les démarches, Baron. Si chaque année vous augmentez le quota de l’année précédente, les choses vont certainement atteindre un paroxysme. La production tombera en flèche. Vous pourrez alors relever Rabban et reprendre Arrakis… pour réparer le désastre. »

« Cela semble réalisable, dit le Baron. Mais je suis las de tout ceci. Je prépare quelqu’un d’autre pour me succéder sur Arrakis. »

Hawat examina cette grosse figure ronde qu’il avait en face de lui. Lentement, il inclina la tête.

« Feyd-Rautha… Ainsi, c’est là la raison de l’oppression actuelle. Vous êtes vous-même très rusé, Baron. Peut-être pourrions-nous mêler ces deux projets. Oui… Votre Feyd-Rautha pourrait se présenter comme le sauveur d’Arrakis. Il pourrait se gagner la populace. Oui… »

Le Baron sourit. Mais il se demandait : En quoi tout ceci concorde-t-il avec le projet personnel de Hawat ?

Hawat, comprenant que l’entretien avait pris fin, se leva et quitta la pièce rouge. Tout en marchant, il ne parvenait pas à écarter de son esprit les troublants facteurs inconnus qui entraient dans toute spéculation sur Arrakis. Il y avait ce nouveau chef religieux dont Gurney Halleck avait décelé l’existence depuis son refuge au sein des contrebandiers, ce Muad’Dib.

Peut-être n’aurais-je pas dû dire au Baron de laisser cette religion se développer, se dit-il. Même parmi les gens des sillons et des creux. Mais il est bien connu que la répression favorise l’épanouissement des religions.

Puis il pensa aux rapports d’Halleck sur les tactiques de combat fremen. Des tactiques qui portaient la marque d’Halleck lui-même… et d’Idaho… et même de Hawat.

Idaho a-t-il survécu ? se demanda-t-il.

Mais c’était une question futile. Il ne s’était même pas encore demandé s’il était possible que Paul ait survécu. Il savait que le Baron était convaincu de la mort de tous les Atréides. Il reconnaissait que la sorcière Bene Gesserit avait constitué son arme. Et cela ne pouvait donc signifier qu’une issue, même pour le propre fils de cette femme.

Quelle haine venimeuse elle devait vouer aux Atréides, songea-t-il. Une haine pareille à celle que j’éprouve pour ce Baron. Mon coup ultime sera-t-il aussi définitif que le sien ?

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