Mon père me dit une fois que le respect de la vérité est presque le fondement de toute morale. « Rien ne saurait sortir de rien », disait-il. Et cela apparaît certes comme une pensée profonde si l’on conçoit à quel point « la vérité » peut être instable.

Extrait de Conversations avec Muad’Dib,


par la Princesse Irulan.









« Je me suis toujours flatté de voir les choses telles qu’elles sont réellement, disait Thufir Hawat. C’est la malédiction du Mentat. Il ne peut jamais s’empêcher d’analyser. »

Son visage paraissait calme dans la pénombre qui précédait l’aube. Ses lèvres tachées de sapho étaient réduites à une simple ligne d’où irradiaient des rides verticales.

L’homme en robe accroupi devant lui sur le sable ne semblait pas l’avoir entendu.

Ils se tenaient sous un surplomb de rocher qui dominait un vaste et profond bassin. Au-dessus de la ligne hachée des collines, l’aube se dessinait vaguement. Sa lumière rose se posait sur toute chose. Il faisait froid sous le rocher, un froid sec et pénétrant laissé par la nuit. Peu avant l’aube, un vent tiède s’était levé mais, à présent, il était retombé. Derrière lui, Hawat pouvait entendre quelques claquements de dents parmi les survivants de sa troupe.

L’homme qui était accroupi devant lui était un Fremen. Il avait traversé le bassin dans les toutes premières lueurs de l’aube, glissant dans le sable, se fondant entre les dunes, à peine discernable.

Il tendit un doigt et sur le sable, entre eux, dessina une forme. Comme une sphère d’où pointait une flèche. « Il y a de nombreuses patrouilles harkonnens », dit-il. Il leva le doigt et désigna les collines d’où étaient venus Hawat et ses hommes.

Hawat acquiesça.

De nombreuses patrouilles. Oui.

Mais il ignorait toujours ce que voulait le Fremen et cela l’irritait. L’éducation mentat donnait à un homme le pouvoir de discerner les motivations.

Cette nuit qui s’achevait avait été la pire de toute l’existence de Hawat. Lorsque les premiers rapports sur l’attaque étaient arrivés, il se trouvait à Tsimpo, un village de garnison, poste avancé de l’ancienne capitale, Carthag. Au début, il avait pensé : Ce n’est qu’un raid. Les Harkonnen nous éprouvent.

Mais les rapports s’étaient succédé, de plus en plus vite.

Deux légions avaient débarqué à Carthag.

Cinq autres (cinquante brigades !) attaquaient la base ducale d’Arrakeen.

Une légion à Arsunt.

Deux groupes de combat au Rocher Brisé.

Puis les rapports s’étaient faits plus précis. Des Sardaukars impériaux se trouvaient mêlés aux assaillants. Probablement deux légions. Il apparut bientôt que les attaquants savaient exactement comment répartir leurs forces. Magnifiquement renseignés, avait songé Hawat.

Sa fureur n’avait fait que croître jusqu’à menacer ses capacités de Mentat. La violence de cette attaque avait frappé son esprit avec une force presque physique.

Maintenant, il se cachait sous un rocher, quelque part dans le désert. Il hocha la tête et ramena sur lui sa tunique lacérée comme pour s’isoler des ombres glacées.

La violence de l’attaque.

Il s’était toujours attendu à ce que l’ennemi loue un vaisseau de la Guilde pour des raids préalables. C’était un processus assez répandu dans chaque guerre entre Maisons. Les vaisseaux se posaient régulièrement sur Arrakis pour charger l’épice de la Maison des Atréides.

Hawat avait pris toutes les mesures qui s’imposaient contre des raids surprises par de faux transports d’épice. Mais pour une attaque générale, il n’avait jamais compté sur plus de dix brigades.

Pourtant, la dernière estimation indiquait que plus de deux mille vaisseaux s’étaient abattus sur Arrakis. Et pas seulement des transports d’épice, mais aussi des frégates, des monitors, des patrouilleurs, des transports de troupe, des éperonneurs, des vidangeurs…

Plus de cent brigades… Dix légions !

Les récoltes complètes d’épice effectuées sur Arrakis en cinquante années suffiraient à peine à couvrir les frais d’une telle expédition.

Peut-être.

J’ai sous-estimé ce que le Baron était prêt à dépenser pour nous attaquer, se dit Hawat. J’ai trahi la confiance de mon Duc.

Restait la traîtresse.

Je vivrai pour la voir étranglée ! se dit-il. J’aurais dû tuer cette sorcière Bene Gesserit quand j’en avais l’occasion. Dans son esprit il n’y avait nul doute : c’était Dame Jessica qui les avait trahis. Cela correspondait à tous les faits.

« Votre homme, Gurney Halleck et une partie de sa troupe sont en sûreté auprès de nos amis contrebandiers », dit le Fremen.

« Très bien. »

Ainsi Gurney pourra s’échapper de cette infernale planète. Nous n’avons pas tous péri.

Hawat se tourna vers ses hommes. Ils avaient été trois cents parmi les meilleurs au début de la nuit. À présent, ils n’étaient plus qu’une vingtaine dont la moitié étaient blessés. Certains dormaient, debout, appuyés au rocher ou écroulés dans le sable. Leur dernier orni, qu’ils avaient utilisé comme un véhicule au sol pour transporter les blessés, avait refusé d’aller plus loin peu avant l’aube. Ils l’avaient entièrement découpé au laser avant de dissimuler les débris. Puis ils s’étaient réfugiés dans ce bassin.

Hawat n’avait qu’une idée très sommaire de leur position. Ils devaient se trouver à deux cents kilomètres au sud-est d’Arrakeen. Les voies de communication entre les communautés sietch du Bouclier passaient quelque part au sud.

Le Fremen rejeta son capuchon et sa coiffe de distille et révéla une barbe et une chevelure couleur de sable. Les cheveux étaient rejetés en arrière à partir du front, haut et étroit. Ses yeux insondables étaient de ce bleu dû à l’épice. Sur un côté de sa bouche, là où passait la boucle du tube des narines, les poils de sa barbe étaient tachés.

L’homme ôta les embouts de son nez pour les rajuster. Il gratta l’escarre qui s’était formée sous ses narines.

« Si vous franchissez le bassin ici, cette nuit, dit-il, ne vous servez pas de boucliers. Il y a une brèche dans la paroi… (Il pivota sur ses talons et désigna le sud.)… là-bas, et ensuite du sable nu jusqu’à l’erg. Les boucliers attireraient un… (il hésita)… un ver. Ils ne viennent pas souvent par ici mais un bouclier en attirerait un. »

Il a dit ver, songea Hawat. Mais il allait dire autre chose. Quoi ? Et qu’attend-il de nous ?

Il eut un soupir.

Il ne se rappelait pas avoir jamais été aussi las. Il éprouvait dans tous ses muscles une douleur qu’aucune pilule énergétique ne pourrait dissiper.

Ces satanés Sardaukars !

Plein d’amertume à leur égard, il pensa aux soldats fanatiques et à la trahison impériale qu’ils représentaient. Tous les éléments qu’il possédait, assimilés par son esprit Mentat, lui révélaient qu’il n’avait que peu de chance de découvrir une preuve de cette trahison. Jamais le Haut Conseil du Landsraad ne leur rendrait justice.

« Souhaitez-vous rejoindre les contrebandiers ? » demanda le Fremen.

« Est-ce possible ? »

« C’est un long chemin. »

Les Fremen n’aiment pas dire non, lui avait appris Idaho.

« Vous ne m’avez pas dit si votre peuple peut porter secours à mes blessés. »

« Ils sont blessés. »

Cette même maudite réponse chaque fois !

« Nous le savons ! Ce n’est pas ce… »

« Paix, ami, dit le Fremen. Que disent vos blessés ? En est-il parmi eux qui peuvent comprendre le besoin d’eau de votre tribu ? »

« Nous n’avons pas parlé de l’eau, dit Hawat. Nous… »

« Je peux comprendre votre répugnance. Ce sont vos amis, les hommes de votre tribu. Avez-vous de l’eau ? »

« Pas assez. »

Le Fremen désigna la tunique de Hawat, sa peau nue qui apparaissait par les déchirures. « Vous avez été surpris dans votre sietch, sans vos habits. Vous devez prendre une décision d’eau, mon ami. »

« Pouvons-nous vous demander votre aide ? »

Le Fremen haussa les épaules. « Vous n’avez pas d’eau. (Ses yeux se portèrent sur le groupe des hommes.) Combien de vos blessés pouvez-vous perdre ? »

Hawat demeura silencieux, les yeux fixés sur l’homme. Son esprit de Mentat lui révélait que leur conversation était déphasée. Les sons-mots n’étaient pas reliés normalement.

« Je suis Thufir Hawat, dit-il. Je peux parler au nom de mon Duc. Je suis prêt à m’engager pour obtenir votre aide. Je ne désire qu’une aide limitée afin de préserver mes moyens pour tuer une traîtresse qui se croit à l’abri de toute vengeance. »

« Vous voulez que nous nous joignions à une vendetta ? »

« Je me chargerai moi-même de la vendetta. Je désire seulement que l’on m’ôte la responsabilité de mes blessés. »

Le Fremen fronça les sourcils. « Comment pourriez-vous être responsable de vos blessés ? Ils sont responsables d’eux-mêmes. C’est l’eau qui importe, Thufir Hawat. Me laisserez-vous prendre cette décision ? »

Il mit la main sur l’arme dissimulée sous sa robe et Hawat, soudain tendu, se demanda : Une trahison ?

« Que craignez-vous ? » dit le Fremen.

Ces gens déroutants, si directs !

« Ma tête est mise à prix », répondit prudemment Hawat.

« Ah… (Le Fremen ôta sa main de l’arme.) Vous nous croyez corrompus comme des Byzantins. Vous ne nous connaissez pas. Les Harkonnen n’ont pas assez d’eau pour acheter le plus petit de nos enfants. »

Mais ils étaient capables de payer à la Guilde le prix du passage de plus de deux mille vaisseaux, songea Hawat. Il était toujours abasourdi par la somme que cela représentait.

« Nous combattons tous deux les Harkonnen. Ne pourrions-nous partager nos problèmes et les moyens de triompher ? »

« Nous partageons, dit le Fremen. Je vous ai vu combattre les Harkonnen. Vous vous battez bien. À certains moments, j’aurais apprécié la présence de votre bras à mes côtés. »

« Quand vous le désirerez », dit Hawat.

« Qui sait ? Les forces d’Harkonnen sont de tous côtés. Mais vous n’avez toujours pas pris la décision d’eau. Vous ne l’avez pas soumise à vos blessés. »

Prudence, se dit Hawat. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas.

« M’apprendrez-vous les règles arrakeen ? »

« Pensée étrangère, dit le Fremen avec du mépris dans la voix. (Il désigna le nord-ouest, au-delà de la colline.) Nous vous avons observés, cette nuit, comme vous approchiez. (Il baissa le bras.) Vous restiez sur le versant friable des dunes. Mauvais. Vous n’avez pas de distilles, pas d’eau. Vous ne résisterez pas longtemps. »

« On ne s’accoutume pas vite à Arrakis », dit Hawat.

« Vérité. Mais nous avons tué des Harkonnen. »

« Que faites-vous pour vos propres blessés ? »

« Un homme ne sait-il pas lorsqu’il vaut d’être sauvé ? demanda le Fremen. Vos blessés savent que vous n’avez pas d’eau. (Il pencha la tête.) Il est clair que le moment est venu de prendre la décision d’eau. Blessés et non-blessés doivent regarder l’avenir de la tribu. »

L’avenir de la tribu, pensa Hawat. La tribu des Atréides. Cela a un sens. Et il fit un effort pour poser la question qu’il avait évitée jusque-là.

« Savez-vous quelque chose de mon Duc ou de son fils ? »

« Savoir ? » Les yeux bleus restaient insondables.

« Quel a été leur sort ! » lança Hawat.

« Le sort est le même pour chacun. Votre Duc, à ce que l’on dit, a connu le sien. Quant à celui du Lisan al-Gaib, son fils, il est entre les mains de Liet. Et Liet n’a rien dit. »

Je connaissais la réponse avant d’avoir posé la question, se dit Hawat.

Il regarda de nouveau ses hommes. Tous étaient éveillés, à présent. Ils avaient entendu. Ils regardaient le sable, et leurs visages révélaient les mêmes pensées : ils ne reverraient jamais Caladan et, à présent, Arrakis était perdue.

« Avez-vous entendu parler de Duncan Idaho ? » demanda Hawat.

« Il se trouvait dans la grande maison quand le bouclier a été abattu. J’ai entendu dire cela… rien de plus. »

Elle a désactivé le bouclier et fait entrer les Harkonnen. Cette fois, c’était moi qui tournais le dos à la porte. Mais comment a-t-elle pu faire cela ? Agir contre son propre fils ? Qui sait ce que pense une sorcière Bene Gesserit ?…. Si l’on peut appeler cela penser…

La gorge sèche, il lutta pour avaler sa salive. « Quand saurez-vous, pour le garçon ? »

« Nous ne savons que peu de chose d’Arrakeen, dit le Fremen. (Il haussa les épaules.) Qui sait ? »

« Vous avez un moyen de savoir ? »

« Peut-être. (À nouveau, il gratta l’escarre sous son nez.) Dites-moi, Thufir Hawat, connaissez-vous ces lourdes armes dont se sont servis les Harkonnen ? »

L’artillerie, songea Hawat avec amertume. Qui aurait pensé qu’ils utiliseraient l’artillerie de nos jours, face à des boucliers ?

« Vous pensez à l’artillerie qu’ils ont utilisée pour enterrer les nôtres dans les grottes, dit-il. J’ai… une connaissance théorique de ces armes à explosifs. »

« Tout homme qui se réfugie dans une grotte n’ayant qu’une seule issue mérite la mort », dit le Fremen.

« Pourquoi m’avez-vous posé cette question, à propos des armes ? »

« Liet désirait savoir. »

Est-ce donc là ce qu’il attend de nous ?

« Êtes-vous venu pour obtenir des renseignements sur ces gros canons ? » demanda Hawat.

« Liet désirait examiner l’une de ces armes. »

« En ce cas, vous n’avez qu’à aller en prendre une. »

« Oui, dit le Fremen. Nous en avons pris une. Nous l’avons cachée là où Stilgar pourra l’étudier pour Liet et où Liet pourra l’examiner par lui-même s’il le désire. Mais je doute qu’il le fasse : cette arme n’est pas très bonne. Médiocre pour Arrakis. »

« Vous… vous avez pris un canon ? » demanda Hawat.

« C’était un beau combat. Nous n’avons perdu que deux hommes et répandu l’eau de plus de cent des leurs. »

Il y avait des Sardaukars à chaque pièce, songea Hawat. Et ce fou prétend n’avoir perdu que deux hommes contre des Sardaukars !

« Nous n’aurions pas perdu ces deux hommes s’il n’y avait eu ceux qui se battaient aux côtés des Harkonnen, reprit le Fremen. Certains de ceux-là sont de bons guerriers. »

Le lieutenant de Hawat s’approcha en trébuchant et se pencha vers le Fremen. « Est-ce que vous parlez des Sardaukars ? »

« Il parle des Sardaukars », dit Hawat.

« Les Sardaukars ! s’exclama le Fremen avec une sorte de joie. Ainsi, ce sont des Sardaukars ! Excellente nuit. Des Sardaukars ! De quelle légion ? Le savez-vous ? »

« Nous… nous l’ignorons. »

« Des Sardaukars. (Le Fremen semblait réfléchir à haute voix.) Pourtant, ils portaient la tenue des Harkonnen. N’est-ce pas étrange ? »

« L’Empereur ne souhaite pas que l’on sache qu’il s’attaque à l’une des Grandes Maisons », dit Hawat.

« Mais vous, vous savez que ce sont des Sardaukars. »

« Qui suis-je ? » fit Hawat avec amertume.

« Vous êtes Thufir Hawat. Pour les Sardaukars, nous aurions fini par savoir qui ils étaient. Nous avons envoyé trois prisonniers aux hommes de Liet pour qu’ils les interrogent. »

Le lieutenant debout auprès de Hawat parla d’une voix lente. L’incrédulité perçait dans chacune de ses paroles. « Vous… vous… avez… capturé… des Sardaukars ? »

« Seulement trois, dit le Fremen. Ils se battent bien. »

Si seulement nous avions eu le temps de nous allier à ces Fremen, pensa Hawat, et c’était comme une plainte dans son esprit. Si seulement nous les avions entraînés et armés. Grande Mère ! De quelle force n’aurions-nous pas disposé alors !

« Peut-être vous attardez-vous à cause de votre inquiétude pour le Lisan al-Gaib, reprit le Fremen. S’il est réellement le Lisan al-Gaib, rien ne saurait le menacer. Mais ne dépensez point vos pensées pour une chose qui n’a pas encore été prouvée. »

« Je sers le… Lisan al-Gaib, dit Hawat. Sa sécurité dépend de moi. Je me suis engagé à le protéger. »

« Par son eau ? »

Hawat jeta un coup d’œil au soldat qui ne quittait pas le Fremen du regard avant de répondre : « Oui, par son eau. »

« Vous souhaitez regagner Arrakeen, le lieu de l’eau ? »

« Oui… le lieu de l’eau. »

« Pourquoi n’avoir pas dit dès le début que c’était une question d’eau ? » Le Fremen se leva et ajusta fermement les embouts de ses narines.

De la tête, Hawat fit signe à son lieutenant de rejoindre les autres. L’homme obéit avec un haussement d’épaules plein de lassitude. Derrière lui, Hawat perçut des murmures.

« Il y a toujours un chemin qui conduit à l’eau », dit le Fremen.

Hawat entendit un juron. Puis : « Thufir ! Arkie vient de mourir ! »

Le Fremen leva le poing contre son oreille. « Le gage d’eau ! C’est un signe ! (Il regarda Hawat.) Nous avons un lieu proche pour accepter l’eau. Dois-je appeler mes hommes ? »

Le lieutenant revint vers Hawat. « Thufir, certains des hommes ont laissé leurs femmes à Arrakeen. Ils… vous savez ce que cela peut être en un moment pareil. »

Le Fremen pressait toujours le poing contre son oreille. « C’est le gage de l’eau, Thufir Hawat ? » demanda-t-il.

L’esprit du Mentat travaillait à toute allure. Il discernait maintenant le sens des paroles du Fremen mais il craignait la réaction de ses hommes épuisés.

« Le gage de l’eau », dit-il.

« Que nos tribus se joignent », dit le Fremen, et il abaissa le poing.

Comme s’ils obéissaient à ce signal, quatre hommes dévalèrent les rochers, au-dessus d’eux. Ils plongèrent sous le surplomb, roulèrent le corps du soldat dans une robe, le soulevèrent et partirent en courant avec leur fardeau, suivant la falaise dans un sillage de poussière. Ils eurent disparu avant que les hommes de Hawat n’aient retrouvé leurs esprits.

« Où vont-ils avec Arkie ? lança une voix. Il était… »

« Ils vont… l’enterrer », dit Hawat.

« Les Fremen n’enterrent pas leurs morts, insista l’homme. N’essayez pas de nous tromper, Thufir. Nous savons ce qu’ils en font. Arkie était un… »

« Le Paradis est assuré à celui qui est mort au service du Lisan al-Gaib, dit le Fremen. S’il est vrai que vous servez le Lisan al-Gaib, comme vous l’avez dit, pourquoi vous lamenter ? Le souvenir de celui qui est mort ainsi vivra aussi longtemps que durera la mémoire des hommes. »

Mais les hommes s’avançaient, le visage coléreux. L’un d’eux s’était emparé d’un pistolet laser et le brandissait.

« Arrêtez-vous immédiatement ! lança Hawat. (Il lutta contre l’emprise douloureuse de la fatigue sur ses muscles.) Ces gens respectent nos morts. Leurs coutumes sont différentes des nôtres, mais elles ont le même sens ! »

« Ils vont prendre toute l’eau de son corps », gronda l’homme au pistolet laser.

« Vos hommes voudraient-ils assister à la cérémonie ? » demanda le Fremen.

Il ne comprend pas le problème, pensa Hawat, et il s’effraya de la naïveté du Fremen.

« Ils ont du chagrin pour un camarade qu’ils respectaient », dit-il.

« Nous le traiterons avec autant de respect que l’un des nôtres. Ceci est le gage de l’eau. Nous connaissons le rite. La chair d’un homme lui appartient. Son eau revient à la tribu. »

L’homme au laser fit un pas en avant et Hawat demanda rapidement :

« Et maintenant, vous allez porter secours à nos blessés ? »

« On ne peut mettre le gage en question, dit le Fremen. Nous ferons pour vous ce qu’une tribu ferait pour elle-même. Tout d’abord, nous devrons tous vous vêtir et veiller à vos besoins. »

L’homme hésita.

« Achetons-nous leur aide avec… l’eau d’Arkie ? » demanda le lieutenant de Hawat.

« Nous n’achetons rien… Nous nous allions à ces gens. »

« Les coutumes sont différentes », murmura une voix.

Hawat commença de se détendre.

« Ils nous aideront à atteindre Arrakeen ? »

« Nous tuerons les Harkonnen, dit le Fremen. (Il sourit.) Et les Sardaukars aussi. (Il fit un pas en arrière, mit ses mains en coupe derrière ses oreilles, renversa la tête et écouta. Puis il baissa les mains et dit :) Un appareil aérien approche. Cachez-vous sous le rocher et ne faites plus un mouvement. »

Sur un geste impératif de Hawat, les hommes obéirent.

Le Fremen prit le bras du Mentat et le poussa vers les autres. « Nous nous battrons quand viendra le moment de se battre », dit-il. Il plongea une main sous sa robe et en sortit une petite cage où il prit un animal. Hawat reconnut une minuscule chauve-souris. Elle tourna la tête et il vit qu’elle avait les yeux bleus, entièrement bleus.

Le Fremen se mit à la caresser, à la calmer avec des murmures. Puis il se pencha sur la tête du petit animal et lâcha une goutte de salive dans sa bouche ouverte. La chauve-souris déploya ses ailes mais ne quitta pas la main du Fremen. Celui-ci prit alors un petit tube qu’il plaça contre la tête de l’animal. Puis il prononça quelques paroles à l’extrémité du tube, souleva la chauve-souris et la lança en l’air.

Elle plongea derrière l’angle de la falaise et disparut. Le Fremen reprit la cage et la remit sous sa robe. À nouveau il renversa la tête en arrière et écouta.

« Ils fouillent le haut pays, dit-il. On se demande ce qu’ils peuvent y chercher. »

« Ils savent que nous avons battu en retraite dans cette direction », dit Hawat.

« On ne doit jamais penser que l’on est le seul gibier d’une chasse. Regardez de l’autre côté du bassin. Vous allez voir. »

Du temps passa.

Les hommes commencèrent à s’agiter, à murmurer.

« Restez aussi silencieux qu’un animal effrayé », siffla le Fremen.

À cet instant, Hawat décela un mouvement près de la falaise, de l’autre côté du bassin. Des taches fauves sur le sable fauve.

« Mon petit ami a remis le message, dit le Fremen. De nuit comme de jour, c’est un très bon messager. J’aurai du chagrin en le perdant. »

Le mouvement cessa. Sur les quatre ou cinq kilomètres de sable du bassin il n’y eut plus que la chaleur du jour, de plus en plus lourde. Des colonnes d’air vibraient.

« Soyez totalement silencieux, maintenant », murmura le Fremen.

Une ligne de silhouettes émergea d’une brèche dans la falaise opposée et s’engagea dans le bassin. Six hommes qui se hâtaient avec lourdeur. Pour Hawat, ils ressemblaient à des Fremen, mais ils se déplaçaient de façon bien étrange.

Le « flouc-flouc » des ailes d’un ornithoptère se fit alors entendre sur la droite, derrière eux. L’appareil surgit au-dessus de la colline et plongea vers les hommes qui traversaient le bassin. C’était un orni atréides qui avait été peint en hâte aux couleurs de combat des Harkonnen.

Les six hommes s’étaient immobilisés sur la crête d’une dune et agitaient les bras.

L’orni vira une première fois au-dessus d’eux, brusquement, puis revint se poser dans un jaillissement de poussière. Cinq hommes en surgirent et Hawat distingua le scintillement du sable repoussé par les boucliers. Leurs mouvements révélaient l’âpre efficience des Sardaukars.

« Ahiii ! Ils utilisent ces stupides boucliers », siffla le Fremen auprès de Hawat. Son regard se porta vers l’ouverture, au sud du bassin.

« Des Sardaukars », murmura Hawat.

« Très bien. »

Les Sardaukars s’approchaient maintenant en demi-cercle du petit groupe des Fremen toujours immobiles, apparemment indifférents. Le soleil luisait sur les lames levées.

Brusquement, le sable parut vomir des Fremen. Ils entourèrent l’ornithoptère. Ils étaient déjà à l’intérieur. À l’instant où les deux groupes se rejoignaient, sur la crête de la dune, un nuage de poussière s’éleva. Lorsqu’il disparut, il ne restait que les Fremen.

« Il n’y avait que trois hommes dans leur orni, dit le Fremen. C’est une chance. Il ne fallait pas endommager l’appareil en nous en emparant. »

« Des Sardaukars ! C’étaient des Sardaukars ! » souffla un homme derrière Hawat.

« Avez-vous remarqué comme ils se sont bien battus ? » demanda le Fremen.

Hawat inspira profondément. Il perçut la sécheresse, la poussière brûlée, la chaleur. De la sécheresse, il y en avait aussi dans sa voix quand il répondit : « Oui, ils se sont bien battus. Évidemment. »

Dans un grand battement d’ailes, l’orni capturé quitta le sol et s’éleva rapidement vers le sud.

Ainsi, ils connaissent également les ornis, songea Hawat.

Au sommet de la dune lointaine, un Fremen agitait un carré d’étoffe verte. Une fois… deux fois.

« Il en vient d’autres ! lança le Fremen à côté de Hawat. Tenez-vous prêts. J’avais espéré que nous quitterions cet endroit sans plus de difficultés. »

Des ennuis ! se dit Hawat.

Deux nouveaux ornis venaient de surgir de l’ouest et glissaient vers le bassin d’où les Fremen avaient soudain disparu, ne laissant que les corps des Sardaukars sur les lieux du combat.

Un troisième orni apparut au-dessus de la colline. Hawat leva la tête et l’identifia avec un bref soupir ; un lourd transport de troupes. Ses ailes largement déployées, il se déplaçait avec la lenteur, la lourdeur d’un oiseau géant regagnant son nid.

Dans le lointain, l’un des deux premiers ornis darda un doigt mauve sur le sable. Une sombre traînée de poussière marqua le passage du faisceau laser.

« Les lâches ! » gronda le Fremen.

Le transport de troupes s’arrêta au-dessus des corps vêtus de bleu. Ses ailes s’étendirent encore et se mirent à battre l’air pour le freiner sur place.

À cet instant, l’attention de Hawat fut attirée par un éclair de soleil. Un quatrième orni arrivait du sud, plongeant à pleine vitesse, ailes rabattues. Ses fusées laissaient un sillage doré sur l’argent sombre du ciel. Comme une flèche, il plongea vers le gros transport de troupes qui, à cause des faisceaux lasers, avait abattu son bouclier. Il le percuta de plein fouet.

Un grondement secoua tout le bassin. Les flammes jaillirent. Des blocs de rocher se mirent à pleuvoir de toutes les collines alentour. Un geyser orange et rouge s’éleva du sable, à l’endroit où s’étaient posés le lourd transport et les premiers ornis. Tout fut noyé dans le brasier.

Le Fremen qui était à bord. Celui qui a capturé l’orni, pensa Hawat. Il s’est sacrifié pour détruire le transport… Grande Mère ! Mais que sont donc ces gens ?

« Un échange raisonnable, dit le Fremen à côté de lui. Il devait bien y avoir trois cents hommes dans ce transport. À présent, nous allons nous occuper de leur eau et faire le nécessaire pour nous procurer un autre appareil. » Il s’avança, hors de l’abri du surplomb.

Une pluie d’uniformes bleus s’abattit du haut de la falaise. Les hommes tombaient lentement, freinés par les suspenseurs. Hawat eut le temps d’entrevoir leurs visages, durs, prêts au combat. Des Sardaukars. Ils n’avaient pas de bouclier et chacun d’eux était armé d’un couteau dans une main, d’un tétaniseur dans l’autre.

Un couteau vint transpercer la gorge du Fremen qui roula en arrière, le visage dans le sable. Hawat parvint à tirer son couteau avant qu’un projectile de tétaniseur l’atteigne et l’engloutisse dans les ténèbres.

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