Et Muad’Dib se tint devant eux, et il dit :
« Bien que nous pensions la captive morte, elle vit. Car sa graine est la mienne et sa voix est ma voix. Et elle voit au-delà des plus lointaines frontières du possible. Oui, elle voit jusque dans le vallon de l’inconnaissable à cause de moi. »
Extrait de L’Éveil d’Arrakis,
par la Princesse Irulan
Les yeux baissés, le baron Vladimir Harkonnen attendait dans le selamlik, la salle d’audience impériale ovale de l’Empereur Padishah. Furtivement, il avait observé la pièce aux parois de métal et ses occupants : noukkers, pages, gardes, Sardaukars alignés contre les murs dont la seule décoration était constituée par les bannières sanglantes et déchirées prises dans les batailles.
Puis des voix s’élevèrent, venant d’un haut passage qui s’ouvrait sur la droite. « Place ! Place à la Royale Personne ! »
Et l’Empereur Padishah Shaddam IV surgit dans la pièce à la tête de sa suite. Il s’immobilisa et attendit pendant que l’on apportait son trône, ignorant totalement le Baron comme tous ceux qui se trouvaient là.
Le Baron, quant à lui, ne pouvait ignorer la Royale Personne et guettait un quelconque signe de sa part, un quelconque indice qui pût lui permettre de deviner l’objet de cette audience. L’Empereur demeurait parfaitement immobile et calme. Sa silhouette maigre, élancée, était élégamment prise dans l’uniforme gris des Sardaukars, soutaché d’or et d’argent. Ses traits acérés et ses yeux froids, en cet instant, rappelèrent au Baron le Duc Leto depuis longtemps défunt. L’Empereur, lui aussi, évoquait un oiseau rapace. Mais il avait les cheveux roux, et non pas bruns, et il portait le casque noir de Burseg dont la couronne était sommée de la crête impériale d’or.
Des pages surgirent, portant le trône massif taillé dans un bloc de quartz de Hagal. La pierre bleu-vert lançait des étincelles jaunes. Le siège fut placé sous le dais et l’Empereur put y prendre place.
Une vieille femme en robe aba dont le capuchon était rabattu sur son front quitta alors la suite impériale et vint prendre place derrière le trône. Elle posa une main noueuse sur le dossier de quartz. Son visage, dans l’ombre du capuchon, était la caricature de celui d’une sorcière. Ses joues étaient creusées, ses yeux enfoncés dans les orbites, son nez protubérant et sa peau grêlée était marquée de veines saillantes.
Comme il levait les yeux sur elle, le Baron cessa de trembler. La présence de la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam, Diseuse de Vérité de l’Empereur, révélait l’importance véritable de cette audience. Il observa la suite. Deux agents de la Guilde étaient présents, un personnage gras et grand et un autre petit et gras. Tous deux avaient des yeux au regard gris et doux. Parmi les laquais apparaissait l’une des filles de l’Empereur, la Princesse Irulan, une femme que l’on disait éduquée selon la plus absolue discipline bene gesserit et destinée à devenir Révérende Mère. Elle était grande, blonde, d’une beauté fragile, avec des yeux verts qui semblaient regarder bien au-delà du Baron.
« Mon cher Baron… »
L’Empereur daignait s’apercevoir de sa présence. Sa voix au timbre de baryton était admirablement contrôlée et il parvenait, par son ton seul, à congédier le Baron tout en l’accueillant.
Le Baron s’inclina profondément et s’avança jusqu’à dix pas du dais, selon l’usage. « Je suis accouru selon votre volonté, Majesté. »
« Votre volonté ! » railla la vieille sorcière.
« Allons, Révérende Mère, dit l’Empereur. (Mais il souriait du trouble du Baron en poursuivant :) Tout d’abord, dites-moi où vous avez envoyé votre mignon, Thufir Hawat. »
Le regard du Baron alla de droite à gauche. Il s’en voulait d’être ainsi venu sans ses gardes personnels. Bien sûr, ceux-ci eussent été de peu d’utilité face aux Sardaukars. Cependant…
« Eh bien ? »
« Il est parti depuis cinq jours, Majesté. (Le Baron jeta un rapide coup d’œil aux agents de la Guilde avant de revenir à l’Empereur.) Il devait se rendre dans une base de contrebandiers et essayer d’infiltrer ses hommes dans le camp du Fremen fanatique, Muad’Dib. »
« Incroyable ! » s’exclama l’Empereur.
La main de rapace de la sorcière se referma sur l’épaule de l’Empereur. Elle se pencha en avant et chuchota à son oreille.
L’Empereur acquiesça et dit : « Depuis cinq jours, Baron… Dites-moi, pourquoi ne vous êtes-vous pas soucié de son absence ? »
« Mais je suis inquiet, Majesté ! »
L’Empereur ne le quitta pas du regard. La Révérende Mère émit un rire caquetant.
« Ce que je veux dire, Majesté, reprit le Baron, c’est que Hawat mourra dans quelques heures. » Et il expliqua alors ce qu’il en était du poison latent et de l’antidote.
« Très habile, Baron, dit l’Empereur. Et où sont donc vos neveux, Rabban et le jeune Feyd-Rautha ? »
« La tempête arrive, Majesté. Je les ai envoyés inspecter notre périmètre, craignant une attaque fremen. »
« Le périmètre… dit l’Empereur. (Il semblait avoir craché le mot.) La tempête n’affectera guère ce bassin, et la racaille fremen n’attaquera pas aussi longtemps que je serai là avec mes cinq légions de Sardaukars. »
« Certainement pas, Majesté, dit le Baron, mais la sécurité doit tenir compte de l’erreur. »
« Ahh, fit l’Empereur. Il faut en tenir compte, oui. Alors, que dire de tout le temps que cette comédie d’Arrakis m’a coûté ? Et je ne parle pas des bénéfices du CHOM qui s’engloutissent dans ce trou à rat. Ni des problèmes d’État et de juridiction que j’ai dû retarder ou annuler à cause de cette stupide histoire… »
Le Baron baissa la tête, effrayé par la colère impériale. Il était seul ici, il ne dépendait plus que de la Convention et du dictum familia des Grandes Maisons, et cela le mettait mal à l’aise.
Est-ce qu’il a l’intention de me tuer ? se demanda-t-il. Non, il ne le peut pas ! Pas avec les Grandes Maisons qui le guettent et qui attendent de tirer un quelconque profit de cette crise.
« Avez-vous capturé des otages ? » demanda l’Empereur.
« C’est inutile, Majesté, dit le Baron. Ces fous de Fremen honorent chaque prisonnier selon le cérémonial funèbre et se comportent comme s’il était déjà mort. »
« Vraiment ? » dit l’Empereur.
Et le Baron attendit, regardant furtivement les murs de métal du selamlik, songeant à la monstrueuse tente qui s’étendait autour de lui, s’élevait au-dessus de lui, songeant aussi à la richesse que cela représentait. Il amène des pages, songea le Baron, et des laquais inutiles, ses femmes et ses compagnons, ses coiffeurs, ses dessinateurs, tout. Tous les parasites de la Cour jusqu’aux plus infimes. Ils sont tous là… Ils grouillent, ils complotent leurs petites intrigues, ils tournent autour de lui… Ils sont là pour le voir mettre un terme à cette affaire, pour écrire des épigrammes sur la bataille et idolâtrer les blessés.
« Peut-être, dit l’Empereur, n’avez-vous pas songé aux otages qui convenaient. »
Il sait quelque chose, pensa immédiatement le Baron. Et la peur pesa sur son estomac, comme une pierre très lourde, très froide. C’était comme la faim et le désir de commander immédiatement à manger lui vint et il le repoussa, tremblant entre ses suspenseurs. Autour de lui, il n’y avait personne pour obéir à ses ordres.
« Selon vous, Baron, qui peut bien être ce Muad’Dib ? » demanda l’Empereur.
« Certainement un Umma, un fanatique, un aventurier. Ils apparaissent régulièrement sur ces frontières. Votre Majesté sait bien cela. »
L’Empereur regarda sa Diseuse de Vérité puis ses yeux revinrent sur le Baron. « Et vous n’avez aucun autre renseignement sur ce Muad’Dib ? »
« Un fou, dit le Baron. Mais tous les Fremen sont un peu fous. »
« Fous ? »
« Ils crient son nom quand ils vont au combat. Les femmes lancent leurs bébés sur nos hommes et s’empalent sur nos couteaux pour ouvrir une brèche à leurs hommes quand ils attaquent. Ils n’ont pas… de… de décence ! »
« C’est grave, dit l’Empereur. (Et la dérision qui imprégnait ses paroles n’échappa pas au Baron.) Dites-moi, mon cher Baron, avez-vous exploré les régions du sud polaire d’Arrakis ? »
Le Baron le regarda, surpris par le soudain changement de sujet. « Mais… Mais, Votre Majesté sait bien que toute cette région est inhabitable, entièrement livrée au vent et aux vers. Il n’y a même pas d’épice sous ces latitudes. »
« Jamais aucun équipage des vaisseaux à épice ne vous a rapporté avoir aperçu des zones vertes dans ces régions ? »
« Oui, il y a eu de tels rapports. Certains ont donné lieu à des enquêtes… il y a longtemps. On a décelé quelque végétation. Beaucoup d’ornithoptères ont été perdus. Beaucoup trop. Cela coûte cher, Votre Majesté. Les hommes ne peuvent survivre longtemps dans un tel territoire. »
« Certainement », dit l’Empereur. Il claqua les doigts et une porte s’ouvrit à gauche, derrière le trône. Deux Sardaukars apparurent, escortant une fillette qui ne semblait pas avoir plus de quatre ans. Elle portait une aba noire dont le capuchon était rejeté en arrière, révélant les fixations d’un distille. Ses yeux bleus étaient ceux des Fremen. Son visage était rond, avec des traits doux. Elle ne semblait pas éprouver la moindre peur et il y avait même dans son regard quelque chose qui mit le Baron mal à l’aise.
La vieille Diseuse de Vérité elle-même fit un pas en arrière lorsque l’enfant passa devant elle et elle esquissa un signe dans sa direction.
L’Empereur s’éclaircit la gorge pour parler, mais ce fut la fillette qui prit la parole. Sa voix était aiguë avec un très léger zézaiement enfantin, mais claire et nette, pourtant. « Ainsi c’est lui, dit-elle. (Elle s’avança au bord du dais.) Il n’a pas grande allure, non ? Un vieil homme empli de peur, trop faible pour supporter sa propre graisse sans l’aide des suspenseurs. »
Ces paroles étaient si inattendues de la part d’une enfant de cet âge que le Baron ne put que la regarder en silence, en dépit de sa fureur. Est-ce une naine ? se demanda-t-il.
« Mon cher Baron, dit enfin l’Empereur, je vous présente la sœur de Muad’Dib. »
« La sœur de… (Le Baron regarda l’Empereur.) Je ne comprends pas… »
« Moi aussi, parfois, je joue la prudence, dit l’Empereur. On m’a rapporté que vos régions polaires méridionales inhabitées présentaient des signes évidents d’activité humaine. »
« Mais c’est impossible ! s’exclama le Baron. Les vers… Il n’y a que du sable jusqu’à… »
« Ces gens semblent en mesure d’éviter les vers », dit l’Empereur.
La fillette s’assit au bord du dais et balança ses pieds dans le vide en examinant les lieux avec un air de totale assurance.
Le Baron ne pouvait détacher son regard de ces petits pieds, des jambes qui jouaient sous la robe noire.
« Malheureusement, reprit l’Empereur, je n’ai envoyé que cinq transports de troupes avec une force d’attaque réduite pour capturer des prisonniers afin de les interroger. Nous avons eu grand-peine à ramener trois prisonniers et un seul transport de troupes. Oui, Baron, mes Sardaukars ont bien failli être balayés par une force défensive qui se composait en grande partie de femmes, d’enfants et de vieillards. Cette enfant ici présente dirigeait l’un des groupes de combat. »
« Vous voyez, Majesté ! s’exclama le Baron. Vous voyez comment ils sont ! »
« Je me suis laissé capturer, dit la fillette. Je ne voulais pas affronter mon frère et lui dire que son fils avait été tué. »
« Seule une poignée de mes hommes est revenue, dit l’Empereur. Une poignée, entendez-vous ? »
« Nous aurions pu les avoir, s’il n’y avait eu les flammes », commenta l’enfant.
« Mes Sardaukars se sont servis des fusées de leurs appareils comme de lance-flammes, expliqua l’Empereur. Ce n’est que grâce à cela qu’ils ont pu se replier avec leurs trois prisonniers. Comprenez bien ceci, Baron : des Sardaukars ont été forcés de battre en retraite devant des femmes, des enfants et des vieillards ! »
« Nous devons attaquer en masse, gronda le Baron. Nous devons détruire jusqu’au dernier vestige de… »
« Silence ! gronda l’Empereur. (Il se dressa.) N’abusez pas plus longtemps de mon intelligence ! Vous restez là devant moi comme un idiot et… »
« Majesté ! » dit la vieille Diseuse de Vérité.
Il eut un geste impératif. « Vous me dites que vous ne savez rien de ce que nous avons découvert, ni des magnifiques qualités de combat de ce peuple ! Pour qui me prenez-vous, Baron ? »
Le Baron fit deux pas en arrière. Il songea : C’est Rabban. C’est lui qui a provoqué cela. Il m’a…
« Et cette fausse lutte avec le Duc Leto, Baron, grommela l’Empereur en se rasseyant. Comme c’était bien manœuvré… »
« Majesté, commença le Baron. Que cherchez-vous à… »
« Silence ! »
La vieille Bene Gesserit, encore une fois, plaça une main sur l’épaule de l’Empereur et se pencha pour murmurer à son oreille.
La fillette, à cet instant, cessa de balancer les pieds et dit : « Effrayez-le encore un peu plus, Shaddam. Je ne devrais pas y prendre plaisir, mais je ne peux m’en empêcher. »
« Silence, enfant, dit l’Empereur. (Il se pencha en avant, posa la main sur sa tête et regarda le Baron.) Est-ce possible, Baron ? Pourriez-vous être aussi simple d’esprit que le suggère ma Diseuse de Vérité ? Ne reconnaissez-vous pas cette enfant, ne reconnaissez-vous pas la fille de votre allié, le Duc Leto ? »
« Jamais mon père n’a été son allié, dit la fillette. Mon père est mort et jamais cette vieille bête d’Harkonnen ne m’a vue. »
Le Baron demeura pétrifié de stupéfaction. Lorsqu’il retrouva sa voix, il ne put que bredouiller : « Qui ? »
« Je suis Alia, fille du Duc Leto et de Dame Jessica, sœur du Duc Paul-Muad’Dib, répondit la fillette. (Elle se redressa et sauta sur le parquet de la salle d’audience.) Mon frère a juré de placer votre tête sur son emblème de bataille et je crois qu’il le fera. »
« Tais-toi, enfant », dit l’Empereur. Et il se laissa aller au fond de son trône, la main sous le menton, examinant le Baron.
« Je ne reçois pas d’ordre de l’Empereur, dit Alia. (Elle se retourna et leva les yeux vers la Révérende Mère.) Elle sait. »
L’Empereur se tourna vers sa Diseuse de Vérité. « Que veut-elle dire ? »
« Cette enfant est une abomination ! s’exclama la vieille femme. Sa mère mérite la punition la plus sévère que l’Histoire ait jamais connue. La mort ne peut être trop rapide pour cette enfant et celle qui l’a engendrée ! (Elle pointa l’index vers Alia.) Sors de mon esprit ! »
« Télépathie ? souffla l’Empereur. (Il reporta son attention sur la fillette.) Par la Grande Mère ! »
« Vous ne comprenez pas, Majesté, dit la vieille femme. Ce n’est pas de la télépathie ; elle est vraiment dans mon esprit. Elle est comme toutes celles qui m’ont précédée et qui m’ont laissé leurs souvenirs. Elle est à l’intérieur de mon esprit ! »
« Quelles autres ? demanda l’Empereur. Qu’est-ce que cette histoire absurde ? »
La vieille femme se redressa et tendit la main. « J’en ai trop dit, mais il n’en reste pas moins que cette enfant qui n’en est pas une doit être détruite. Depuis longtemps nous sommes avertis de ce qu’il faut faire pour empêcher une telle naissance, mais l’une des nôtres nous a trahies ! »
« Vous radotez, vieille femme, dit Alia. Vous ne savez même pas ce dont il s’agit. » Elle ferma les yeux, prit une profonde inspiration et la garda.
La vieille Révérende Mère grommela et vacilla.
Alia ouvrit les yeux. « Cela s’est déroulé ainsi, dit-elle. C’était un accident cosmique… et vous y avez joué un rôle. »
La Révérende Mère leva les mains comme pour repousser la fillette.
« Que se passe-t-il donc ici ? demanda l’Empereur. Enfant, est-il vrai que tu puisses projeter tes pensées dans un autre esprit ? »
« Ce n’est pas du tout cela, dit Alia. Si je ne suis pas née comme vous, je ne peux donc penser comme vous. »
« Tuez-la, marmonna la vieille femme en s’appuyant au dossier du trône. Tuez-la ! » Ses yeux profondément enfoncés et luisants étaient fixés sur Alia.
« Silence ! ordonna l’Empereur. (Il observa la fillette.) Peux-tu entrer en communication avec ton frère ? »
« Mon frère sait que je suis ici. »
« Peux-tu lui demander de se rendre en échange de ta vie ? »
Alia sourit avec innocence. « Non, je ne ferai pas cela », dit-elle.
Le Baron s’avança. « Majesté… Je ne sais rien de… »
« Baron, dit l’Empereur, à la prochaine interruption, je vous ôte l’usage de la parole, pour toujours. (Ses yeux ne quittaient pas le petit visage d’Alia sous ses paupières à demi fermées.) Tu refuses, hein ? Peux-tu lire dans mon esprit ce que je vais faire si tu ne m’obéis pas ? »
« J’ai déjà dit que je ne peux lire dans les esprits, dit l’enfant. Mais il n’est pas besoin d’être télépathe pour connaître vos intentions. »
L’Empereur se renfrogna. « Enfant, ta cause est sans espoir. Il ne me reste qu’à rassembler mes forces et à réduire cette planète en… »
« Ce n’est pas aussi simple, dit Alia. (Elle regarda les deux hommes de la Guilde.) Demandez-leur donc. »
« Il n’est pas raisonnable de s’opposer à mes désirs, dit l’Empereur. Tu ne peux rien me refuser. »
« Mon frère arrive, dit Alia. Même un Empereur doit trembler devant Muad’Dib, car sa force est celle du bon droit et le ciel lui sourit. »
L’Empereur bondit sur ses pieds. « Ce jeu a suffisamment duré. Je vais me charger de ton frère en même temps que de cette planète et les broyer en… »
La pièce vibra et trembla autour d’eux dans un grondement sourd. Puis une cascade de sable s’abattit derrière le trône impérial, à la jonction de la tente de métal et du vaisseau. La pression de l’air augmenta brusquement. La peau des assistants frémit. Un bouclier de vastes dimensions venait d’être mis en batterie.
« Je vous ai dit que mon frère arrivait », dit Alia.
L’Empereur se tenait immobile devant son trône, la main droite contre l’oreille droite, écoutant son servo-récepteur. Le Baron se rapprocha d’Alia tandis que les Sardaukars prenaient position aux issues.
« Nous allons regagner l’espace et nous regrouper, dit l’Empereur. Baron, toutes mes excuses. Ces fous attaquent bel et bien sous le couvert de la tempête. Ils vont savoir ce qu’est la colère de l’Empereur. (Il désigna Alia.) Jetez-la dans la tempête. »
À ces mots, Alia se rejeta en arrière, feignant la terreur. « Que la tempête prenne ce qu’elle pourra ! » cria-t-elle. Et elle se jeta dans les bras du Baron.
« Je la tiens, Majesté ! lança celui-ci. Faut-il que je la jette au-dehors mainte… Aaaahhh ! » Il la projeta sur le sol et serra son bras gauche.
« Désolée, grand-père, dit Alia. Vous avez fait la connaissance du gom jabbar des Atréides. » Elle se releva et une aiguille sombre tomba de sa main.
Le Baron s’effondra. Ses yeux exorbités se portèrent sur la trace rouge qui apparaissait sur sa paume. « Tu… » souffla-t-il. Il roula entre ses suspenseurs et ne fut plus qu’une masse énorme de chair flasque. Sa tête ballotta encore quelques secondes tandis que s’ouvrait sa bouche.
« Ces gens sont fous ! gronda l’Empereur. Vite ! À bord du vaisseau ! Nous allons purger cette planète de tous ses… »
Quelque chose étincela sur sa gauche. Une boule de foudre jaillit de la paroi et crépita en touchant le sol. Une odeur de feu se répandit dans le selamlik.
« Le bouclier ! cria l’un des officiers sardaukars. Le bouclier extérieur est abattu ! Ils… »
Le reste de ses paroles fut noyé dans un rugissement métallique tandis que la coque du vaisseau, derrière l’Empereur, vacillait et frémissait.
« Ils ont détruit le nez du vaisseau ! » hurla une voix.
Un nuage de poussière s’engouffra dans la pièce. Alia s’élança vers la porte.
L’Empereur se retourna alors et fit signe à ses gens de gagner l’issue de secours qui s’était ouverte derrière son trône. Au travers de la poussière, il leva la main à l’adresse d’un officier sardaukar. « Nous résisterons ici ! » ordonna-t-il.
Une autre commotion secoua la tente de métal. Les doubles portes claquèrent violemment à l’extrémité de la pièce, livrant passage à un torrent de sable tandis que retentissaient des cris innombrables. Un instant, chacun put entrevoir une petite silhouette en robe noire dans la lumière. Alia se ruait au-dehors pour se procurer un couteau et, comme le voulait son éducation fremen, achever tous les blessés, Harkonnen et Sardaukars. Les Sardaukars de la suite impériale se déployèrent alors dans la brume jaunâtre, formant un arc de cercle pour protéger la retraite de l’Empereur.
« Au vaisseau ! cria un Sardaukar. Sauvez-vous, Sire ! »
Mais l’Empereur demeurait seul, la main tendue vers les portes. La paroi s’était abattue sur quarante mètres et les portes du selamlik s’ouvraient sur le sable en furie. Depuis des distances infinies et pastel, un nuage de poussière soufflait sur le monde. Il crépitait d’éclairs d’électricité statique qui s’ajoutaient aux étincelles des boucliers qui, l’un après l’autre, succombaient à la tempête. Sur toute la plaine, des silhouettes s’affrontaient, des Sardaukars et des hommes en robe qui semblaient surgir sans cesse du cœur de la tempête et qui sautaient et tourbillonnaient.
Tout cela, l’Empereur le désignait de sa main tendue.
De la brume ocre surgit alors une rangée de formes rondes et mouvantes, étincelantes, bardées de crocs cristallins, une rangée de vers de sable aux gueules béantes, une muraille vivante de monstres que chevauchaient des guerriers fremen. Ils arrivaient dans un crissement, un sifflement, dans le frisson noir de robes claquant au vent. Ils s’avançaient, écartaient, écrasaient la mêlée furieuse répandue sur la plaine. Ils venaient droit sur la grande tente impériale et les Sardaukars les regardaient approcher, pétrifiés de peur pour la première fois de leur histoire, ne parvenant pas à croire à une telle attaque.
Mais les silhouettes qui dansaient sur le dos des monstres étaient celles de Fremen et les lames qu’ils brandissaient et qui jetaient des éclairs dans la menaçante clarté jaune de la tempête étaient familières aux Sardaukars. Ils se lancèrent à l’attaque. Et le combat s’engagea tandis qu’un Sardaukar poussait l’Empereur vers le vaisseau, scellait la porte et se préparait à mourir à ce poste.
À l’intérieur du vaisseau, c’était presque le silence. Le regard de l’Empereur se porta sur les visages blêmes des gens de sa suite. Sa fille aînée semblait épuisée et ses joues étaient empourprées. La vieille Diseuse de Vérité n’était plus qu’une ombre noire. L’Empereur découvrit alors les deux silhouettes qu’il cherchait, les deux hommes de la Guilde en uniforme gris, strict, qui ne se départissaient pas de leur calme.
Le plus grand des deux, pourtant, gardait une main sur son œil gauche. Tandis que l’Empereur l’observait, quelqu’un le bouscula, sa main glissa et l’œil apparut. L’homme de la Guilde avait perdu son verre de contact et l’Empereur vit l’œil tel qu’il était, totalement bleu, d’un bleu si sombre qu’il semblait noir.
Le plus petit des deux s’avança vers l’Empereur et dit : « Nous ne pouvons prévoir l’issue. » Et son compagnon, ayant maintenant remis la main sur son œil bleu, ajouta d’un ton froid : « Mais ce Muad’Dib non plus. »
Ces mots produisirent un choc dans l’esprit de l’Empereur et il sortit de sa torpeur. Il se retint à grand-peine d’exprimer son mépris pour ce navigateur de la Guilde incapable de deviner le proche avenir qui se formait, là, au-dehors. Ces gens dépendaient-ils à ce point de leur faculté qu’ils avaient perdu tout à la fois la vue et la raison ?
« Révérende Mère, dit-il. Nous devons mettre un plan au point. »
Elle rejeta son capuchon en arrière et affronta son regard. Une totale compréhension s’établit entre eux, à cet instant. Ils savaient qu’il leur restait encore une arme : la traîtrise.
« Convoquez le Comte Fenring », dit la Révérende Mère.
L’Empereur acquiesça et fit signe à l’un de ses lieutenants.