Dieu a créé Arrakis pour éprouver les fidèles.

Extrait de La Sagesse de Muad’Dib,


par la Princesse Irulan.









Dans l’obscurité de la caverne, Jessica entendit crisser le sable sous les pas de ceux qui s’avançaient en même temps qu’elle percevait les lointains cris d’oiseaux qui, avait dit Stilgar, étaient les appels des sentinelles.

Les sceaux de plastique furent ôtés des ouvertures et Jessica aperçut les ombres du soir qui, au-dehors, glissaient sur le rocher depuis le bassin. Elle sentit le retrait du jour dans la chaleur sèche et les ombres. Bientôt, elle le savait, ses perceptions aiguisées lui permettraient, comme les Fremen, de déceler le plus infime changement d’humidité dans l’air.

Elle se souvint avec quelle hâte ils avaient ajusté leurs distilles au moment de l’ouverture.

Loin dans la caverne, une voix entonna :





« Ima trava okolo !

I korenka okolo ! »

Elle traduisit : « Voici les cendres ! Et voici les racines ! »

La cérémonie funèbre commençait.

Le regard de Jessica se posa sur le couchant, sur les strates de couleurs déployées dans le ciel. Les ombres qui, là-bas, s’étendaient sur les dunes et les rochers étaient celles de la nuit.

Pourtant, la chaleur ne mourait pas.

La chaleur la forçait à penser à l’eau et à ces gens qui avaient été entraînés à n’avoir soif qu’à des moments précis.

La soif.

Elle se souvenait des vagues sous le clair de lune de Caladan, de la robe blanche de l’écume sur les récifs, du vent chargé d’embruns. À présent, la brise qui venait du désert desséchait la peau nue de ses joues et de son menton. Les nouveaux embouts, dans ses narines, l’irritaient et elle avait une conscience aiguë de la présence du tube qui plongeait dans le distille et récupérait l’humidité de sa respiration.

Le distille lui-même était une étuve.

« Votre vêtement sera plus confortable lorsque votre corps aura moins d’eau », avait dit Stilgar.

Elle savait qu’il avait raison mais elle ne se sentait pas pour autant à l’aise en ce moment précis. Inconsciemment, l’eau la préoccupait et cela pesait sur son esprit. Non, corrigea-t-elle aussitôt. C’est l’humidité qui me préoccupe.

Et c’était là un problème plus profond et plus subtil.

Elle entendit des pas qui s’approchaient et se retourna pour voir Paul surgir des profondeurs de la caverne, suivi de Chani.

Autre chose encore, songea-t-elle. Il faut que je l’avertisse quant à leurs femmes. Ce n’est pas parmi elles qu’il peut trouver une épouse digne d’un Duc. Une concubine, oui, mais pas une épouse.

Puis elle pensa à elle-même. M’a-t-il gagné à ses projets ? Elle avait été si bien conditionnée. Je peux penser aux nécessités matrimoniales de la royauté sans évoquer mon propre concubinage. Pourtant… j’étais plus qu’une concubine.

« Mère. »

Paul était devant elle, Chani à ses côtés.

« Mère, savez-vous ce qu’ils font là-bas ? »

Elle leva les yeux et rencontra son regard sombre sous le capuchon.

« Je crois le savoir. »

« Chani m’a montré… parce que je suis censé assister à cela et donner mon… accord pour la mesure de l’eau. »

Jessica regarda Chani.

« Ils récupèrent l’eau de Jamis », dit Chani. Sa voix aiguë était rendue nasillarde par les embouts de ses narines. « Telle est la règle. La chair d’un homme lui appartient, mais son eau revient à sa tribu, sauf dans le combat. »

« Ils disent que cette eau est à moi », dit Paul.

Jessica se demanda pourquoi cela éveillait soudain sa méfiance.

« L’eau du combat appartient au vainqueur, reprit Chani. Parce qu’il faut se battre sans distille. Le vainqueur a le droit de récupérer l’eau qu’il a perdue durant le combat. »

« Je ne veux pas de cette eau », grommela Paul. Il sentait qu’il appartenait à de multiples images qui se déplaçaient simultanément de façon heurtée, déconcertante pour la vision intérieure. Il n’était pas sûr de ce qu’il ferait mais il avait une certitude : il ne voulait pas de l’eau distillée à partir du corps de Jamis.

« Mais, dit Chani, c’est… de l’eau. »

Jessica s’émerveilla du ton qu’elle avait employé pour prononcer ce simple mot. « Eau. » Elle y avait mis tant de significations. Il existait un axiome bene gesserit qui disait ; « La survie est la capacité de nager en des eaux étranges. » Et Jessica songea : En ces eaux étranges, Paul et moi devons trouver les courants favorables… si nous voulons survivre.

« Accepte cette eau », dit-elle.

Il reconnut ce ton. Elle l’avait déjà employé avec son père lorsqu’elle lui avait dit d’accepter la somme importante qu’on lui offrait en échange de sa participation à une entreprise risquée, simplement parce que l’argent maintenait la puissance des Atréides.

Sur Arrakis, l’eau était de l’argent. Elle l’avait compris.

Paul demeura silencieux. Il savait qu’il ferait ce qu’elle lui avait dit de faire, non parce que c’était un ordre mais parce que le ton qu’elle avait employé le forçait à réfléchir. Refuser l’eau serait refuser les pratiques fremen.

Il retrouva les mots du Kalima 467 de la Bible Catholique Orange de Yueh et dit : « De l’eau vient toute vie. »

Jessica le regarda. Où a-t-il appris cela ? se demanda-t-elle. Il n’a jamais étudié les mystères.

« Ainsi est-il dit, fit Chani. Giuduchar mantene : il est écrit dans le Shah-Nama que l’eau fut la première chose créée. »

Jessica eut un frisson soudain dont elle ignorait la raison et ceci, plus que sa réaction, l’inquiétait. Elle se détourna pour dissimuler son trouble à l’instant même où se couchait le soleil. Un orage de couleurs s’enfla dans le ciel.

« C’est le moment ! lança la voix de Stilgar de la caverne. L’arme de Jamis a été tuée. Jamis a été appelé par Lui, le Shai-hulud qui a ordonné les phases des lunes qui chaque jour passent pour n’être plus à la fin que des brindilles desséchées. (Stilgar baissa la voix.) Ainsi en est-il de Jamis. »

Le silence s’établit dans la caverne.

Dans l’ombre, Jessica distinguait Stilgar comme une fantomatique silhouette grise. À nouveau, son regard revint sur le bassin. Elle sentit monter la fraîcheur vers son visage.

« Les amis de Jamis vont approcher », dit Stilgar.

Derrière Jessica, des hommes se mirent en mouvement, tendirent un rideau devant l’entrée. Un unique brilleur fut allumé au fond de la caverne. Sa clarté jaune esquissa les contours des visages. Jessica prêta l’oreille au lent froissement des robes.

Chani fit un pas en avant, comme attirée par la lumière.

Jessica se pencha vers Paul et murmura à son oreille, dans le code familial : « Suis-les. Fais ce qu’ils font. Ce ne sera qu’une simple cérémonie pour l’apaisement de l’âme de Jamis. »

Ce sera plus que cela, songea Paul. Il éprouvait une sensation de torsion, comme s’il essayait au fond de sa conscience de saisir quelque chose qui bougeait pour l’immobiliser.

Chani se glissa à côté de Jessica et lui prit la main. « Venez, Sayyadina. Nous devons prendre place à l’écart. »

Paul les regarda disparaître entre les ombres, le laissant seul. Il se sentit abandonné.

Les hommes qui avaient mis le rideau en place l’encadrèrent.

« Viens, Usul. »

Il les laissa le guider, le pousser à l’intérieur du cercle qui s’était formé autour de Stilgar, immobile sous le brilleur, auprès d’un amas aux formes anguleuses que recouvrait une robe.

Sur un geste de Stilgar, l’assistance s’accroupit dans un bruissement de robes. Paul fit de même, sans quitter Stilgar des yeux. Sous le brilleur, ses yeux devenaient deux puits noirs. Près de son cou, l’étoffe verte brillait. Puis, Paul baissa le regard sur ce qui se trouvait aux pieds de Stilgar et il reconnut le manche d’une balisette.

« L’esprit quitte l’eau du corps lorsque se lève la première lune, dit Stilgar. Ainsi est-il dit. Lorsque se lèvera la première lune, cette nuit, qui appellera-t-elle ? »

« Jamis », psalmodia l’assistance.

Stilgar pivota sur un talon et son regard glissa de visage en visage. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. Au Trou-dans-le-Rocher, lorsque l’avion-faucon a fondu sur nous, c’est Jamis qui m’a poussé à l’abri. »

Il se baissa, souleva la robe qui recouvrait l’amas et dit : « En tant qu’ami de Jamis, je prends cette robe. C’est le droit du chef. » Il se redressa, mit le vêtement sur son épaule.

À présent, Paul découvrait tous les objets entassés là. L’éclat gris d’un distille, un jolitre usé, un mouchoir et un petit livre, un manche de krys, un fourreau vide, un paquet enveloppé de tissu, un paracompas, un distrans, un marteleur, une pile d’hameçons métalliques gros comme le poing, des petits rochers dans un fragment d’étoffe, des plumes liées ensemble, la balisette, posée à côté…

Ainsi, Jamis jouait de la balisette, songea-t-il. Et il se souvint de Gurney Halleck, de tout ce qu’il avait perdu. L’avenir qu’il avait entrevu lui avait révélé certaines lignes de probabilités conduisant à une rencontre avec Gurney, mais ces lignes étaient rares et, chaque fois, l’image de la rencontre avait été sombre, brumeuse. Cela le troublait. Il restait perplexe devant le facteur d’incertitude qui habitait son pouvoir. Cela signifie-t-il que je ferai quelque chose… que je pourrais faire quelque chose… qui amènera… amènerait… la fin de Gurney… ou son retour à la vie… ou…

Il secoua la tête.

À nouveau, Stilgar se pencha sur l’amas d’objets.

« Pour la femme de Jamis et pour les gardes », dit-il en choisissant les petits rochers et le livre.

« Le droit du chef », répondit la foule.

« Le marqueur du service à café de Jamis, reprit Stilgar en prenant un petit disque de métal vert. À notre retour au sietch, il sera offert à Usul durant la cérémonie qui sied. »

« Le droit du chef. »

Enfin, Stilgar saisit le manche de krys et dit : « Pour la plaine funèbre. »

« Pour la plaine funèbre », firent les voix en écho.

Debout dans le cercle, en face de son fils, Jessica hocha la tête. Elle reconnaissait la source ancienne du rite. La rencontre entre l’ignorance et la connaissance… Entre la brutalité et la culture… Tout est dans la dignité avec laquelle nous traitons nos morts. Elle regarda Paul. Comprend-il cela ? Sait-il ce qu’il faut faire ?

« Nous sommes les amis de Jamis, reprit Stilgar. Nous ne pleurons pas nos morts comme une bande de garvarg. »

À gauche de Paul, un homme à la barbe grise se leva. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. (Il s’avança vers la pile d’objets et prit le distrans.) Lorsque notre eau vint à manquer au siège des Deux Oiseaux, Jamis sut partager. » Et il regagna sa place dans le cercle.

Suis-je censé dire que j’étais un ami de Jamis ? se demanda Paul. Attendent-ils que je choisisse quelque chose ? Il vit les visages qui se tournaient vers lui, furtivement. Est-ce cela qu’ils attendent ?

De l’autre côté du cercle, un second homme se leva et alla prendre le paracompas. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. Lorsque la patrouille nous surprit à l’Anse de la Colline et que je fus blessé, c’est Jamis, en détournant l’attention sur lui, qui permit de sauver tous ceux qui avaient été blessés. » Tout comme le premier, il regagna sa place.

À nouveau, Paul vit des visages se tourner vers lui. Il y lut l’attente et baissa les yeux. Un coude le toucha et une voix lui souffla : « Amènerais-tu la destruction sur nous ? »

Comment dire que j’étais son ami ? se dit-il.

Une nouvelle silhouette se dressa, s’avança dans la lumière et, sous le capuchon, Paul vit le visage de sa mère. Elle prit un mouchoir dans l’amas d’objets et dit : « J’étais une amie de Jamis. Lorsque l’esprit des esprits qui était en lui vit le besoin de vérité, cet esprit se retira de lui et épargna mon fils. » Elle reprit sa place dans le cercle.

Et Paul se souvint du mépris qu’il y avait eu dans sa voix lorsque, après le combat, elle lui avait dit : « Quelle impression ressent le tueur ? »

Une fois encore, les visages se tournèrent vers lui, une fois encore, il décela la peur, la colère. Il se souvint soudain d’une bobine que lui avait projetée sa mère. Le Culte des Morts. Maintenant, il savait ce qu’il devait faire.

Lentement, il se leva.

Un soupir courut dans le cercle.

Comme il s’avançait vers le centre, il eut l’impression que son moi s’effaçait progressivement. C’était comme s’il eût perdu un fragment de lui-même qu’il devait retrouver ici. Il se pencha sur l’entassement d’objets, prit la balisette. Une corde résonna doucement.

« J’étais un ami de Jamis », murmura Paul. Il sentit alors les larmes qui brûlaient ses yeux et sa voix se fit plus forte. « Jamis m’a appris que… lorsque l’on tue… on paie le prix… J’aurais aimé mieux le connaître. »

Sans rien voir, il retourna vers le cercle et se laissa aller sur le sol.

Une voix souffla : « Il a versé des larmes ! »

Et le murmure courut : « Usul a donné de l’humidité au mort ! »

Des doigts effleurèrent ses joues. Il entendit des exclamations étouffées.

Jessica percevait les origines profondes de ces réactions, les terribles inhibitions qui s’attachaient aux pleurs versés. Elle se répéta les mots qu’elle venait d’entendre : « Il a donné de l’humidité au mort ! » C’était un cadeau au royaume des ombres. Des larmes qui seraient sacrées.

Rien, sur ce monde, ne lui avait encore donné à ce point le sens de la valeur suprême que représentait l’eau.

C’était plus que les marchands d’eau, plus que les peaux desséchées, les distilles, le rationnement. C’était la vie elle-même, avec son symbolisme et ses rites.

C’était l’eau.

« J’ai touché sa joue, murmura une voix. J’ai senti le don. »

Dans le premier instant, ces doigts qui effleuraient son visage éveillaient de la crainte en Paul. Ses doigts s’étaient roidis sur le manche de la balisette et il éprouvait contre sa paume la froide morsure des cordes. Puis il vit les visages, par-delà les mains qui se tendaient, les yeux qui interrogeaient.

Les mains se retirèrent alors. La cérémonie funèbre reprenait son cours. Pourtant, à présent, il y avait autour de Paul un espace nouveau. Il se trouvait isolé et c’était là le témoignage du respect de l’assistance.

Un chant profond s’éleva :





« Regarde Shai-hulud,

Celui qu’appelle la pleine lune ;

Rouge est la nuit, le jour qui fuit,

Couleur du sang qu’il répandit.

Nous prions à la lune pleine,

Pour que sur nous la chance vienne

Et que nous touchions enfin au terme

De notre quête en terre ferme. »

Aux pieds de Stilgar, maintenant, il ne restait plus qu’un sac ventru. Il s’accroupit et plaça les paumes dessus. Quelqu’un vint le rejoindre et Paul, sous l’ombre de son capuchon, reconnut le visage de Chani.

« Jamis portait trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente de l’eau de la tribu, dit-elle. Je la bénis maintenant en présence de la Sayyadina. Ekkeriakairi, voici l’eau, fillissin-follasy, de Paul-Muad’Dib ! Kivi a-kavi, jamais plus, nakalas ! nakelas ! que ce qui doit être mesuré et compté, ukair-an ! par les battements du cœur jan-jan-jan de notre ami… Jamis. »

Dans le brusque et profond silence, Chani se retourna et regarda Paul en déclarant : « Où je suis flamme, que tu sois brandon. Où je suis rosée, que tu sois eau ! »

« Bi-la kaifa », psalmodia la troupe tout entière.

« À Paul-Muad’Dib va cette part, reprit Chani. Puisse-t-il la garder pour la tribu et la préserver d’un insouciant usage. Puisse-t-il être généreux dans les moments de besoin. Puisse-t-il la transmettre en son temps pour le bien de la tribu. »

« Bi-la kaifa. »

Il faut que j’accepte cette eau, se dit Paul. Lentement, il se leva et s’approcha de Chani. Stilgar se redressa et recula pour lui laisser sa place tout en lui prenant doucement la balisette.

« À genoux », dit Chani.

Paul obéit.

Elle guida ses mains jusqu’au sac à eau, les lui posa sur la surface élastique. « Par cette eau, que la tribu t’accepte, dit-elle. Jamis l’a quittée. Prends-la en paix. » Elle se releva, l’entraînant à sa suite.

Stilgar rendit la balisette à Paul et présenta dans sa main ouverte des anneaux de métal. Paul remarqua qu’ils étaient de différentes tailles. Ils scintillaient sous la clarté du brilleur.

Chani prit le plus grand et le passa à un doigt. « Trente litres, dit-elle. (Puis, un par un, elle prit les autres, en les présentant chaque fois à Paul.) Deux litres ; un litre ; sept mesures d’une drachme ; une mesure de trois secondes trente. En tout : trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente. »

Elle présenta l’ensemble des anneaux passés à son doigt.

« Les acceptes-tu ? » demanda Stilgar.

Paul acquiesça. « Oui. »

« Plus tard, dit Chani, je te montrerai comment les mettre dans un mouchoir sans qu’ils tintent lorsque le silence est nécessaire. » Elle tendit la main.

« Peux-tu… les conserver pour moi ? » demanda Paul.

Surprise, elle regarda Stilgar.

Celui-ci sourit. « Paul-Muad’Dib, qui est Usul, ne connaît pas encore nos coutumes, Chani. Garde ses mesures d’eau jusqu’à ce que soit venu le moment de lui montrer comment les porter. »

Elle hocha la tête, prit un fragment d’étoffe sous sa robe et le passa dans les anneaux selon un nœud complexe avant de les glisser sous sa ceinture.

Quelque chose m’a échappé, songea Paul. Il percevait l’ironie autour de lui. Un souvenir de ses visions lui revint à l’esprit. Les mesures d’eau offertes à une femme… Le rituel de cour…

« Maîtres d’eau ! » appela Stilgar.

Dans le bruissement des robes, la troupe se leva. Deux hommes s’avancèrent et prirent le sac. Stilgar abaissa le brilleur et le prit pour ouvrir la marche dans l’ombre.

Paul se retrouva derrière Chani. Autour d’eux, des reflets jaunes jouaient sur les murailles, des ombres dansaient. Il sentait que tous semblaient attendre quelque chose.

Jessica, ballottée entre les corps qui se pressaient, entraînée par des mains fermes, lutta un instant contre la panique. Elle avait reconnu certaines phases du rite, les traces de chakobsa et de bhotani-jib dans les paroles qui avaient été prononcées et elle savait quelle sauvage violence pouvait naître tout à coup de ces moments apparemment tranquilles.

Jan-jan-jan, pensa-t-elle. En avant !

C’était comme un jeu d’enfant débarrassé de toute inhibition entre des mains adultes.

Stilgar s’arrêta devant un rocher jaune. Il appuya sur une protubérance et, silencieusement, la muraille s’effaça, démasquant une crevasse irrégulière. Stilgar s’y engagea le premier, franchissant un panneau sombre et garni d’alvéoles. En le suivant, Paul sentit la caresse d’un souffle d’air frais sur son visage. Il tourna vers Chani un visage interrogateur et lui toucha le bras.

« Cet air est humide. »

« Cchhh », fit-elle en réponse.

Mais, derrière eux, une voix dit : « Il y a beaucoup d’humidité dans le piège, cette nuit. Jamis nous fait savoir ainsi qu’il est satisfait. »

Jessica entendit la muraille se refermer derrière eux. Elle remarqua la façon dont les Fremen ralentissaient le pas au moment où ils passaient devant le panneau alvéolé et, à son tour, ressentit le souffle d’air humide.

Un piège à vent ! Ils ont caché un piège à vent quelque part en surface de façon que l’air parvienne dans ces régions plus fraîches et que l’humidité se condense.

Une autre porte, un autre panneau. La porte se referma derrière eux. Le courant d’air était maintenant nettement humide.

Paul vit le brilleur de Stilgar s’abaisser tout à coup et, sous ses pas, il sentit des marches. L’escalier s’inclinait sur la gauche, en spirale. La lumière jaune dansa sur les têtes encapuchonnées et le frisson des robes.

Autour d’elle, sur ses nerfs, Jessica perçut la tension qui habitait le silence.

Les marches prirent fin et la troupe franchit une nouvelle porte pour aboutir dans un vaste espace où la clarté du brilleur parut se diluer. Le plafond était haut et voûté.

Sur son bras, Paul sentit le contact de la main de Chani. Dans l’air froid, il entendit le bruit de gouttes qui tombaient. Dans cette cathédrale créée par la présence de l’eau, les Fremen étaient soudain encore plus silencieux.

J’ai vu cet endroit en rêve, pensa Paul.

C’était à la fois rassurant et frustrant. Quelque part dans l’avenir, les hordes fanatiques suivaient leur chemin sinistre, ravageant l’univers en son nom. La bannière noire et verte des Atréides flottait, symbole de terreur, devant les légions sauvages qui chargeaient en hurlant leur cri de bataille : « Muad’Dib ! »

Cela ne sera pas, pensa-t-il. Je ne peux le permettre.

Mais il pouvait en cet instant ressentir en lui l’exigeante conscience raciale, le but terrible qui était le sien, et il sut qu’il serait difficile de détourner le fléau. Il prenait de la force, de la vitesse. Même si lui, Paul, mourait ici même, en cette seconde, cela se poursuivrait au travers de sa mère, de sa sœur encore à naître. Rien ne pouvait arrêter cela, rien si ce n’était la mort de toute la troupe, de tous ses membres, y compris lui et sa mère.

Il regarda autour de lui. Les Fremen se déployaient sur une seule ligne et le poussaient vers une barrière basse taillée à même le rocher. Au-delà, à la clarté du brilleur de Stilgar, il distingua la surface sombre d’une étendue d’eau qui se perdait dans l’ombre. La muraille opposée était à peine visible, peut-être à plus de cent mètres de là.

Dans l’air humide, Jessica sentit sa peau se détendre sur ses joues et son front. L’eau était profonde. Elle pouvait sentir cela et elle lutta contre le désir d’aller y plonger les mains.

Il y eut un bruit d’éclaboussement sur la gauche. Par-delà la ligne noire des Fremen, elle voyait Stilgar et Paul à ses côtés. Auprès d’eux, les maîtres d’eau déversaient leur fardeau sous le contrôle d’un compteur. L’appareil était visible comme un œil gris sur le fond noir de l’eau. L’aiguille de repère était lumineuse et Jessica la vit, comme l’eau s’écoulait, atteindre le chiffre précis de trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente.

Magnifique précision, songea Jessica. Elle remarqua que les parois du compteur ne conservaient aucune trace d’humidité après le passage de l’eau. L’effet de tension du liquide avait été annulé. Ce simple fait était un indice éloquent de l’état de la technologie des Fremen. Ils apparaissaient comme des perfectionnistes. Elle se fraya facilement un chemin jusqu’auprès de Stilgar. En s’approchant, elle remarqua le regard absent de Paul. Mais le mystère de cette surface d’eau sombre emplissait toutes ses pensées.

Stilgar la regarda. « Certains, parmi nous, avaient besoin d’eau, dit-il. Pourtant, ils peuvent venir ici et ne pas y toucher. Savez-vous cela ? »

« Je le crois », dit-elle.

Il tourna son regard vers l’eau. « Ici, nous avons plus de trente-huit millions de décalitres d’eau, dit-il. Isolée des petits faiseurs, bien dissimulée, à l’abri. »

« Un trésor », dit-elle.

Il éleva le brilleur et regarda droit dans ses yeux. « Plus qu’un trésor. Et nous avons des milliers de réserves semblables. Seuls quelques-uns d’entre nous les connaissent toutes. (Il pencha la tête. La lumière jaune accentuait ses traits, le dessin noir de sa barbe.) Vous entendez cela ? »

Ils prêtèrent l’oreille.

Le bruit de l’eau qui s’écoulait goutte à goutte du piège à vent parut emplir toute la salle. La troupe demeurait immobile, fascinée. Seul Paul restait détaché.

Pour lui, chaque goutte qui tombait était un moment qui mourait. Il sentait le temps s’écouler en lui. Les instants qui passaient, jamais il ne les retrouverait. Il lui fallait prendre une décision, mais il n’avait pas la force de se mettre en mouvement.

« Tout a été calculé avec précision, reprit Stilgar, dans un chuchotement. À un million de décalitres près, nous savons quels sont nos besoins. Lorsque nous aurons atteint la quantité suffisante, nous serons en mesure de changer le visage d’Arrakis. »

La réponse monta dans un chuchotement de la troupe sombre : « Bi-la kaifa. »

« Nous prendrons les dunes au piège entre des plantations d’herbe, dit Stilgar d’une voix plus forte. Nous maintiendrons l’eau dans le sol par des arbres et des réseaux de racines. »

« Bi-la kaifa », psalmodia la troupe.

« Chaque année, la glace polaire recule. »

« Bi-la kaifa. »

« Nous referons d’Arrakis un monde habitable, avec des lacs dans les zones tempérées, avec des lentilles pour fondre les glaces aux pôles, avec le désert profond pour le seul faiseur et son épice. »

« Bi-la kaifa. »

Jessica décela le sens rituel des mots et prit conscience d’avoir répondu elle-même. Et elle songea : Ils ont conclu une alliance avec l’avenir. Il leur faut escalader leur montagne. C’est le rêve scientifique… Il domine ces gens simples, ces paysans.

Ses pensées se tournèrent alors vers Liet-Kynes, l’écologiste planétaire de l’Empereur, l’homme qui avait fini par devenir un indigène. Ce rêve était propre à capturer les esprits des hommes et elle pouvait sentir en cela la main de l’écologiste. Pour un tel rêve, les hommes étaient prêts à mourir. C’était là, elle le sentait, un autre des éléments essentiels dont Paul avait besoin : un peuple avec un but. Il serait facile de faire naître de la ferveur, du fanatisme au sein d’un tel peuple. Ces gens pourraient être façonnés, affûtés comme une épée et, comme une épée, redonner à Paul son pouvoir.

« Nous devons partir, maintenant, dit Stilgar, et attendre le lever de la lune. Quand Jamis sera sur la bonne route, nous nous mettrons en marche. »

Avec des murmures de réticence, les hommes lui emboîtèrent le pas, s’éloignant de l’eau.

Paul, en suivant Chani, sentit qu’un moment vital pour lui venait de s’enfuir, qu’il avait manqué l’occasion d’une décision essentielle et qu’il était pris désormais dans son propre mythe. Il savait qu’il avait déjà vu cet endroit dans un rêve prescient, sur la lointaine Caladan. Mais à présent, de nouveaux détails étaient survenus qu’il n’avait jamais connus. À nouveau, il était troublé par les limitations de son pouvoir. C’était comme s’il descendait le cours du temps en passant du creux d’une vague à une crête. Parfois les vagues voisines lui révélaient ce qu’elles portaient, parfois, comme il descendait, elles le lui cachaient.

Mais sans cesse, le sauvage Jihad courait loin devant, dans la violence, le massacre, dominant le courant comme un récif.

Par la dernière porte, la troupe regagna la caverne principale. L’entrée fut de nouveau masquée. Quand le brilleur s’éteignit et que les orifices furent ouverts sur le désert, ils virent la nuit et les étoiles.

Jessica s’avança sur le rebord desséché, au-delà du seuil de la caverne et leva les yeux vers les étoiles. Elles étaient brillantes, nettes et proches. Derrière elle, elle percevait les pas des Fremen. Puis un accord de balisette résonna et Paul chantonna. Elle perçut dans sa voix une mélancolie qu’elle n’aimait pas.

« Parle-moi des eaux de ton monde natal, Paul-Muad’Dib », dit la voix d’enfant de Chani, quelque part dans l’ombre de la caverne.

« Une autre fois, Chani, je te le promets », répondit Paul.

Sa voix était si triste.

« C’est une bonne balisette », reprit Chani.

« Très bonne, dit Paul. Tu crois que Jamis m’en voudrait d’en jouer ? »

Il parle du mort comme d’un homme vivant, songea Jessica. Ce que cela impliquait la troublait profondément.

« Jamis aimait la musique à cette heure », intervint une voix d’homme.

« Alors chante-moi une de tes chansons », demanda Chani.

Il y a tant de féminité dans la voix de cette enfant, se dit Jessica. Il faut que je mette Paul en garde… très vite.

« C’est une chanson que chantait un ami, dit Paul. Je crois qu’il est mort, maintenant, Gurney. Il l’appelait la chanson du soir. »

Le silence se fit comme la douce voix de Paul s’élevait sur les accords de la balisette :





« En ce moment criblé de cendres,

Un soleil d’or se perd à la plage du soir.

Quels sens fous, quel parfum de désespoir

Sont compagnons du souvenir… »

Dans sa poitrine, Jessica ressentit la musique des mots, païenne, chargée de sons qui, soudain, lui faisaient prendre conscience d’elle-même intensément, de son corps, de ses désirs. Elle écoutait en un silence tendu.





« Les perles pâles du requiem de la nuit

Sont pour nous…

Quelle joie, alors, s’allume et luit

Dans tes yeux…

Quelles amours striées de fleurs

Attirent nos cœurs…

Quelles amours striées de fleurs

Apaisent nos désirs. »

Après la dernière note, le silence se prolongea. Pourquoi mon fils a-t-il chanté une chanson d’amour à cette enfant ? se demanda Jessica. Elle ressentit une peur brutale. La vie ruisselait tout autour d’elle et il lui était impossible de la retenir. Pourquoi a-t-il chanté cela ? Parfois, les instincts sont vrais. Pourquoi a-t-il fait cela ?

Dans l’ombre, Paul demeurait silencieux, immobile, avec une unique pensée. Ma mère est mon ennemie. Elle ne le sait pas, mais elle l’est vraiment. Elle a le Jihad en elle. Elle m’a porté, m’a entraîné. Elle est mon ennemie.

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