À proximité de l’entrée du terrain d’Arrakeen, grossièrement gravée à l’aide de quelque instrument rudimentaire, on pouvait lire une inscription que Muad’Dib devait se répéter bien souvent. Il la découvrit durant sa première nuit sur Arrakis. Alors qu’il se rendait au poste de commande ducal pour assister à la première réunion d’état-major. L’inscription était une supplique adressée à ceux qui quittaient Arrakis mais, pour l’enfant qui venait d’échapper de peu à la mort, le sens en était plus sombre encore. L’inscription disait : « Ô toi qui sais ce que nous endurons ici, ne nous oublie pas dans tes prières. »
Extrait du Manuel de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
« Toute la théorie du combat repose sur le risque calculé, dit le Duc. Mais lorsqu’on en arrive à risquer sa propre famille, les éléments de calcul sont noyés dans… autre chose. »
Il se rendait compte qu’il ne retenait pas sa fureur autant qu’il l’aurait dû et, se détournant, il se mit à marcher de long en large devant la grande table.
Il se trouvait seul avec Paul dans la salle de conférences du terrain de débarquement, une pièce pleine d’échos, dont le seul mobilier était constitué par la table, des chaises anciennes à trois pieds, un tableau cartographique et un projecteur installé à une extrémité. Paul avait pris place devant la table, près du tableau cartographique. Il venait de rapporter à son père l’agression du chercheur-tueur. Il lui avait dit aussi qu’un traître les menaçait.
Le Duc s’arrêta en face de son fils et son poing frappa la table. « Hawat m’a dit que la maison était sûre ! »
La voix de Paul était hésitante. « Moi aussi, j’ai été… furieux, tout d’abord. Et j’ai maudit Hawat. Mais la menace venait de l’extérieur. Elle était simple, habile, directe. Et cela aurait réussi sans l’entraînement que vous m’avez donné… ainsi que bien d’autres, dont Hawat. »
« Tu le défends ? »
« Oui. »
« Il devient vieux. Oui, c’est cela. Il devrait… »
« Il est sage et il a de l’expérience, dit Paul. Combien de ses fautes pouvez-vous vous rappeler ? »
« C’est moi qui devrais le défendre, et non pas toi. »
Paul sourit.
Le Duc s’assit devant la table et posa la main sur l’épaule de son fils. « Tu as… mûri, ces derniers temps, Fils, dit-il, et cela me réjouit. (Il répondit au sourire de Paul.) Hawat se punira lui-même. La colère qu’il concevra à son égard dépassera de loin la nôtre. »
Par-delà le tableau cartographique, le regard de Paul se posa sur les fenêtres obscures, sur la nuit. Au-dehors, quelque balustrade reflétait la lumière de la pièce. Il décela un mouvement, reconnut la silhouette d’un garde. Puis ses yeux glissèrent sur la surface blanche du mur, derrière son père, sur la surface brillante de la table, sur ses mains croisées.
La porte à laquelle le Duc faisait face fut ouverte avec violence. Thufir Hawat surgit. Il semblait plus ancien et plus usé que jamais. Il parcourut toute la longueur de la table et vint s’arrêter au garde-à-vous devant le Duc.
« Mon Seigneur, dit-il en levant les yeux au-dessus de la tête de Leto, je viens seulement d’apprendre la faute que j’ai commise. Il m’apparaît nécessaire de vous présenter ma dé… »
« Oh, assieds-toi et cesse de faire le pitre », dit le Duc. Il tendit la main vers une chaise. « Si tu as commis une faute, ce fut en surestimant les Harkonnen. Leurs esprits simples ont conçu un stratagème simple. Et nous n’avions pas prévu des stratagèmes simples. Mon fils s’est donné beaucoup de peine pour me faire admettre que, s’il s’en était sorti sain et sauf, c’était en grande partie grâce à tes leçons. Et là, tu n’as en rien échoué ! (Il tapota la chaise.) Allons, assieds-toi ! »
Hawat obéit. « Mais… »
« Je ne veux plus en entendre parler, dit le Duc. L’incident est clos. Nous avons un travail plus urgent qui nous attend. Où sont les autres ? »
« Je leur ai demandé d’attendre au-dehors pendant que… »
« Appelle-les. »
Le regard de Hawat rencontra celui du Duc. « Sire, je… »
« Je connais mes vrais amis, Thufir. Appelle ces hommes. »
« Tout de suite, Mon Seigneur », dit Hawat, la gorge serrée. (Il se tourna vers la porte.) « Gurney, fais-les entrer ! »
Et Halleck entra, précédant les hommes, les officiers d’état-major au visage tendu, suivis des seconds plus jeunes et des spécialistes qui, tous, avaient un air décidé. Et tous prirent place autour de la table dans le bruit des chaises tandis que le parfum subtil du rachag se répandait autour d’eux.
« Il y a du café pour ceux qui en désirent », dit le Duc. Puis il les contempla tous en songeant : Une bonne équipe. Un homme pourrait disposer de bien pis pour ce genre de guerre. Il attendit, pendant que l’on servait le café. Il lisait la fatigue sur certains des visages qui l’entouraient.
Puis il revêtit un masque d’efficience tranquille, se leva et frappa du poing sur la table pour attirer l’attention.
« Messieurs, commença-t-il, il semble que notre civilisation se soit si profondément accoutumée aux invasions que nous ne puissions obéir à l’ordre le plus simple de l’Imperium sans que resurgissent les anciennes manières. »
Des rires discrets se firent entendre et Paul comprit soudain que son père venait de dire exactement ce qu’il fallait dire avec le ton qui convenait pour dégeler l’ambiance. La lassitude même qui avait percé dans sa voix s’imposait.
« Je pense tout d’abord que nous ferions mieux d’entendre Thufir afin de savoir s’il a quelque chose à ajouter à son rapport sur les Fremen. Thufir ? »
Hawat leva les yeux. « À la suite de mon rapport général, Sire, il me faut entrer dans divers détails économiques, mais je puis d’ores et déjà vous dire que les Fremen apparaissent de plus en plus comme les alliés dont nous avons besoin. Ils attendent encore avant de nous accorder vraiment leur confiance, mais ils semblent agir avec franchise. Ils nous ont envoyé un cadeau : des distilles qu’ils ont confectionnés eux-mêmes… ainsi que des cartes de certaines régions du désert proches des points d’appui harkonnens. (Hawat baissa les yeux sur la table.) Leurs renseignements se sont révélés exacts et ils nous ont considérablement aidés dans nos tractations avec l’Arbitre du Changement. Ils ont aussi envoyé divers autres présents : des bijoux pour Dame Jessica, de la liqueur d’épice, des friandises et des plantes médicinales. Mes hommes s’emploient à tout examiner en ce moment, mais aucun piège ne semble à redouter. »
« Tu aimes ces gens, Thufir ? » demanda l’un des hommes présents.
Hawat lui fit face. « Duncan Idaho pense que l’on doit les admirer. »
Paul regarda son père, puis Hawat, avant de risquer une question : « As-tu quelque nouvelle information concernant leur nombre ? »
« À en juger d’après la nourriture et divers autres éléments, Idaho pense que le complexe souterrain qu’il a visité devait abriter environ dix mille personnes. Le chef lui a déclaré qu’il commandait à un sietch d’à peu près deux mille âmes. Nous avons toutes raisons de croire que ces communautés sietch sont particulièrement nombreuses. Toutes semblent obéir à un certain Liet. »
« Voilà quelque chose de nouveau », dit le Duc.
« Il se peut que ce soit une erreur de ma part, Sire. Certains éléments semblent indiquer que ce Liet pourrait être une divinité locale. »
Un autre des assistants s’éclaircit la gorge avant de demander : « Est-il bien certain qu’ils soient de connivence avec les contrebandiers ? »
« Une caravane de contrebande a quitté le sietch où se trouvait Idaho pour un voyage de dix-huit jours. Les bêtes de somme étaient lourdement chargées d’épice. »
« Il semble, dit le Duc, que, durant cette période agitée, les contrebandiers aient redoublé d’activité. Et ceci appelle quelque réflexion. Il ne convient pas de trop nous soucier des frégates sans licence qui opèrent au large de la planète. Mais il en est qui échappent complètement à notre contrôle… et ceci n’est pas bon. »
« Vous avez un plan, Sire ? » demanda Hawat.
Le regard du Duc se porta sur Halleck. « Gurney, je désire que tu prennes la tête d’une délégation et que tu entres en contact avec ces romanesques commerçants. Tu seras un ambassadeur, en quelque sorte. Dis-leur que je ne me préoccuperai pas de leurs opérations aussi longtemps qu’ils me verseront la dîme ducale. Hawat estime que les mercenaires et les spadassins qu’ils ont employés jusque-là pour leurs opérations leur ont coûté quatre fois plus. »
« Et si l’Empereur a vent de cela ? demanda Halleck. Il tient jalousement à ses profits dans le CHOM, Mon Seigneur. »
Leto sourit. « Au vu de tous, nous verserons l’intégralité de la dîme au profit de Shaddam IV et nous déduirons légalement cette somme de ce que nous coûte l’entretien de nos forces d’appoint. Que les Harkonnen répondent donc à cela ! Ainsi, nous réussirons bien à ruiner encore quelques-uns de ceux qui se sont engraissés sous leur fief ! Plus de rapine ! »
Halleck grimaça un sourire. « Ah, Mon Seigneur, quelle magnifique feinte ! J’aimerais voir la tête du Baron quand il apprendra cela ! »
Le Duc se tourna vers Hawat. « Thufir, as-tu ces livres de comptes que tu me disais pouvoir acheter ? »
« Oui, Mon Seigneur. On les examine en détail actuellement. Mais je les ai déjà parcourus et je peux vous donner une première estimation. »
« Donne donc. »
« En trois cent trente journées standard, les Harkonnen réalisaient ici un bénéfice de dix milliards de solaris. »
Des exclamations étouffées se firent entendre autour de la table. Même les plus jeunes, qui avaient laissé jusque-là percer quelque ennui, se redressaient à présent en échangeant des regards stupéfaits.
« Car ils boiront la provende des mers et des trésors enfouis dans les sables », murmura Halleck.
« Alors, messieurs, dit Leto, en est-il un seul parmi vous qui soit assez naïf pour croire que les Harkonnen ont sagement vidé les lieux simplement parce que l’Empereur le leur a ordonné ? »
Toutes les têtes s’inclinèrent dans un concert de murmures approbateurs.
« Il nous faudra gagner à la pointe de l’épée, reprit le Duc. (Il se tourna vers Hawat.) Mais peut-être le moment est-il venu de parler de l’équipement. Combien de chenilles de sable, de moissonneuses et de matériel d’appoint nous ont-ils laissés ? »
« La totalité, ainsi qu’il est dit dans l’inventaire impérial présenté à l’Arbitre du Changement, Mon Seigneur », déclara Hawat.
Sur un geste, un jeune aide lui tendit un dossier qu’il ouvrit devant lui.
« Ils ont négligé de préciser que moins de la moitié des chenilles étaient en état et qu’un tiers seulement dispose de portants pour les emmener jusqu’aux sables à épice… Tout ce que nous ont laissé les Harkonnen est prêt à s’effondrer. Nous aurons de la chance si nous parvenons à remettre en état la moitié du matériel, et encore plus si le quart fonctionne encore dans six mois. »
« C’est exactement à quoi nous nous attendions, dit Leto. Que donne la première estimation quant au matériel de base ? »
Hawat consulta son dossier. « Environ neuf cent trente usines-moissonneuses pourront sortir à d’ici quelques jours. Environ six mille deux cent cinquante ornithoptères de surveillance, d’exploration et d’observation… Et un peu moins de mille portants. »
« Est-ce qu’il ne reviendrait pas moins cher de reprendre les négociations avec la Guilde afin d’obtenir l’autorisation de mettre une frégate en orbite pour surveiller le temps ? » demanda Halleck.
Le Duc regarda Hawat. « Rien de nouveau de ce côté, Thufir ? »
« Pour l’heure, il nous faut essayer d’autres solutions, dit Hawat. L’agent de la Guilde n’a pas vraiment négocié avec nous. Il m’a simplement fait comprendre clairement, en tant que Mentat s’adressant à un autre Mentat, que le prix dépassait de loin nos possibilités et qu’il continuerait de les dépasser, quelles qu’elles soient. Il nous faut savoir pourquoi avant d’approcher de nouveau cet agent. »
L’un des aides d’Halleck s’agita dans son siège et lança : « C’est injuste ! »
« Injuste ? (Le Duc regarda l’homme.) Qui parle de justice ? Nous sommes là pour faire notre propre justice. Et nous y réussirons sur Arrakis. Nous gagnerons ou nous mourrons. Regrettez-vous de vous joindre à notre sort, monsieur ? »
L’homme le regarda et répondit : « Non, Sire. Vous ne pouvez laisser échapper la plus riche source de revenus de notre univers… et je ne puis que vous suivre. Pardonnez cette intervention mais… (Il haussa les épaules.) Nous sommes tous amers, parfois. »
« Je comprends cette amertume, dit le Duc. Mais ne nous en prenons pas à la justice quand nous avons nos bras et toute liberté de nous en servir. Y en a-t-il d’autres parmi vous qui ressentent de l’amertume ? En ce cas, qu’ils parlent. Ceci est une assemblée amicale et chacun peut y exprimer ses sentiments. »
« Je crois que ce qui nous irrite, dit Halleck, c’est qu’aucun volontaire des Grandes Maisons ne se présente. On vous donne le titre de “Leto le Juste” et l’on vous promet une amitié éternelle… pour autant qu’il n’en coûte rien à personne. »
« Ils ignorent encore qui doit sortir vainqueur de ce changement, dit le Duc. La plupart des Maisons se sont enrichies en prenant un minimum de risques. Nul ne peut vraiment leur en vouloir. On ne peut que les mépriser. (Il regarda Hawat.) Mais nous parlions du matériel. Veux-tu nous projeter quelques exemples afin de familiariser un peu les hommes avec cet équipement ? »
Hawat acquiesça et fit un geste à l’adresse d’un de ses jeunes assistants qui se trouvait près d’un projecteur. Une image-solido à trois dimensions se matérialisa sur la table. Certains des hommes présents se levèrent afin de mieux voir.
Paul se pencha en avant ; il examinait la machine qui venait d’apparaître. Elle avait environ cent vingt mètres de long sur quarante de large. Derrière elle apparaissaient de minuscules silhouettes humaines. Elle ressemblait à quelque énorme insecte se déplaçant sur de larges trains indépendants de chenilles.
« Une usine-moissonneuse, dit Hawat. Nous en avons sélectionné une bien réparée pour cette projection. La première équipe d’écologistes impériaux était accompagnée d’un matériel de ce type et qui fonctionne encore actuellement… bien que j’ignore comment, et pourquoi. »
« S’il s’agit de celle qu’ils appellent La Vieille Marie, elle est bonne pour le musée, dit quelqu’un. Je crois que les Harkonnen s’en servent comme d’une punition et qu’ils en menacent leurs travailleurs. S’ils ne se montrent pas dociles, ils sont bons pour La Vieille Marie. »
Autour de la table, des rires s’élevèrent.
Paul leur demeura étranger. Toute son attention était concentrée sur la projection et sur les questions qui défilaient dans son esprit. Il tendit la main et dit : « Thufir, existe-t-il des vers de sable assez énormes pour avaler cette machine ? »
Un silence tomba sur la table. Le Duc jura en lui-même puis songea : Non… Il faut qu’ils affrontent les réalités de ce monde.
« Il y a dans le désert des vers de sable assez grands pour ne faire qu’une bouchée de cette usine, dit Hawat. Ici même, à proximité du Bouclier, là où l’on extrait la plus grande partie de l’épice, il existe des vers qui pourraient broyer cette usine et la dévorer comme un rien. »
« Pourquoi n’utilise-t-on pas les Boucliers ? » demanda Paul.
« Selon les rapports d’Idaho, dit Hawat, ils seraient dangereux dans le désert. Un simple bouclier individuel suffirait à attirer le moindre ver à des centaines de mètres à la ronde. Il semble que cela crée en eux une frénésie meurtrière. À ce sujet, nous n’avons aucune raison de ne pas en croire la parole des Fremen. Idaho n’a trouvé aucune trace d’un équipement de bouclier dans le sietch où il se trouvait. »
« Aucune ? » demanda Paul.
« Il serait très difficile de dissimuler ce genre de matériel au milieu d’une population de mille personnes, dit Hawat. Idaho avait librement accès à tous les secteurs du sietch. Il n’a pas aperçu un seul bouclier ni décelé le moindre indice. »
« C’est une énigme », dit le Duc.
« Il est certain, reprit Hawat, que les Harkonnen ont largement employé les boucliers. Ils disposaient d’ateliers-dépôts dans chaque village de garnison et leur comptabilité fait apparaître de lourdes dépenses consacrées à l’achat de boucliers ou de pièces détachées. »
« Est-ce que les Fremen ne pourraient pas détenir un moyen d’annuler les boucliers ? » demanda Paul.
« Ça paraît improbable. Bien sûr, en théorie, c’est possible. Une contre-charge statique pourrait venir à bout d’un bouclier, à condition qu’elle ait les dimensions d’un territoire. Mais personne n’a jamais pu tenter l’expérience. »
« Nous en avions déjà entendu parler, dit Halleck. Les contrebandiers ont toujours été en contact étroit avec les Fremen et si un tel dispositif avait été disponible, ils l’auraient acheté. Ils n’auraient aucun scrupule à l’exporter. »
« Je n’aime pas que des questions de cette importance restent en suspens, dit le Duc. Thufir, je veux que tu accordes la priorité absolue à la solution de ce problème. »
« Nous y travaillons déjà, Mon Seigneur. (Hawat s’éclaircit la gorge.) Mais Idaho a dit une chose intéressante, que l’on ne pouvait se tromper sur l’attitude des Fremen envers les boucliers. Il a dit qu’ils s’en amusaient avant tout. »
Mais le Duc fronça les sourcils. « L’objet de cette assemblée est l’équipement d’épiçage. »
Hawat fit un geste à l’intention de l’homme au projecteur.
L’image-solido de l’usine-moissonneuse fut remplacée par celle d’un appareil ailé qui semblait gigantesque auprès des minuscules silhouettes humaines qui l’entouraient. « Voici un portant, commenta Hawat. Pour l’essentiel, c’est un ornithoptère de grande taille dont l’unique fonction est de déposer les usines dans les sables riches en épice et de les reprendre lorsque apparaît un ver des sables. Et il en apparaît toujours un. Le moissonnage de l’épice consiste à en récolter et à en rentrer autant que possible. »
« Ce qui convient admirablement à la morale harkonnen », dit le Duc.
Les rires éclatèrent brusquement, trop forts.
L’image d’un ornithoptère remplaça celle du portant.
« Ces ornis sont très conventionnels, expliqua Hawat. Leurs possibilités sont accrues par des modifications majeures. On a pris grand soin de protéger les parties essentielles contre le sable et la poussière. Un sur trente seulement est équipé d’un bouclier. Le poids du générateur ainsi gagné permet d’accroître le rayon d’action. »
« Ce semi-abandon des boucliers ne me plaît guère », murmura le Duc. Et il songea : Est-ce donc là le secret des Harkonnen ? Cela signifie-t-il que nous n’aurions même pas la possibilité de fuir à bord de nos frégates à boucliers si tout venait à se retourner contre nous ? Il secoua violemment la tête pour chasser ces pensées et reprit : « Passons à l’estimation du rendement. Quel devrait être notre bénéfice ? »
Hawat tourna deux pages de son carnet. « Après avoir évalué le matériel en état et le coût des diverses réparations, nous obtenons un premier chiffre pour nos frais d’exploitation. Bien entendu, nous l’avons encore diminué afin de nous ménager une marge de sécurité. (Il ferma les paupières, dans un état de semi-transe mentat et poursuivit :) Sous les Harkonnen, les salaires et les frais d’entretien ne dépassaient pas quatorze pour cent. Avec de la chance, nous les limiterons à trente pour cent durant les premiers temps. En tenant compte des réinvestissements et des facteurs de développement et sans omettre les frais militaires et le pourcentage du CHOM, notre marge de bénéfice devrait se trouver réduite à six ou sept pour cent jusqu’à ce que nous ayons remplacé le matériel hors d’état. Ensuite, nous devrions être en mesure de relever cette marge jusqu’à douze ou quinze pour cent, ce qui est la norme. (Il rouvrit les yeux.) À moins que Mon Seigneur désire adopter les méthodes harkonnens. »
« Nous sommes ici pour établir une base planétaire permanente et solide, dit le Duc. Pour cela, il faut qu’une majorité de la population soit satisfaite, et spécialement les Fremen. »
« Tout spécialement les Fremen », dit Hawat.
« Sur Caladan, notre suprématie dépendait de notre pouvoir sur les mers et dans les airs. Ici, nous devrons développer ce que j’appellerai le pouvoir du désert. Nous pouvons tout aussi bien lui adjoindre ou non le pouvoir aérien. Mais j’attire votre attention sur la pénurie en boucliers pour les ornithoptères. (Le Duc secoua la tête.) Les Harkonnen comptaient sur les apports extra-planétaires pour leur personnel de base. Nous ne pouvons nous le permettre. Chaque nouvelle vague d’arrivants nous amènerait son lot de provocateurs. »
« Alors nous devrons nous contenter de bénéfices moindres et de récoltes mineures, dit Hawat. La production de nos deux premières saisons ne devrait pas atteindre le tiers de la moyenne harkonnen. »
« C’est exactement ce que nous avions prévu, dit le Duc. Il nous faut faire vite avec les Fremen. J’aimerais disposer de cinq bataillons complets de troupes Fremen avant le premier audit du CHOM. »
« Cela nous laisse peu de temps, Sire. »
« Nous n’en avons guère, tu le sais bien. À la première occasion, ils seront là, accompagnés par des Sardaukars portant la livrée des Harkonnen. Selon toi, Thufir, combien en débarqueront-ils ? »
« Quatre ou cinq bataillons tout au plus, si l’on tient compte du coût des transports de troupes de la Guilde. »
« En ce cas, cinq bataillons de Fremen en plus de nos propres forces feraient l’affaire. Attendez seulement que nous amenions quelques prisonniers sardaukars devant le Conseil du Landsraad et vous verrez si les choses ne changeront pas – bénéfices ou non. »
« Nous ferons de notre mieux, Sire. »
Le regard de Paul se porta sur son père, puis revint à Hawat. Il prit soudain conscience du grand âge du Mentat. Hawat avait servi trois générations d’Atréides. L’âge. Il se lisait dans l’éclat terni de ses yeux bruns, dans ses joues craquelées et recuites par les climats exotiques, dans la courbe de ses épaules, dans le trait mince de ses lèvres teintes de la couleur d’airelle du jus de sapho.
Tant de choses dépendent de ce vieil homme, songea Paul,
« Nous sommes actuellement lancés dans une guerre d’assassins, disait le Duc, mais qui n’a point encore atteint toute son ampleur. Thufir, dans quelles conditions se présente le dispositif harkonnen ? »
« Nous avons éliminé deux cent cinquante-neuf de leurs hommes de confiance, Mon Seigneur. Il ne subsiste pas plus de trois cellules harkonnens, en tout une centaine de personnes. »
« Ces créatures d’Harkonnen que vous avez éliminées, appartenaient-elles à la classe possédante ? »
« La plupart étaient nettement situées, Mon Seigneur, dans la classe des entrepreneurs. »
« Je veux que tu fasses fabriquer des certificats d’allégeance comportant chacun la signature de ces hommes. Fais-en remettre des copies à l’Arbitre du Changement. Nous soutiendrons légalement que ces hommes se trouvaient ici sous une fausse allégeance. Que l’on confisque leurs biens, qu’on leur prenne tout, qu’on chasse leurs familles, qu’on les dépouille totalement. Et assure-toi que la Couronne perçoive bien ses dix pour cent. Tout cela doit être légal. »
Thufir sourit, révélant ses dents rouges. « Voilà une manœuvre bien digne de Mon Seigneur. J’ai honte de ne pas y avoir songé avant. »
De l’autre côté de la table, Halleck fronça les sourcils et il surprit une expression aussi sombre sur le visage de Paul. Mais toute l’assemblée souriait et approuvait.
C’est une faute, se dit Paul. Les autres n’en seront que plus agressifs. Ils ne gagneraient rien à se rendre.
Il savait que le kanly ne connaissait aucune règle, aucune entrave, mais l’acte projeté pouvait les détruire quand bien même il leur donnerait la victoire.
« J’étais un étranger en terre étrangère », cita Halleck. Et Paul le regarda, reconnaissant une phrase de la Bible Catholique Orange et se demandant : Gurney, lui aussi, souhaiterait-il mettre un terme aux stratagèmes tortueux ?
Le regard du Duc se posa sur les fenêtres et l’obscurité au-delà, puis revint à Halleck. « Gurney, combien de ces hommes des sables as-tu réussi à persuader de rester avec nous ? »
« Deux cent quatre-vingt-six en tout, Sire. Je pense que nous devons les accepter et nous estimer heureux. Ils appartiennent à des catégories qui nous seront utiles. »
« Ils ne sont pas plus nombreux ? (Le Duc se mordit les lèvres.) Bien, alors fais dire que… »
Il fut interrompu par un bruit au-dehors. Puis Duncan surgit entre les gardes, parcourut toute la longueur de la table et se pencha pour parler à l’oreille du Duc. Celui-ci tendit la main : « Parle à voix haute, Duncan. Comme tu peux le voir, ceci est une réunion stratégique. »
Paul examinait Idaho et retrouvait ces mouvements félins, cette rapidité des réflexes qui faisaient de lui un maître d’armes bien difficile à égaler. Le visage rond et sombre d’Idaho se tourna vers lui à cet instant. Les yeux habitués aux profondeurs des cavernes ne parurent pas le reconnaître, mais Paul reconnut ce masque de sérénité qu’il connaissait bien et qui recouvrait l’excitation intérieure de l’homme. Puis le regard d’Idaho se porta sur l’assemblée et il déclara : « Nous avons surpris un parti de mercenaires harkonnens déguisés en Fremen. Ce sont les Fremen eux-mêmes qui nous ont dépêché un courrier pour nous avertir du subterfuge. Au cours de l’attaque, cependant, nous avons découvert que les Harkonnen avaient retrouvé le courrier fremen et qu’ils l’avaient gravement blessé. Il est mort alors que nous l’amenions ici pour que nos médics le soignent. Quand j’ai vu qu’il était au plus mal, je me suis arrêté pour faire ce que je pouvais. À cet instant, il a tenté de se débarrasser de quelque chose. (Idaho regarda le Duc.) C’était un couteau, Mon Seigneur, un couteau dont vous n’avez jamais vu le pareil. »
« Un krys ? » demanda quelqu’un.
« Sans aucun doute, reprit Idaho. Il est d’une blancheur de lait et il semble briller d’une lueur propre. » Il plongea la main dans sa tunique et brandit une gaine d’où sortait une poignée striée de noir.
« Laissez cette lame dans son fourreau ! »
L’injonction s’était élevée du seuil, à l’autre extrémité de la salle. La voix était vibrante, pénétrante, et tous levèrent la tête et regardèrent.
Une haute silhouette en robe se tenait sur le seuil, derrière les épées croisées des gardes. La robe était de cuir fin et elle enveloppait complètement l’homme. Seuls ses yeux étaient visibles derrière un voile noir, des yeux complètement bleus.
« Laissez-le entrer », murmura Idaho.
« Qu’on laisse passer cet homme », dit le Duc.
Les gardes hésitèrent, puis abaissèrent leurs épées.
L’homme s’avança dans la salle et s’arrêta devant le Duc.
« C’est Stilgar, le chef du sietch que j’ai visité, expliqua Idaho. Il commandait ceux qui nous ont avertis. »
« Bienvenue, dit Leto. Pourquoi ne devrions-nous pas sortir cette lame de son fourreau ? »
Le regard de Stilgar était fixé sur Idaho. « Vous observez parmi nous les coutumes d’honneur et de pureté. Je vous permettrai de voir la lame de l’homme auquel vous avez montré de l’amitié. (Les yeux bleus examinèrent toute l’assemblée.) Mais je ne connais pas ces autres hommes. Leur permettriez-vous de souiller une lame honorable ? »
« Je suis le duc Leto, dit le Duc. M’autorisez-vous à voir la lame ? »
« Je vous autorise à gagner le droit de la sortir de son fourreau », dit Stilgar et, comme un murmure de protestation se faisait entendre, il leva une main fine marquée de veines sombres et ajouta : « Je vous rappelle que cette lame était à celui qui vous montra de l’amitié. »
Dans le silence revenu, Paul étudia l’homme et perçut l’aura de puissance qui émanait de lui. C’était un chef. Un chef fremen.
Un homme qui se trouvait en face de Paul, de l’autre côté de la table, murmura : « Qui est-il pour nous dire quels sont nos droits sur Arrakis ? »
« Il est dit que le duc Leto gouverne avec le consentement des gouvernés, lança le Fremen. Ainsi donc je dois vous dire ce qu’il en est : une certaine responsabilité incombe à qui voit un krys. (Il décocha un regard sombre à Idaho.) Les krys sont nôtres. Ils ne peuvent quitter Arrakis sans notre consentement. »
Halleck et plusieurs autres hommes firent mine de se lever, l’air furieux. « C’est le duc Leto qui seul décide si… », commença Halleck.
« Un moment, je vous prie. » Le Duc venait d’intervenir et la douceur de sa voix les retint. La situation ne doit pas m’échapper, se dit-il. Puis il s’adressa au Fremen : « Monsieur, j’honore et respecte la dignité de tout homme qui respecte la mienne. J’ai bien sûr une dette envers vous. Et je paie toujours mes dettes. Si votre coutume veut que ce couteau reste dans son fourreau, j’ordonnerai moi-même qu’il en soit ainsi. Et s’il est quelque autre manière d’honorer l’homme qui est mort à notre service, vous n’avez qu’à la nommer. »
Le Fremen regarda le Duc puis, lentement, repoussa son voile, révélant son visage au nez fin, aux lèvres pleines dans une barbe d’un noir brillant. Délibérément, il se pencha vers la surface polie de la table et cracha.
À l’instant où tous les hommes présents se dressaient d’un bond, la voix d’Idaho lança : « Arrêtez ! »
Et dans le silence tendu il reprit : « Nous te remercions, Stilgar, de nous faire le présent de l’humidité de ton corps. Et nous l’acceptons avec l’esprit dans lequel il fut offert. » Et Idaho cracha sur la table devant le Duc. Il ajouta à l’intention de ce dernier : « Rappelez-vous à quel point l’eau est précieuse, ici, Sire. C’était là un gage de respect. »
Leto se renfonça dans son siège et surprit le regard de son fils, le sourire triste sur son visage avant de percevoir la détente tout autour de lui, tandis que les hommes comprenaient.
Le Fremen regarda Idaho. « Tu t’es bien défendu dans mon sietch, Duncan Idaho. Es-tu lié par l’allégeance à ton Duc ? »
« Il me demande de me mettre à son service, Sire », dit Idaho.
« Accepterait-il une double allégeance ? » demanda le Duc.
« Vous désirez que j’aille avec lui, Sire ? »
« Je désire que tu prennes ta propre décision », reprit le Duc, et il ne parvint pas à dissimuler la tension qui habitait sa voix.
Idaho dévisagea le Fremen. « M’accepterais-tu dans ces conditions, Stilgar ? À certains moments, il me faudra revenir pour servir mon Duc. »
« Tu as bien combattu et tu as fait de ton mieux pour notre ami, dit Stilgar. (Il regarda Leto.) Qu’il en soit ainsi : l’homme Idaho garde le couteau krys qu’il tient comme signe de son allégeance envers nous. Il doit être purifié, bien sûr, et les rites doivent être observés, mais ceci peut être fait. Il sera Fremen et soldat des Atréides. Il y a un précédent à cela : Liet sert deux maîtres. »
« Duncan ? » demanda Leto.
« Je comprends, Sire. »
« Alors, c’est d’accord. »
« Ton eau est nôtre, Duncan Idaho, dit Stilgar. Le corps de notre ami reste auprès de ton Duc. Son eau est l’eau des Atréides. C’est le lien entre nous. »
Leto soupira, regarda Hawat, cherchant les yeux anciens du Mentat. Hawat acquiesça avec une expression de satisfaction.
« J’attendrai en bas, reprit Stilgar, tandis qu’Idaho dira adieu à ses amis. Turok était le nom de notre ami mort. Souvenez-vous-en quand viendra le moment de libérer son esprit. Vous êtes amis de Turok. » Et il se détourna pour quitter la salle.
« Ne resterez-vous pas un instant ? » demanda Leto.
Le Fremen le regarda, ramena le voile devant son visage d’un geste désinvolte et mit quelque chose en place. Paul entrevit une sorte de tube très fin avant que le voile retombe.
« Y a-t-il une raison pour que je demeure ? » demanda Stilgar.
« Nous serions honorés. »
« L’honneur exige que je sois ailleurs avant peu », répondit le Fremen. Il décocha un regard à Idaho puis franchit le seuil entre les gardes.
« Si les autres Fremen lui ressemblent, notre accord sera bénéfique », déclara le Duc.
« Il constitue un bon échantillon, Sire », dit Idaho d’une voix sèche.
« Tu comprends ce que tu t’apprêtes à faire, Duncan ? »
« Je suis votre ambassadeur auprès des Fremen, Sire. »
« Il dépendra beaucoup de toi, Duncan. Nous allons avoir besoin d’au moins cinq bataillons de ces gens avant l’arrivée des Sardaukars. »
« Pour cela, il faudra du travail, Sire. Les Fremen sont plutôt indépendants. (Idaho hésita puis poursuivit :) Autre chose, Sire. L’un des mercenaires que nous avons abattus essayait de prendre cette lame à notre ami fremen mort. Il nous a dit que les Harkonnen offraient un million de solaris au premier homme qui leur rapporterait un couteau krys. »
Leto se redressa, surpris. « Pourquoi donc désireraient-ils à ce point une de ces lames ? »
« Le couteau est fait dans une dent de ver des sables. C’est l’emblème des Fremen, Sire. Avec lui, un homme aux yeux bleus peut pénétrer dans n’importe quel sietch. Ils m’arrêteraient si je n’étais connu. Je n’ai pas l’air d’un Fremen. Mais… »
« Piter de Vries », dit le Duc.
« Un homme d’une ruse diabolique, Mon Seigneur », dit Hawat.
Idaho glissa l’arme dans son fourreau sous sa tunique.
« Garde ce couteau », dit le Duc.
« Je sais, Mon Seigneur. (Idaho tapota sur le transmetteur placé dans sa ceinture.) Je vous contacterai dès que possible. Thufir est en possession de mon code d’appel. Utilisez le langage de bataille. » Puis il salua, pivota et suivit le Fremen.
Ses pas résonnèrent au long du couloir. Le Duc et Hawat échangèrent un regard de compréhension. Ils sourirent.
« Nous avons beaucoup à faire, Sire », dit Halleck.
« Et je te distrais de ta tâche », dit Leto.
« J’ai ici les rapports concernant les bases avancées. Dois-je attendre une prochaine fois pour vous les communiquer ? »
« Ce sera long ? »
« Pas en résumé, Sire. Parmi les Fremen, on dit que plus de deux cents de ces bases avancées ont été construites sur Arrakis durant la période où la planète constituait une Station Expérimentale de Botanique du Désert. Toutes sont censées avoir été abandonnées mais certains rapports indiquent qu’elles furent scellées auparavant. »
« Il y aurait du matériel à l’intérieur ? »
« Oui, selon les rapports de Duncan. »
« Où se trouvent-elles ? » demanda Halleck.
« La réponse à cette question est invariablement : Liet le sait. »
« Dieu le sait », murmura Leto.
« Peut-être pas, Sire, dit Hawat. Vous avez entendu Stilgar prononcer ce nom. N’aurait-il pu faire allusion à une personne réelle ? »
« Servir deux maîtres, dit Halleck. Cela évoque une citation religieuse. »
« Tu devrais la connaître », dit le Duc. Et Halleck sourit.
« L’Arbitre du Changement, reprit Leto, l’écologiste impérial, Kynes. Ne pourrait-il connaître l’emplacement de ces bases ? »
« Sire, fit remarquer Hawat, ce Kynes est au service de l’Empereur. »
« Et il est aussi très loin de l’Empereur. Je veux ces bases. Elles doivent être pleines de matériaux que nous pouvons récupérer et utiliser pour la réparation de notre équipement. »
« Sire ! Ces bases sont légalement le fief de Sa Majesté ! »
« Ici, le climat est assez rude pour détruire n’importe quoi, dit le Duc. Nous pourrons toujours le rendre responsable. Trouvez ce Kynes et essayez au moins de savoir si ces bases existent vraiment. »
« Il pourrait être dangereux de les réquisitionner, dit Hawat. Duncan a clairement établi une chose : ces bases ou ce qu’elles représentent ont, pour les Fremen, une signification profonde. Nous pourrions nous les aliéner en nous en emparant. »
Paul examina les visages autour de lui et vit avec quelle intensité chacun des hommes présents écoutait la moindre parole prononcée. Tous semblaient profondément troublés par l’attitude de son père.
« Écoutez-le, Père, dit Paul à voix basse. Il dit vrai. »
« Sire, reprit Hawat, il se peut que ces bases nous donnent le matériel nécessaire pour réparer l’équipement qui nous a été laissé, mais elles peuvent aussi bien être hors de notre portée pour des raisons stratégiques. Il serait téméraire d’agir sans autre information. Ce Kynes détient l’autorité d’un arbitre de l’Imperium. Nous ne devons pas l’oublier. Et les Fremen lui obéissent. »
« Dans ce cas, agissez en douceur, dit le Duc. Je désire seulement savoir si ces bases existent. »
« Comme vous voudrez, Sire. » Hawat se rassit et baissa les yeux.
« Très bien. Nous savons ce qui nous attend : du travail. Nous y avons été préparés. Nous en avons l’expérience. Nous savons quelles seront nos récompenses et les risques sont suffisamment clairs. Chacun de vous a ses attributions. (Le Duc regarda Halleck.) Gurney, occupe-toi d’abord de la question des contre-bandiers. »
« Je vais donc me porter au-devant des rebelles qui vivent au pays sec », psalmodia Halleck.
« Un de ces jours, dit le Duc, je le surprendrai sans la moindre citation et ce sera comme s’il était tout nu. »
Il y eut des rires autour de la table, mais Paul y décela l’effort.
Son père se tourna vers Hawat. « Établis un autre poste de commandement pour les communications et les renseignements à cet étage, Thufir. Je te verrai quand ce sera prêt. »
Hawat se leva et son regard fit le tour de la pièce comme s’il cherchait quelque soutien. Puis il se retourna et se dirigea vers le seuil. Tous les hommes se levèrent en hâte dans un grand bruit de chaises et le suivirent avec quelque confusion.
La confusion, songea Paul. Cela s’achève dans la confusion. Ses yeux ne quittaient pas les dos des hommes qui s’éloignaient. Auparavant, les réunions s’étaient toujours terminées dans une atmosphère de décision mais celle-ci semblait s’être effritée, usée par ses propres insuffisances. Et, pour la première fois, Paul se permit de songer à la possibilité d’une défaite. Et cela ne venait pas de la peur qu’il aurait pu éprouver ni des avertissements, comme celui de la Révérende Mère. Il affrontait simplement cette idée, ayant estimé de lui-même la situation.
Mon père est désespéré, se dit-il. Les choses ne tournent pas bien du tout pour nous.
Et Hawat. Il se souvenait soudain des réactions du vieux Mentat durant la conférence, de ses hésitations subtiles, de sa nervosité. Quelque chose troublait Hawat, profondément.
« Il serait mieux que tu restes ici pour cette nuit, mon fils, dit le Duc. L’aube viendra bientôt, de toute façon. Je vais en informer ta mère. (Lentement, il se leva, le corps roide.) Pourquoi ne rassemblerais-tu pas quelques chaises pour t’y étendre et essayer de te reposer ? »
« Je ne suis pas très fatigué, Père. »
« Comme tu voudras. »
Le Duc croisa les mains dans son dos et se mit à marcher de long en large devant la table.
Un animal en cage, songea Paul.
« Envisagez-vous de discuter de la possibilité d’une traîtrise avec Hawat ? » demanda-t-il.
Le Duc s’arrêta devant lui et leva le visage vers les fenêtres obscures. « Nous avons maintes fois évoqué cette possibilité. »
« La vieille femme semblait sûre d’elle. Et le message que Mère… »
« Des précautions ont été prises, dit le Duc. (Son regard fit le tour de la pièce et Paul découvrit un éclat sauvage dans ses yeux.) Reste ici. Je dois maintenant aller discuter des postes de commandement avec Thufir. » Il quitta la pièce en répondant d’un bref signe de tête au salut des gardes.
Paul n’avait pas bougé. Son regard n’avait pas quitté l’endroit où s’était tenu son père et il lui semblait que cet endroit était vide depuis longtemps. Et il se souvenait de l’avertissement de la vieille femme. « … Quant à ton père… Il n’y a rien à faire pour lui. »