La grandeur est une expérience passagère. Jamais elle n’est stable. Elle dépend en partie de l’imagination humaine qui crée les mythes. La personne qui connaît la grandeur doit percevoir le mythe qui l’entoure. Elle doit se montrer puissamment ironique. Ainsi, elle se garde de croire en sa propre prétention. En étant ironique, elle peut se mouvoir librement en elle-même. Sans cette qualité, même une grandeur occasionnelle peut détruire un homme.

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,


par la Princesse Irulan.









Dans la salle à manger de la grande demeure d’Arrakeen, on avait allumé les lampes à suspenseurs pour lutter contre la venue prématurée du soir. Leur clarté jaune révélait la noire tête de taureau aux cornes sanglantes et l’éclat sourd du portrait à l’huile du Vieux Duc.

Sous ces talismans, le lin blanc semblait briller des reflets de l’argenterie des Atréides que l’on avait soigneusement disposée en ordre tout au long de la grande table. Les couverts formaient de multiples archipels auprès des verres de cristal, devant les lourdes chaises de bois. Le traditionnel chandelier central n’était pas allumé et sa chaîne se perdait dans les ombres du plafond où était dissimulé le mécanisme du goûte-poison.

Immobile sur le seuil, le Duc songeait au goûte-poison et à ce qu’il signifiait dans leur société.

Tout un programme. On peut nous définir par notre langage, par les délinéations précises et délicates que nous réservons aux divers moyens d’administrer une mort traîtresse. Quelqu’un essaierait-il le chaumurky, ce soir, le poison dans notre boisson ? Ou bien le chaumas, dans notre nourriture ?

Il secoua la tête. Auprès de chaque assiette était disposé un flacon d’eau. Sur toute la table, songea le Duc, il y avait assez d’eau pour faire vivre une famille pauvre d’Arrakis pendant plus d’une année.

Près de la porte se trouvaient des bassins ornés de tuiles jaunes et vertes. Chacun d’eux était muni d’un jeu de torchons. La coutume voulait, leur avait expliqué la gouvernante, que les invités, au moment où ils entraient, plongent solennellement les mains dans un bassin, répandent de l’eau sur le sol, sèchent leurs mains à un torchon avant de le jeter dans la flaque. Après le repas, les mendiants assemblés dehors pouvaient recueillir l’eau en essorant les torchons.

Typique d’un fief harkonnen, se dit le Duc. Toutes les dégradations spirituelles concevables. Il prit une profonde inspiration ; la fureur tordait son estomac.

« Que cette coutume cesse dès maintenant ! » gronda-t-il.

Il aperçut une des servantes, vieille, difforme, l’une de celles que la gouvernante avait recommandées. Elle venait de sortir de la cuisine et passait devant lui. Il leva la main. La femme sortit de l’ombre et fit le tour de la table pour s’approcher. Il remarqua son visage tanné et ses yeux, bleus, noyés dans le bleu.

« Mon Seigneur désire ? » Elle s’adressait à lui la tête inclinée. Il fit un geste. « Faites ôter ces bassins et ces torchons. »

« Mais… Noble Né… » Elle releva la tête et le regarda, bouche bée.

« Je connais la coutume ! aboya-t-il. Emmenez ces bassins devant la porte de façade. Pendant tout le repas et jusqu’à ce que nous ayons fini, chaque mendiant pourra prendre une tasse d’eau. Compris ? »

Des émotions mêlées pouvaient se lire sur le visage de cuir de la femme : désespoir, colère… Le Duc devina tout à coup qu’elle avait peut-être eu l’intention de se réserver les torchons et de tirer quelques pièces des malheureux qui attendaient dehors. Peut-être était-ce également la coutume.

Le visage de Leto s’assombrit et il gronda : « Je vais poster un garde afin que mes ordres soient exécutés à la lettre ! »

Il fit demi-tour et s’engagea dans le passage qui menait au Grand Hall. Des souvenirs roulaient dans son esprit. Murmures de vieilles femmes édentées. Il se rappelait l’eau, les étendues d’eau, de vagues. Il se rappelait les champs d’herbe, et non de sable. Et tous les étés qui avaient été balayés comme des feuilles dans la tempête.

Tout avait été balayé.

Je me fais vieux, songea-t-il. J’ai senti le contact froid de ma mort à venir. Et où l’ai-je senti ? Dans la rapacité d’une vieille femme.

Dans le Grand Hall, Jessica se trouvait au centre d’un groupe rassemblé devant la cheminée où crépitait un grand feu. Les reflets orange des flammes couraient sur les dentelles, les riches étoffes, les joyaux. Le Duc reconnut dans le groupe un confectionneur de distilles de Carthag, un importateur de matériel électronique, un convoyeur d’eau dont la demeure estivale était située à proximité de l’usine polaire, un représentant de la Banque de la Guilde (mince, l’air distant), un négociant en pièces détachées de matériel d’épiçage, une femme au visage maigre et dur dont le service d’escorte à l’usage des visiteurs extra-planétaires était réputé servir de couverture à diverses opérations d’espionnage, de chantage et de contrebande.

La plupart des autres femmes présentes semblaient appartenir à un type précis ; elles étaient décoratives, habillées avec recherche et il émanait d’elles un mélange étrange de sensualité et de vertu intouchable.

Même si elle n’avait pas été l’hôtesse, songea le Duc, Jessica aurait dominé ce groupe. Elle ne portait aucun bijou et elle était vêtue de couleurs chaudes. Sa longue robe avait presque l’éclat du feu et un ruban brun comme la terre enserrait ses cheveux de bronze.

Il comprit qu’elle voulait ainsi le railler subtilement pour la froideur de son attitude. Elle savait très bien qu’il l’aimait ainsi vêtue, qu’il la voyait comme un éventail de couleurs vives.

Duncan Idaho se tenait à l’écart, en uniforme scintillant, le visage impassible, ses cheveux noirs et bouclés peignés avec soin. Il avait quitté les Fremen sur l’ordre d’Hawat : « Sous le prétexte de la garder, tu maintiendras une constante surveillance sur la personne de Dame Jessica. »

Le regard du Duc fit le tour de la salle.

Paul se trouvait dans un coin, entouré d’un groupe avide de jeunes gens appartenant à la richesse d’Arrakeen. Il y avait aussi parmi eux trois officiers de la Maison. L’attention du Duc s’attacha tout particulièrement aux jeunes filles. Un héritier ducal était un beau parti. Mais, apparemment, Paul les considérait toutes avec la même et noble réserve.

Il portera bien le titre, se dit Leto, puis il réalisa avec un frisson glacé que c’était encore là une pensée de mort.

À cet instant, Paul aperçut son père, immobile sur le seuil, et il évita son regard. Il considéra tous les invités, toutes ces mains rutilantes de bijoux qui tenaient des verres (dont le contenu était analysé par de multiples goûteurs automatiques). Tous ces visages bavards l’écœuraient soudain. Ce n’étaient que des masques dérisoires appliqués sur des pensées infectes et les voix essayaient en vain de dominer le profond silence qui régnait dans chaque poitrine.

Je suis d’humeur amère, pensa Paul, et il se demanda ce que Gurney pourrait bien en dire.

Il connaissait l’origine de cette amertume. Il avait refusé de participer à cette réception, mais son père s’était montré ferme : « Tu as une position à tenir. Tu es en âge de le faire. Tu es presque un homme. »

Paul observa son père qui, maintenant, s’avançait dans la salle tout en l’inspectant et se dirigeait vers le groupe assemblé autour de Dame Jessica.

Au moment où Leto s’approchait, le convoyeur d’eau déclarait : « Est-il vrai que le Duc va établir le contrôle climatique ? »

« Mes projets ne vont pas jusque-là, monsieur », dit la voix du Duc, derrière l’homme. Ce dernier se retourna. Son visage était rond, très bronzé.

« Ah, Duc, dit-il. Vous nous manquiez. »

Leto regarda Jessica. « Il fallait qu’une chose soit faite », dit-il. Puis il se tourna de nouveau vers le convoyeur d’eau et expliqua ce qu’il avait ordonné quant aux bassins. Il ajouta « Quant à moi, cette coutume prend fin immédiatement. »

« C’est un ordre ducal, Mon Seigneur ? »

« Je laisse votre… conscience en juger », dit le Duc, puis il se détourna et vit que Kynes s’approchait du groupe.

« Je pense que c’est là un geste très généreux, dit une des femmes. Donner comme cela de l’eau aux… » Quelqu’un la fit taire.

Le regard du Duc se posa sur Kynes. Il remarqua que le planétologiste portait un uniforme démodé avec des épaulettes d’Administrateur Impérial. Un minuscule insigne doré était fixé à son col.

« Les paroles du Duc impliquent-elles une critique de nos coutumes ? » fit la voix courroucée du convoyeur d’eau.

« Cette coutume est modifiée », dit Leto. Il inclina la tête à l’adresse de Kynes, remarqua le froncement de sourcils de Jessica et pensa : Un froncement de sourcils n’est pas tout, mais cela va accroître les rumeurs d’une friction entre nous.

« Si le Duc le permet, reprit le convoyeur, j’aimerais revenir un peu sur cette question des coutumes. »

Leto perçut l’onctuosité soudaine dans la voix de l’homme, le silence vigilant du groupe et toutes les têtes qui se tournaient vers eux, maintenant, dans la salle.

« Ne sera-t-il pas bientôt temps de dîner ? » demanda Jessica.

« Notre invité nous a posé une question », dit Leto. Son regard ne quittait pas le convoyeur d’eau. Et il voyait là un homme au visage rond, avec de grands yeux et des lèvres épaisses. Et il se rappelait le mémorandum d’Hawat : « … Ce convoyeur d’eau est un homme à surveiller. Souvenez-vous de son nom : Lingar Bewt. Les Harkonnen l’ont utilisé, mais sans jamais vraiment le contrôler. »

« Les coutumes attachées à l’eau sont fort intéressantes, dit Bewt avec un sourire. Je suis curieux de savoir ce que vous avez l’intention de faire à propos de la serre qui fait partie de cette demeure. Entendez-vous la faire admirer longtemps au peuple, Mon Seigneur ? »

Leto réprima sa colère, tout en dévisageant l’homme. Les pensées jaillissaient dans son esprit. Celui-là osait le défier dans le castel ducal. Et la signature de Bewt figurait au bas d’un contrat d’allégeance. Bien sûr, l’homme était conscient de sa puissance personnelle. L’eau, sur ce monde, impliquait la puissance. Par exemple, si tous les points d’eau venaient à sauter à un signal donné… L’homme semblait capable d’un tel acte. Qui pourrait signifier la fin d’Arrakis. Telle devait être la menace qu’il avait laissée peser sur les Harkonnen.

« Mon Seigneur le Duc et moi-même avons des projets pour cette serre, intervint Jessica. (Elle sourit à Leto.) Nous entendons la maintenir, bien sûr, mais avec l’approbation du peuple d’Arrakis. Notre rêve est de voir un jour le climat de ce monde modifié afin de permettre la culture des plantes de notre serre n’importe où à l’extérieur. »

Bénie soit-elle ! se dit Leto. Et que notre convoyeur d’eau rumine là-dessus !

« Votre intérêt pour l’eau et le contrôle climatique est évident, dit-il. Vous devriez orienter différemment vos intérêts, croyez-moi. Un jour viendra où l’eau ne sera plus une denrée aussi précieuse pour Arrakis. »

Et il songea : Il faut qu’Hawat redouble ses efforts pour noyauter cette organisation de Bewt. Et nous devrons immédiatement veiller sur les points d’eau. Personne ne peut me menacer de la sorte.

Bewt hocha la tête, sans cesser de sourire. « Un rêve agréable, Mon Seigneur. » Et il fit un pas en arrière.

Leto surprit alors l’expression de Kynes. Le planétologiste regardait Jessica. Et il semblait transfiguré… Comme un homme amoureux… ou pris d’une transe religieuse.

En cet instant, les mots de la prophétie occupaient tout l’esprit de Kynes : « Et ils partageront votre rêve le plus précieux. »

Il s’adressa à Jessica : « Apportez-vous le raccourcissement du chemin ? »

« Ah ! docteur Kynes ! intervint le convoyeur d’eau. Vous êtes venu. Vous avez abandonné vos hordes de Fremen. Comme c’est aimable à vous ! »

Kynes posa sur lui un regard inscrutable : « On dit dans le désert que la possession de l’eau en grande quantité peut conduire un homme à une fatale négligence. »

« Ils ont nombre de dictons étranges dans le désert », dit Bewt, mais sa voix trahissait son trouble.

Jessica s’approcha de Leto et glissa sa main sous son bras, cherchant un instant de calme. Kynes avait dit : « … le raccourcissement du chemin. » Dans la langue ancienne, cela se traduisait par « Kwisatz Haderach ». L’étrange question du planétologiste était passée inaperçue et, à présent, Kynes se penchait vers l’une des femmes de la suite, prêtant l’oreille à quelque badinage murmuré.

Le Kwisatz Haderach. La Missionaria Protectiva aurait-elle donc implanté ici cette légende aussi ? À cette pensée, elle sentit se raviver l’espoir secret qu’elle nourrissait pour Paul. Il pourrait être le Kwisatz Haderach. Oui, il pourrait l’être.

Le représentant de la Banque de la Guilde avait engagé la conversation avec le convoyeur d’eau et, un instant, la voix de Bewt domina le murmure des autres invités : « Bien des gens ont tenté de modifier Arrakis. »

Le Duc remarqua à quel point Kynes parut sensible à ces mots, se redressant et abandonnant immédiatement la femme frivole.

Dans le soudain silence, un soldat en tenue de laquais s’avança vers Leto : « Le dîner est servi, Mon Seigneur. »

Le Duc eut un regard interrogateur à l’adresse de Jessica.

« La coutume locale veut que l’hôte et l’hôtesse suivent leurs invités vers la table, dit-elle avec un sourire. La changerons-nous, Mon Seigneur ? »

Sa voix était froide quand il répondit : « Cela me paraît une agréable coutume. Nous la maintiendrons pour l’instant. »

Il me faut continuer de donner l’impression que je la soupçonne de trahison, se dit-il. Et, tout en regardant défiler les invités, il songea : Qui, parmi vous, croit à un tel mensonge ?

Jessica perçut son soudain retrait et elle se prit à y réfléchir ainsi qu’elle l’avait fait fréquemment durant la semaine écoulée. Il se comporte comme un homme luttant avec lui-même. Est-ce parce que j’ai si rapidement organisé cette soirée ? Pourtant, il sait bien à quel point il est important que nous commencions à mêler nos officiers et nos hommes avec les notabilités. Nous sommes en quelque sorte un père et une mère qui les dominons tous. Rien n’impressionne plus que cette forme de brassage social.

Leto, les yeux fixés sur les gens qui se dirigeaient vers la salle à manger, se rappelait les paroles de Thufir Hawat lorsqu’il l’avait informé de l’affaire : « Sire ! Je l’interdis ! »

Un sombre sourire apparut sur le visage du Duc. Quelle scène ç’avait été ! Lorsqu’il avait approuvé cette soirée, Hawat avait secoué longuement la tête. « J’ai de mauvais pressentiments à cet égard, Mon Seigneur. Les choses vont trop vite sur Arrakis, et cela ne ressemble pas aux Harkonnen. Non, pas du tout. »

Paul passa auprès de son père en compagnie d’une jeune femme qui avait bien une tête de plus que lui. Il eut un regard froid à l’adresse de son père tout en acquiesçant à quelque remarque de la jeune fille.

« Son père confectionne des distilles, dit Jessica. Je me suis laissé dire que seul un fou accepterait de s’aventurer dans le désert avec un vêtement fabriqué par cet homme. »

« Qui est cet homme à la cicatrice, devant Paul ? Je ne le remets pas. »

« Un invité de dernière heure, murmura-t-elle. C’est Gurney qui l’a introduit. Un contrebandier. »

« Et c’est Gurney qui l’a introduit ? »

« À ma demande. Pour Hawat, il était sûr, bien qu’il n’ait pas été très enthousiaste à son égard. Il se nomme Tuek, Esmar Tuek. Il a une certaine influence dans son milieu. Tout le monde le connaît ici. Il a été invité dans la plupart des demeures. »

« Pourquoi est-il ici ? »

« Tous se poseront la question. Tuek, par sa présence, va jeter le doute et la suspicion. On croira que vous êtes sur le point de confirmer vos ordonnances contre la corruption, ce qui renforcera les intérêts des contrebandiers. Cela a semblé plaire à Hawat. »

« Je ne suis pas certain de l’apprécier », dit Leto. Il inclina la tête à l’intention de quelques couples qui passaient et vit que seuls quelques invités les précédaient encore. « Pourquoi n’avez-vous pas invité quelques Fremen ? » ajouta-t-il.

« Il y a Kynes. »

« Oui, il y a Kynes… Mais avez-vous préparé d’autres surprises à mon intention ? » Il l’entraîna à la suite de la procession.

« Tout le reste n’est que très conventionnel », répondit-elle.

Elle songea : Mon chéri, ne pouvez-vous comprendre que ce contrebandier dispose de vaisseaux rapides, qu’il peut être soudoyé ? Il nous faut une issue, un moyen de nous échapper d’Arrakis si tout nous abandonne.

Comme ils surgissaient dans la salle à manger, elle dégagea son bras et Leto l’aida à s’asseoir. Puis il se dirigea vers l’extrémité de la table. Un laquais se tenait derrière son siège. Dans un bruissement d’étoffes, dans le raclement des sièges sur le sol, les invités prenaient place. Pourtant, le Duc demeurait debout. Il leva la main et les soldats en tenue de laquais reculèrent, au garde-à-vous.

Un silence gêné s’installa dans la salle.

Jessica, depuis l’autre extrémité de la table, put lire un léger tremblement sur la bouche de Leto, elle put discerner la colère qui venait assombrir ses joues. Et elle se demanda : Qu’est-ce qui le rend ainsi furieux ? Certainement pas le fait que j’aie invité ce contrebandier.

« Certains, dit le Duc, mettent en question le fait que j’aie supprimé la coutume des bassins. Mais c’est ma façon de vous dire que les choses vont changer ici. »

Il y eut un silence embarrassé autour de la table.

Ils croient qu’il a bu, se dit Jessica.

Leto prit son flacon d’eau et l’éleva dans la clarté des lampes à suspenseurs. « En tant que Chevalier de l’Imperium, dit-il, je porte un toast. »

Tous l’imitèrent, tous le regardaient. Dans le silence, une lampe dériva légèrement, poussée par un courant d’air venu des cuisines. Les ombres jouaient sur les traits de faucon du Duc.

« Tel je suis, tel je reste ! » gronda-t-il.

Ils esquissèrent le mouvement de porter les flacons à leurs bouches et s’interrompirent net : le Duc gardait le bras levé. « Mon toast sera pour l’une de ces devises si chères à nos cœurs : Les affaires font le progrès ! Partout, la fortune passe ! »

Il but.

Et ils burent comme lui, en échangeant des regards perplexes.

« Gurney ! » appela le Duc.

La voix de Halleck parvint d’une alcôve, quelque part derrière lui. « Je suis ici, Mon Seigneur ! »

« Joue-nous un air, Gurney. »

Un accord en mineur vint flotter jusqu’à la table, entre les ombres. Sur un geste du Duc, les serviteurs commencèrent à poser sur la table les premiers plats : lièvre du désert rôti en sauce cepeda, aplomage de sirius, chukka, café avec Mélange (la puissante odeur de cannelle du Mélange envahit la table) et véritable oie-en-pot servie avec un vin pétillant de Caladan.

Pourtant, le Duc demeurait debout.

Les invités attendirent donc. Leur attention se partageait entre les plats qui venaient d’être servis et le Duc immobile qui ne s’asseyait pas. « En des temps anciens, dit Leto, le devoir de l’hôte était de distraire ses invités par ses talents. (Il serrait à tel point le flacon d’eau que les jointures de ses doigts en devenaient blanches.) Je ne puis chanter, mais je vais vous réciter les paroles de la chanson de Gurney. Considérez ceci comme un second toast que je porte à tous ceux qui ont trouvé la mort en nous conduisant ici. »

Autour de la table, il y eut des mouvements gênés.

Jessica baissa les yeux et regarda ses plus proches voisins. Le convoyeur d’eau au visage rond, son épouse, le pâle et austère représentant de la Banque de la Guilde (qui ressemblait à quelque épouvantail, en cet instant, le regard fixé sur le Duc) et le dénommé Tuek, au visage buriné, couvert de cicatrices, dont les yeux entièrement bleus étaient baissés.

« Comptez-vous, soldats – soldats depuis longtemps comptés ! déclama le Duc. Votre fardeau est fait de douleur et de souffrance. Nos colliers d’argent brillent sur vos âmes. Comptez-vous, soldats – soldats depuis longtemps comptés. À chacun son dû de temps, sans illusion. Et passe le mirage de la fortune, avec nous, lorsque s’achève notre temps sur un dernier rictus. Comptez-vous, soldats – soldats depuis longtemps comptés. »

La voix de Leto traîna sur les derniers mots. Puis il but longuement à son flacon et le reposa violemment sur la table. Un peu d’eau rejaillit sur la nappe.

Les invités buvaient, dans un silence embarrassé.

À nouveau, le Duc reprit son flacon. Cette fois, il déversa sur le sol la moitié de ce qui restait d’eau. Il savait que les autres devraient l’imiter.

Jessica fut la première.

Il y eut comme un instant gelé avant que les invités ne suivent. Jessica remarqua que Paul, assis près de son père, guettait toutes les réactions, autour de lui. Elle aussi était fascinée, du reste, par les gestes révélateurs de ceux qui l’entouraient, et plus spécialement par les gestes des femmes. C’était là une eau potable, propre, qui ne provenait pas d’un torchon essoré. Les mains qui tremblaient, les réactions lentes, les rires nerveux… tout cela trahissait l’obéissance à contrecœur. Une femme lâcha son flacon et se détourna tandis que son compagnon le ramassait.

Mais c’était Kynes qui retenait le plus son attention. Le planétologiste hésita quelques secondes puis déversa le contenu du flacon dans un récipient dissimulé sous son gilet. Il rencontra le regard de Jessica et leva le flacon vide en un toast muet à son intention. Son geste semblait ne l’embarrasser nullement.

La musique de Halleck flottait toujours dans la salle mais les accords en mineur avaient fait place à des harmonies plus vives, comme si le soldat-baladin voulait maintenant éveiller l’ambiance.

« Que le repas commence », dit le Duc. Et il prit place.

Il est furieux et troublé, se dit Jessica. La perte de cette chenille l’a affecté plus profondément qu’elle ne l’aurait dû. Il doit y avoir autre chose. Il se comporte comme un homme désespéré. Elle prit sa fourchette, espérant que ce geste dissimulerait sa soudaine amertume. Pourquoi pas ? Puisqu’il est désespéré.

Lentement d’abord, puis avec animation grandissante, le repas se poursuivit. Le fabricant de distilles complimenta Jessica pour la cuisine et le vin.

« L’un et l’autre sont de Caladan », dit-elle.

« Superbe ! dit-il en goûtant le chukka. Tout simplement délicieux ! Et pas une goutte de Mélange là-dedans ! C’est tellement lassant de trouver l’épice dans n’importe quoi ! »

Le représentant de la Banque de la Guilde regarda Kynes. « À ce que l’on dit, docteur Kynes, une nouvelle chenille a été laissée à un ver. »

« Les nouvelles vont vite », dit le Duc.

« Ainsi c’est bien exact ? » dit le banquier.

« Bien sûr que c’est exact ! Ce satané portant a disparu. Comment est-il possible qu’un engin de cette taille s’évanouisse de la sorte ! »

« Lorsque le ver est arrivé, expliqua Kynes, il était impossible de récupérer la chenille. »

« Une chose pareille ne devrait pas pouvoir arriver ! » gronda le Duc.

« Et personne n’a vu disparaître le portant ? » demanda le banquier.

« En général, les guetteurs concentrent leur attention sur le désert, dit Kynes. Ce qui les intéresse, c’est le signe du ver. L’équipage d’un portant se compose d’ordinaire de quatre hommes. Deux pilotes et deux assistants. Si l’un d’entre eux, ou même deux, étaient à la solde des ennemis du Duc… »

« Ah, je vois, dit le banquier. Et vous, en tant qu’Arbitre du Changement, que faites-vous en ce cas ? »

« Je dois considérer ma position très consciencieusement, dit Kynes. Et il est bien certain que je ne puis en discuter à table. » Il songea : Cette espèce de pâle squelette ! Il sait très bien que c’est justement le genre d’infraction que l’on m’a ordonné d’ignorer.

Le banquier sourit et revint à son repas.

Jessica se souvint d’une leçon de l’École Bene Gesserit. Une leçon qui traitait de l’espionnage et du contre-espionnage. La Révérende Mère à la figure ronde et aux yeux rieurs avait une voix joyeuse qui contrastait étrangement avec le sujet traité :

« Il convient de noter une chose à propos des écoles d’espionnage et de contre-espionnage : la similitude des réactions de base de tous ceux qui les ont fréquentées. Toute discipline fermée laisse son empreinte, son sceau sur ceux qui l’étudient. Et ceci rend possibles l’analyse et la prévision.

« En fait, les schémas de motivations tendent à devenir identiques pour tous les espions. Ceci revient à dire que certains types de motivations sont similaires même si les écoles et les buts sont différents. Vous étudierez dans un premier temps la façon d’isoler cet élément aux fins d’analyse. Tout d’abord, par les schémas d’interrogation qui révèlent l’orientation interne des interrogateurs, puis par l’examen attentif de l’orientation langage-pensée de ceux que vous analyserez. Vous découvrirez alors qu’il est très simple de déterminer les racines des langages de vos sujets, par l’inflexion de leur voix et leur schéma d’expression. »

Assise là, immobile, entourée du Duc, de son fils et de tous leurs invités, Jessica eut soudain la révélation glaçante de la nature de l’homme. C’était un agent des Harkonnen. Il avait le type d’expression de Giedi Prime, subtilement dissimulé mais assez net pour qu’à ses sens aiguisés ce fût comme si l’homme s’était présenté.

Cela signifie-t-il que la Guilde elle-même s’est rangée aux côtés des Harkonnen ? se demanda-t-elle. Cette idée la choquait profondément et elle dissimula son émotion en commandant un nouveau plat. Mais elle ne cessait pas de prêter l’oreille à l’homme, attendant qu’il trahisse ses intentions. Il va porter la conversation sur un sujet banal, mais avec des implications menaçantes, se dit-elle. Tel est son schéma.

Le banquier avala une bouchée, but une gorgée de vin et sourit à un propos de sa voisine de droite. Pendant un instant, il parut s’intéresser aux paroles d’un homme qui, un peu plus loin, expliquait au Duc que les plantes Arrakeen n’avaient pas d’épines.

« J’aime observer les vols d’oiseaux, dit-il soudain en s’adressant à Jessica. Tous nos oiseaux, bien sûr, sont des charognards et beaucoup se passent d’eau, l’ayant remplacée par le sang. »

La fille du confectionneur de distilles, assise entre Paul et son père à l’autre bout de la table, plissa son joli visage et dit : « Oh ! Soo-Soo, vous dites des choses vraiment dégoûtantes. »

Le banquier eut un sourire. « On m’appelle Soo-Soo parce que je suis le conseiller financier du Syndicat des Porteurs d’eau. (Et comme Jessica continuait de le regarder sans rien dire, il ajouta :) Soo-Soo-Sook ! C’est le cri des porteurs d’eau. » Il imitait l’appel si fidèlement que quelques rires s’élevèrent autour de la table.

Jessica avait perçu la vantardise dans le ton de l’homme mais elle avait noté aussi que la jeune fille lui avait donné la réplique, comme si elle avait voulu fournir une excuse aux propos du banquier. Elle regarda Lingar Bewt. Le magnat de l’eau était absorbé dans son repas, l’air sombre. Et Jessica se souvint que le banquier avait dit : « Moi aussi, je contrôle cette ultime source de puissance d’Arrakis, l’eau. »

Paul avait décelé la fausseté dans la voix de sa compagne, il avait vu que sa mère suivait la conversation avec une intensité bene gesserit. Mû par une impulsion, il décida de contrer, de repousser l’adversaire et il s’adressa au banquier :

« Voulez-vous dire, monsieur, que ces oiseaux sont cannibales ? »

« C’est une étrange question, Jeune Maître. Je dis tout simplement que ces oiseaux boivent du sang. Il n’est pas nécessaire que ce soit le sang de leurs semblables, non ? »

« Ma question n’était pas étrange. (Jessica remarqua la qualité cassante de la riposte de son fils, qui révélait toute son éducation, qui lui venait d’elle.) Les gens instruits savent pour la plupart que c’est dans sa propre espèce qu’un jeune organisme rencontre le potentiel de compétition le plus élevé. (Délibérément, il planta sa fourchette dans l’assiette de son voisin et ajouta :) Ils mangent au même plat. Ils ont les mêmes nécessités vitales. »

Le banquier se raidit et se tourna vers le Duc.

« Ne commettez pas l’erreur de considérer mon fils comme un enfant », dit celui-ci avec un sourire.

Le regard de Jessica courut sur la table. Elle remarqua que Bewt avait abandonné son air sombre et que Kynes souriait, de même que le contrebandier, Tuek.

« C’est une règle d’écologie que le Jeune Maître semble très bien connaître, dit Kynes. La lutte entre les éléments de vie est la lutte pour l’énergie disponible d’un système. Le sang est une source d’énergie efficiente. »

Le banquier posa sa fourchette et, lorsqu’il parla, ce fut d’un ton furieux : « On dit que la racaille Fremen boit le sang de ses morts. »

Kynes secoua la tête et dit, d’un ton docte : « Non, pas le sang, monsieur. Mais l’eau d’un homme, à son dernier instant, appartient aux siens, à sa tribu. C’est une nécessité lorsque vous quittez la Grande Plaine. Ici, toute eau est précieuse et le corps d’un homme se compose d’eau à soixante-dix pour cent. Celui qui est mort n’en a certainement plus aucun besoin. »

Le banquier posa les mains sur la table, de part et d’autre de son assiette, et Jessica pensa qu’il allait, dans un geste de rage, se rejeter violemment en arrière.

À cet instant, Kynes la regarda. « Pardonnez-moi, Ma Dame, d’évoquer une question si déplaisante à cette table mais vous aviez entendu de fausses paroles et il était nécessaire de vous éclairer. »

« Vous êtes depuis si longtemps avec les Fremen que vous en avez perdu tout sentiment ! » lança le banquier.

« Me défiez-vous, monsieur ? » Kynes braquait un regard calme sur le visage pâle et tremblant.

Le banquier se figea. Il déglutit et prit un ton sec : « Bien sûr que non. Je ne me permettrais pas d’insulter ainsi notre hôte et notre hôtesse. »

Jessica perçut la peur dans sa voix, dans son visage, dans son souffle, dans le frémissement d’une veine sur sa tempe. L’homme était terrifié par Kynes !

« Notre hôte et notre hôtesse sont très capables de décider d’eux-mêmes s’ils ont été insultés, reprit Kynes. Ce sont des gens braves qui connaissent la défense de l’honneur. Nous pouvons tous attester de leur courage par le fait qu’ils sont ici… maintenant… sur Arrakis. »

Jessica vit que Leto savourait cet instant. Au contraire de la plupart des convives. Tout autour de la table, ceux-ci semblaient prêts à fuir. Les mains étaient dissimulées. Les deux exceptions notables étaient Bewt, qui souriait ouvertement de la déconfiture du banquier, et Tuek, le contrebandier, qui semblait guetter quelque réaction de Kynes. Quant à Paul, il regardait Kynes avec admiration.

« Eh bien ? » fit le planétologiste.

« Je ne voulais pas vous offenser, murmura le banquier. Mais si vous l’avez cru, veuillez accepter mes excuses. »

« Librement données, librement acceptées. » Et Kynes sourit à Jessica tout en se remettant à manger comme si rien ne s’était passé.

Jessica vit que le contrebandier, lui aussi, se détendait. Elle en prit bonne note : cet homme, à chaque seconde, avait paru prêt à voler au secours de Kynes. Il existait entre lui et le planétologiste une sorte d’accord.

Leto jouait avec sa fourchette tout en examinant Kynes d’un œil spéculatif. Les façons du planétologiste révélaient un changement d’attitude envers la Maison des Atréides. Durant leur voyage dans le désert, il avait semblé nettement plus hostile.

Jessica donna l’ordre d’amener de nouveaux plats et de nouvelles boissons. Les serviteurs firent leur apparition avec des langues de lapins de garenne accompagnées de sauce au vin et à la levure de champignons.

Lentement, les conversations reprenaient mais Jessica continuait de déceler dans le murmure des voix une certaine agitation, une certaine âpreté. Le banquier, pour sa part, poursuivait son repas en silence. Kynes l’aurait tué sans hésiter, songea-t-elle. Et elle comprit tout à coup que les façons de Kynes révélaient une prédisposition au meurtre. Il pouvait tuer facilement et elle devinait que c’était là un trait marquant des Fremen.

Elle se tourna vers le confectionneur de distilles assis à sa gauche. « Je ne cesse d’être stupéfaite par l’importance de l’eau sur Arrakis », dit-elle.

« Une importance énorme. Dites-moi : quel est ce plat ? C’est délicieux. »

« Ce sont des langues de lapins sauvages avec une sauce spéciale. Une très ancienne recette. »

« Il me la faut. »

Elle acquiesça. « J’y veillerai. »

Kynes la regarda et dit : « Il est fréquent que les nouveaux venus sur Arrakis sous-estiment l’importance de l’eau. Comme vous le comprenez sans doute, vous affrontez la loi du Minimum. »

Elle décela dans sa voix l’intention de sondage et répondit : « La croissance est limitée par l’élément nécessaire qui se trouve être le plus rare. Et, naturellement, la condition la moins favorable détermine le taux de croissance. »

« Il est rare de trouver des membres des Grandes Maisons qui soient au fait des problèmes de planétologie. L’eau est la condition la moins favorable à la vie sur Arrakis. Et souvenez-vous bien que la croissance elle-même peut introduire des conditions défavorables si on ne la traite pas avec beaucoup de prudence. »

Il y avait un message caché dans ces paroles mais Jessica dut admettre qu’elle ne le comprenait pas. « La croissance, dit-elle. Voulez-vous dire qu’Arrakis peut jouir d’un cycle d’eau organisé afin de permettre l’existence des humains dans des conditions plus favorables ? »

« Impossible ! » lança le magnat de l’eau.

Jessica se tourna vers lui. « Impossible ? »

« Impossible sur Arrakis. N’écoutez pas ce rêveur. Toutes les preuves scientifiques sont contre lui. »

Kynes le regarda et Jessica s’aperçut qu’une fois encore, toutes les autres conversations s’étaient interrompues.

« Les preuves scientifiques nous cachent un fait très simple, dit Kynes. Et c’est le suivant : nous affrontons ici des problèmes qui sont apparus et perdurent à l’extérieur, où les plantes et les animaux poursuivent normalement leur existence. »

« Normalement ! s’écria Bewt. Mais rien n’est normal sur Arrakis ! »

« Bien au contraire. On pourrait ici développer certaines harmonies qui s’entretiendraient elles-mêmes. Pour cela, il faut comprendre quelles sont les limitations de cette planète et les pressions qui s’y exercent. »

« Cela ne sera jamais », dit Bewt.

Le Duc, tout à coup, venait de découvrir à partir de quel point l’attitude de Kynes s’était modifiée.

C’était lorsque Jessica avait parlé de conserver les serres pour le bien d’Arrakis.

« Qu’en coûterait-il pour développer ce système autonome, docteur Kynes ? » demanda-t-il.

« Si nous pouvons consacrer trois pour cent des végétaux d’Arrakis à la production de composés carboniques nutritifs, nous aurons lancé le cycle », dit Kynes.

« L’eau est le seul problème ? » demanda le Duc. Il percevait l’excitation de Kynes et y participait.

« Celui de l’eau laisse les autres dans l’ombre. Cette planète dispose de beaucoup d’oxygène mais non des caractéristiques habituelles qui l’accompagnent : vie végétale développée, sources de gaz carbonique provenant de phénomènes tels que les volcans. De vastes territoires voient se produire ici des échanges chimiques tout à fait inhabituels. »

« Avez-vous des projets pilotes ? »

« Nous avons consacré beaucoup de temps à obtenir l’Effet Tansley. Il s’agit d’expériences au niveau de l’amateur à partir desquelles ma science pourrait maintenant conduire à des applications pratiques. »

« Il n’y a pas assez d’eau, dit Bewt. Il n’y a pas assez d’eau, c’est tout. »

« Maître Bewt, dit Kynes, est un expert dans le domaine de l’eau. » Il sourit et revint à son assiette.

Le Duc eut un geste impératif. « Non ! Je veux une réponse ! Y a-t-il assez d’eau, docteur Kynes ? »

Kynes ne leva pas la tête.

Jessica détaillait le jeu des émotions sur son visage. Il se cache bien, songeait-elle. Mais, à présent, elle l’avait enregistré et elle lisait qu’il regrettait ses paroles.

« Y a-t-il assez d’eau ? » répéta le Duc.

« C’est… possible », dit enfin Kynes.

Il feint l’incertitude ! pensa Jessica.

Avec son sens de vérité plus perçant, Paul lut la motivation sous-jacente et il lui fallut en appeler à toutes les ressources de sa formation pour dissimuler l’excitation qu’il ressentait. Il y a assez d’eau ! Mais il ne veut pas que cela soit su !

« Notre planétologiste fait bien d’autres rêves très intéressants, dit Bewt. Avec les Fremen, il rêve de… prophéties et de messies. »

Des rires s’élevèrent et Jessica fut surprise. Le contrebandier avait ri, ainsi que la fille du confectionneur de distilles, et Duncan Idaho, et la femme à la mystérieuse escorte.

La tension est bien curieusement répartie ici, ce soir, se dit-elle. Il se passe trop de choses que j’ignore. Il va me falloir créer de nouvelles sources d’information.

Le regard du Duc alla de Kynes à Bewt puis à Jessica. Il se sentait bizarrement isolé, comme si quelque chose de vital venait de lui échapper. « Possible », murmura-t-il.

« Peut-être devrions-nous en parler une autre fois, Mon Seigneur, dit vivement Kynes. Il y a tant de… »

Il s’interrompit comme un garde en uniforme atréides surgissait par la porte de service, courait jusqu’au Duc et se penchait pour murmurer à son oreille.

Jessica identifia l’insigne des hommes de Hawat et réprima son trouble. Elle s’adressa à la compagne du confectionneur de distilles, une femme minuscule au visage de poupée, à la chevelure brune.

« Ma chère, vous avez à peine touché votre assiette. Dois-je vous commander quelque chose d’autre ? »

La femme jeta un regard à son compagnon avant de répondre : « Je n’ai pas très faim. »

Brusquement, le Duc se leva au côté du soldat et il déclara sur un ton de commandement : « Que chacun reste assis. Pardonnez-moi, mais un problème se pose qui requiert mon intervention personnelle. (Il fit un pas en arrière.) Paul, veux-tu me remplacer en tant qu’hôte, je te prie. »

Paul se leva. Il était sur le point de demander à son père pourquoi il devait s’absenter, et il savait qu’il devait agir selon la tradition. Il alla prendre place sur le siège de son père.

Le Duc, alors, se tourna vers l’alcôve où veillait Halleck. « Gurney, prends la place de Paul à la table, je te prie. Nous devons rester en nombre pair. Lorsque le repas aura pris fin, il se peut que je te demande de conduire Paul au poste de commandement. Tiens-toi prêt. »

Halleck sortit de l’alcôve. Il était en tenue et sa laideur paraissait déplacée dans tout ce raffinement et ces chatoiements. Il posa sa balisette contre le mur et alla s’installer dans le siège laissé vacant par Paul.

« Inutile de s’inquiéter, reprit le Duc. Mais il me faut demander à chacun de ne pas quitter l’abri de notre demeure jusqu’à nouvel ordre. Vous serez parfaitement en sécurité tant que vous serez ici. Ce petit contretemps s’arrangera très vite. »

Paul saisit les mots-code : abri-ordre-sécurité-vite.

Le problème concernait la sécurité et non la violence. Il vit que sa mère avait également compris le message. Tous deux se détendirent.

Le Duc inclina brièvement le menton et sortit par la porte de service, suivi du soldat.

« Reprenons ce dîner, je vous prie, dit Paul. Je crois que le docteur Kynes parlait de l’eau. »

« Pourrions-nous y revenir une autre fois ? » dit le planétologiste.

« Quand il vous plaira », répondit Paul.

Et Jessica, avec fierté, remarqua la dignité de l’attitude de son fils, la maturité de son assurance.

Le banquier prit son flacon d’eau et l’agita à l’adresse de Bewt. « Ici, nul ne saurait surpasser Maître Bewt pour ce qui est des phrases fleuries. On pourrait presque penser qu’il aspire au statut des Grandes Maisons. Allons, Maître Bewt, portez-nous donc un toast ! Peut-être tenez-vous en réserve quelque phrase pleine de sagesse pour ce garçon que l’on doit traiter comme un homme. »

Sous la table, la main droite de Jessica se referma en un poing. Elle surprit le signal de Halleck à Idaho et vit les soldats qui, au long des murs, se mettaient en position de défense.

Bewt adressa un regard venimeux au banquier.

Paul regarda Halleck. Il venait à son tour de s’apercevoir du mouvement des gardes. Puis ses yeux se portèrent à nouveau sur le banquier. Celui-ci, finalement, abaissa son flacon d’eau.

« Une fois, sur Caladan, dit Paul, j’ai vu le cadavre d’un pêcheur noyé. Il… »

« Noyé ? » s’écria la fille du confectionneur de distilles.

Paul hésita. « Oui. Immergé dans l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive. Noyé. »

« Quelle intéressante façon de mourir ! »

Il eut un sourire dur, puis regarda de nouveau le banquier. « Ce qui était intéressant chez cet homme, c’étaient les blessures qu’il portait aux épaules. Des blessures faites par les crampons des bottes d’un autre pêcheur. La victime avait fait partie d’un groupe qui se trouvait à bord d’un bateau (un appareil pour naviguer sur l’eau) et ce bateau avait fait naufrage… Il s’était enfoncé dans l’eau. Un autre pêcheur, qui avait aidé à ramener le corps, dit qu’il avait déjà rencontré ce genre de blessures plusieurs fois déjà. Elles révélaient qu’un autre passager avait essayé, au moment du naufrage, de grimper sur les épaules de son malheureux compagnon dans l’espoir d’atteindre ainsi la surface pour respirer l’air. »

« Et en quoi était-ce intéressant ? » demanda le banquier.

« Mon père a fait alors une remarque. Il a dit que l’on pouvait très bien comprendre l’homme qui grimpe sur les épaules d’un autre au moment où il se noie. Par contre, cela devient incompréhensible s’il le fait… disons dans un salon. (Il hésita, afin de préparer le banquier à ce qui allait suivre.) Ou, ajouterai-je, à la table du dîner. »

Le silence revint soudain dans la salle.

Téméraire, se dit Jessica. Ce banquier pourrait bien avoir un rang suffisant pour défier mon fils. Elle vit que Duncan Idaho était prêt à entrer en action. Les soldats étaient également en alerte et Gurney Halleck avait les yeux rivés sur les hommes qui lui faisaient face.

Le contrebandier, Tuek, éclata de rire, la tête rejetée en arrière, dans un complet abandon.

Des sourires crispés apparurent autour de la table.

Bewt sourit à son tour.

Le banquier, lui, avait rejeté son siège en arrière et il fixait sur Paul un regard flamboyant de colère.

« On affronte un Atréides à ses dépens », dit Kynes.

« Est-ce la coutume des Atréides que d’insulter leurs invités ? » demanda le banquier.

Avant que Paul puisse rétorquer, Jessica se pencha et dit : « Monsieur ! » Et elle songeait : Il faut que nous connaissions le jeu que joue cette créature des Harkonnen. Est-il ici pour défier Paul ? A-t-il une aide ?

« Mon fils évoque une image et vous y voyez votre portrait ? reprit-elle. Quelle fascinante révélation ! » Sa main glissait vers sa jambe, là où était dissimulé le krys dans son étui.

Le banquier la foudroya à son tour du regard. Paul s’était légèrement écarté de la table, se préparant à l’action. Il s’était arrêté au mot : image, qui signifiait : « Prépare-toi à la violence. »

Kynes posa sur Jessica un regard évaluateur tandis que, d’une main, il faisait un signe subtil à l’intention de Tuek.

Le contrebandier se dressa et leva son flacon. « Je porte un toast, lança-t-il. Au jeune Paul Atréides, qui est encore un jeune garçon de par son apparence mais un homme dans ses actes. »

Pourquoi interviennent-ils donc ? se demanda Jessica.

À présent, le banquier regardait Kynes et Jessica vit que la terreur, pour la seconde fois, envahissait ses traits.

Autour de la table, les invités commencèrent à réagir.

Lorsque Kynes ordonne, les gens obéissent, se dit Jessica. Il vient de nous dire qu’il se rangeait aux côtés de Paul. Quel est le secret de son pouvoir ? Ce n’est certainement pas parce qu’il est l’Arbitre du Changement. Cela n’est que temporaire. Et ce n’est pas non plus parce qu’il sert l’Empereur.

Sa main s’éloigna de l’étui du krys. Elle prit son flacon, le leva vers Kynes, qui répondit.

Seuls, Paul et le banquier (Soo-Soo ! Quel surnom stupide ! pensait Jessica) demeurèrent les mains vides. L’attention du banquier restait fixée sur Kynes. Quant à Paul, il regardait son assiette.

Et il pensait : J’avais les choses en main. Pourquoi sont-ils intervenus ? Il regarda subrepticement ses voisins mâles. Prépare-toi à la violence ? Mais venant de qui ? Certainement pas de ce banquier.

Halleck parla à la cantonade : « Dans notre société, les individus ne devraient pas aussi vite se considérer comme offensés. Cela équivaut fréquemment à un suicide. (Son regard se posa sur la fille du confectionneur de distilles.) Ne le pensez-vous pas, mademoiselle ? »

« Oh oui. Oui. Bien sûr, dit-elle. Il y a trop de violence. Cela me rend malade. Et la plupart du temps il n’y a aucune offense. Pourtant, des gens meurent. Cela n’a pas de sens. »

« Certainement », dit Halleck.

Jessica découvrit à quel point l’attitude de la fille avait été proche de la perfection et elle songea : Cette petite femelle à la tête vide n’est pas du tout une petite femelle à la tête vide. Elle décela alors la menace et comprit que Halleck, lui aussi, l’avait décelée. Ils avaient tenté de séduire Paul par le sexe. Elle se détendit. Sans doute son fils avait-il été le premier à s’en apercevoir. Cette manœuvre n’avait pas échappé aux perceptions entraînées de Paul.

« Ne serait-ce pas l’occasion d’une nouvelle excuse ? » demanda Kynes au banquier.

Ce dernier se tourna vers Jessica avec un sourire douloureux. « Ma Dame, je crains d’avoir sous-estimé vos vins. Ceux que vous nous avez fait servir sont puissants et je n’y suis point accoutumé. »

Il y avait du venin dans ses paroles, Jessica répondit d’une voix douce : « Lorsque des étrangers se rencontrent, il convient de faire une certaine place aux différences de formation et de coutumes. »

« Merci, Ma Dame. »

La voisine du confectionneur de distilles se pencha alors vers Jessica et demanda : « Le Duc nous a enjoint de demeurer ici. J’espère que cela ne signifie pas de nouveaux combats. »

Ainsi, c’est à ce point qu’elle devait amener la conversation, se dit Jessica.

« Je pense que tout ceci sera sans importance, dit-elle. Mais, en ce moment, il y a tant de détails qui requièrent l’attention du Duc. Aussi longtemps que l’inimitié persistera entre les Atréides et les Harkonnen, nous ne saurions être trop prudents. Le Duc a invoqué le kanly. Et il est certain qu’il n’entend pas laisser en vie un seul agent des Harkonnen sur Arrakis. (Son regard se posa sur le banquier.) Bien entendu, les Conventions lui donnent raison sur ce point. (Son regard revint sur Kynes.) N’est-il point vrai, Dr Kynes ? »

« Très certainement. »

Discrètement, le confectionneur de distilles attira son voisin en arrière. Jessica dit en le regardant : « Je pense que je vais encore manger. Peut-être de cet oiseau que l’on nous a servi précédemment. »

Elle fit signe à un serviteur et se tourna vers le banquier : « Et vous, monsieur, vous parliez des oiseaux et de leurs mœurs. Il existe tant de choses passionnantes sur Arrakis. Dites-moi : où trouve-t-on l’épice ? Les chasseurs vont-ils loin dans le désert ? »

« Oh, non, Ma Dame. On ne sait que peu de chose sur le désert profond. Et presque rien des régions méridionales. »

« Si l’on en croit un conte, dit Kynes, on devrait trouver une grande Charge Mère d’épice dans ces régions, mais je pense qu’il ne s’agit là que d’une invention pour les besoins d’une chanson. Parfois, des chasseurs d’épice audacieux pénètrent dans la ceinture centrale, mais c’est extrêmement dangereux. La navigation y est incertaine, les tempêtes fréquentes. Les accidents se multiplient dans des proportions dramatiques à mesure que vous vous éloignez des bases du Bouclier. On a découvert qu’il n’était guère profitable de se risquer loin dans le sud. Bien sûr, si nous disposions d’un satellite météo… »

Bewt leva les yeux et dit, la bouche pleine : « On dit que les Fremen vont jusque-là, qu’ils se risquent n’importe où et qu’ils ont trouvé des trempes et des puits-gorgeurs même dans le Sud. »

« Des trempes et des puits-gorgeurs ? » demanda Jessica.

« Ce ne sont que des rumeurs qui courent, Ma Dame, intervint Kynes. Ce sont des choses que l’on connaît sur les autres mondes, pas sur Arrakis. Une trempe est un endroit où l’eau filtre jusqu’à la surface, ou du moins assez près de la surface pour que l’on décèle sa présence à certains signes. Un puits-gorgeur est une forme de trempe qui permet de se désaltérer à l’aide d’un chalumeau engagé dans le sable… du moins à ce que l’on raconte. »

Ses mots sont trompeurs, songea Jessica.

Pourquoi ment-il ? se demanda Paul.

« Comme c’est intéressant », fit Jessica.

« À ce que l’on raconte… » Quel curieux maniérisme dans leur façon de s’exprimer. S’ils savaient à quel point cela révèle l’importance qu’ils accordent aux superstitions.

« Il paraîtrait que vous avez un dicton, fit Paul : Le vernis vient des cités, la sagesse du désert. »

« Il y a bien des dictons sur Arrakis », dit Kynes.

Avant que Jessica ait pu formuler une nouvelle question, un serviteur lui présenta un billet. Elle le déplia, reconnut l’écriture du Duc et ses signes codés.

Elle releva la tête et dit : « Vous serez tous heureux d’apprendre que le Duc nous rassure. Le problème qui justifiait sa présence a reçu une solution. On a retrouvé le portant disparu. Un agent harkonnen qui s’était glissé dans l’équipage avait réussi à neutraliser ses compagnons et à conduire l’appareil jusqu’à une base de contrebande avec l’espoir de le vendre. L’homme et la machine nous ont été restitués. » Elle inclina la tête à l’adresse de Tuek qui lui répondit.

Puis elle replia le billet et le glissa dans sa manche.

« Je suis satisfait de voir que cela ne s’est pas transformé en bataille ouverte, dit le banquier. Le peuple espère à un tel point que les Atréides vont lui amener la paix et la prospérité. »

« Surtout la prospérité », dit Bewt.

« Pouvons-nous goûter au dessert, à présent ? demanda Jessica. J’ai commandé à notre chef une douceur de Caladan : du riz sauce dolsa. »

« Le nom seul est déjà délicieux, s’exclama le confectionneur de distilles. Serait-il possible d’avoir la recette ? »

« Toutes les recettes que vous désirerez », dit Jessica tout en enregistrant l’homme pour Hawat, plus tard. Ce fabricant de distilles était un petit arriviste peureux qu’il serait facile d’acheter.

Autour d’elle, les conversations avaient repris : « Quelle splendide étoffe… » « Il faut faire un ensemble pour aller avec le bijou… » « Nous devrions essayer d’augmenter la production pendant le prochain… »

Jessica abaissa le regard sur son assiette. Elle pensait à la partie codée du message de Leto : « Les Harkonnen ont tenté d’introduire une cargaison de lasers. Nous les avons capturés. Mais ceci peut signifier qu’ils ont réussi avec d’autres cargaisons. Et certainement qu’ils n’accordent pas une grande importance aux boucliers. Prenez les précautions appropriées. »

Les lasers. Leurs rayons pouvaient percer n’importe quel matériau connu non pourvu d’un bouclier. Le fait que le contact d’un rayon laser avec un bouclier provoquait l’explosion simultanée de l’un et de l’autre ne semblait pas inquiéter les Harkonnen. Pourquoi ? L’explosion du bouclier et du laser libérait une énergie dangereusement variable qui pouvait dépasser celle de tous les atomiques ou ne tuer que le tireur et son objectif.

Elle était troublée par toutes les inconnues qu’elle sentait là.

« Je n’ai jamais douté que nous retrouverions ce portant, déclara Paul. Lorsque mon père s’attaque à un problème, il le résout. Les Harkonnen commencent seulement à le découvrir. »

Il parade, songea Jessica. Il ne devrait pas. Quelqu’un qui va se terrer dans le plus lointain sous-sol durant la nuit pour échapper aux lasers n’a pas le droit de parader.

Загрузка...