Il devrait exister une science de la contrariété. Les gens ont besoin d’épreuves difficiles et d’oppression pour développer leurs muscles psychiques.

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,


par la Princesse Irulan.









Jessica s’éveilla dans l’obscurité et le silence fit naître en elle une prémonition. Elle ne comprenait pas pour quelle raison son corps et son esprit étaient si lents. La peur courut au long de ses nerfs. Elle pensa qu’il lui fallait s’asseoir, allumer, mais quelque chose s’opposait à cette décision. Sa bouche était… bizarre.

Doum-doum-doum-doum !

Le son était étouffé. Il venait de nulle part, du fond de l’obscurité.

Un moment d’attente, lourd de temps, empli de mouvements, de bruissements.

Elle commença à percevoir son corps, les pressions sur ses chevilles, ses poignets. Un bâillon sur sa bouche. Elle était étendue sur le côté, les mains liées dans le dos. Elle tira sur les liens. De la fibre de krimskell. Leur étreinte ne ferait que se resserrer à chacun de ses mouvements.

Maintenant, elle se souvenait.

Dans l’obscurité de sa chambre, il y avait eu un mouvement. Quelque chose d’humide et de mou avait été pressé contre son visage, jusqu’à lui emplir la bouche. Elle avait tendu les mains, essayé d’arracher la chose. Elle avait aspiré, une fois, et décelé le narcotique. Sa conscience avait diminué, très vite, la plongeant dans un bain noir de terreur.

C’est arrivé, pensa-t-elle. Comme il lui a été simple de venir à bout d’une Bene Gesserit ! La trahison a suffi. Hawat avait raison.

Elle lutta pour ne pas tirer sur ses liens.

Ce n’est pas ma chambre, pensa-t-elle. Ils m’ont emmenée ailleurs.

Lentement, elle rétablit le calme en elle-même.

Elle prit conscience de l’odeur de sa propre sueur, de l’émanation chimique de la peur.

Où est Paul ? Mon fils… que lui ont-ils fait ?

Calme.

Elle lutta pour le calme, se servant des vieux enseignements.

Mais la terreur demeurait si proche.

Leto ? Où es-tu, Leto ?

L’obscurité diminuait. Il y eut des ombres, d’abord. Les dimensions furent marquées et devinrent autant d’aiguilles de perception. Blanc. Une ligne sous une porte.

Je suis sur le sol.

On marchait. Elle décelait les pas dans le sol. Elle repoussa le souvenir de la terreur. Je dois rester calme, éveillée, prête. Je n’aurai peut-être qu’une seule chance.

À nouveau, le calme intérieur.

Les battements de son cœur ralentirent, devinrent réguliers, prirent un rythme. Elle se mit à compter à rebours. Elle pensa : J’ai été inconsciente environ une heure. Elle ferma les yeux, focalisa toute sa perception sur les pas qui approchaient.

Quatre personnes.

Elle décelait la différence de leurs démarches.

Je dois feindre l’inconscience. Sur le sol froid, elle se détendit, vérifia l’éveil de tout son corps. Une porte s’ouvrit. Elle devina la lumière au travers de ses paupières closes.

Des pas, plus proches. Quelqu’un se penchait sur elle.

« Vous êtes éveillée, dit une voix de basse. N’essayez pas de feindre. »

Elle ouvrit les yeux.

Le baron Vladimir Harkonnen se dressait au-dessus d’elle. Derrière lui, tout autour, elle reconnut la cave où Paul avait dormi, elle vit la couche, vide. Des gardes arrivaient avec des lampes à suspenseurs qu’ils placèrent près du seuil. Dans le hall, au-delà, régnait une lumière vive qui lui blessa la vue.

Elle regarda le Baron. Il portait une cape jaune déformée par des suspenseurs portatifs. Sous ses yeux noirs d’araignée, il avait les grosses joues d’un chérubin.

« L’effet de la drogue a été calculé avec précision, reprit-il. Nous savions exactement à quelle minute vous deviez vous éveiller. »

Comment est-ce possible ? pensa-t-elle. Il leur faudrait connaître mon poids exact, mon métabolisme, mon… Yueh !

« Quel dommage que vous deviez rester bâillonnée ! dit le Baron. Nous pourrions avoir une conversation fort intéressante. »

Yueh est le seul possible, songeait Jessica. Mais comment ?

Le Baron se tourna vers le seuil. « Entre, Piter. »

Elle n’avait encore jamais vu l’homme qui entrait et qui vint se placer à côté du Baron. Pourtant, son visage lui était connu… et son nom : Piter de Vries, l’Assassin-Mentat. Elle l’examina. Des traits de faucon, des yeux d’un bleu d’encre qui suggéraient qu’il était natif d’Arrakis. Mais les détails subtils de son maintien et de ses gestes démentaient cette idée. Et il y avait trop d’eau dans sa chair ferme. Il était grand, élancé, avec quelque chose d’efféminé.

« Vraiment dommage que nous ne puissions avoir cette conversation, reprit le Baron. Mais, ma chère Dame Jessica, je connais vos possibilités. (Il jeta un coup d’œil au Mentat.) N’est-ce pas, Piter ? »

« Comme vous le dites, Baron. »

La voix était celle d’un ténor. Elle répandit une soudaine froideur au long des nerfs de Jessica. Jamais elle n’avait entendu une voix aussi glacée. Pour une Bene Gesserit, c’était comme si Piter avait hurlé Tueur !

« J’ai une surprise pour Piter, reprit le Baron. Il pense être venu ici pour percevoir sa récompense, vous, Dame Jessica. Mais je souhaite démontrer une chose : qu’il ne vous désire pas vraiment. »

« Vous jouez avec moi, Baron ? » demanda Piter en souriant.

En voyant ce sourire, Jessica se demanda comment le Baron pouvait ne pas se défendre immédiatement contre les atteintes du Mentat. Puis elle comprit qu’il ne pouvait lire ce sourire. Il n’avait pas reçu l’Éducation.

« De bien des façons, Piter est particulièrement naïf. Il ne parvient pas à saisir le danger mortel que vous représentez, Dame Jessica. Je le lui montrerais bien, mais ce serait prendre un risque inconsidéré. (Le Baron eut un sourire à l’adresse de son Mentat, dont le visage était devenu le masque de l’attente.) Je sais ce que Piter désire vraiment. Il désire le pouvoir. »

« Vous m’avez promis que je l’aurais, elle », dit Piter. Et sa voix de ténor avait perdu un peu de sa froideur.

Jessica avait lu les tonalités clés dans ses paroles et elle eut un frisson intérieur. Comment le Baron avait-il pu faire d’un Mentat cet animal ?

« Je t’offre un choix, Piter », dit le Baron.

« Quel choix ? »

Le Baron fit claquer ses gros doigts. « Cette femme et l’exil loin de l’Imperium ou le duché des Atréides sur Arrakis pour y régner en mon nom et à ton gré. »

Les yeux d’araignée du Baron ne quittaient pas le visage du Mentat.

« Ici, sans en avoir le titre, tu pourrais être Duc », ajouta-t-il.

Mon Leto serait donc mort ? se dit Jessica. Quelque part, tout au fond d’elle, elle se mit à gémir.

Le Baron observait toujours le Mentat. « Comprends-toi, Piter. Tu la veux parce qu’elle est la femme d’un Duc, le symbole de sa puissance. Elle est belle, utile, parfaitement entraînée à son rôle. Mais tout un duché, Piter ! Voilà qui est mieux qu’un symbole. Une réalité. Avec cela, tu pourrais avoir bien des femmes… et plus encore. »

« Vous ne vous moquez pas de Piter ? »

Le Baron se retourna avec cette légèreté de danseur due aux suspenseurs. « Me moquer ? Moi ? Souviens-toi : j’abandonne l’enfant. Tu as entendu ce que le traître a dit de son éducation. Ils sont pareils, la mère et le fils ; mortellement dangereux. (Il sourit.) Maintenant, je dois m’en aller. Je vais appeler le garde que j’ai conservé pour cette occasion. Il est totalement sourd. Ses ordres sont de t’accompagner durant une partie de ton voyage d’exil. S’il s’aperçoit que cette femme te contrôle, il la supprimera. Il ne te permettra pas de lui retirer son bâillon jusqu’à ce que tu sois très loin d’Arrakis. Mais si tu choisis de ne pas partir… il a d’autres ordres. »

« Il est inutile de quitter cette pièce, dit Piter. J’ai choisi. »

« Ah, ah ! Une décision aussi rapide ne peut signifier qu’une chose. »

« Je prends le duché. »

Ne sait-il pas que le Baron lui ment ? songea Jessica. Mais… comment le pourrait-il donc ? Ce n’est qu’un Mentat dégénéré.

Le regard du Baron s’était porté sur elle.

« N’est-il pas merveilleux que je connaisse à ce point Piter ? J’avais fait le pari avec mon Maître d’Armes qu’il accepterait ce choix. Ah ! Bien, je m’en vais à présent. Ceci est bien mieux. Bien mieux. Vous comprenez, Dame Jessica ? Je n’ai aucune rancune à votre égard. C’est une nécessité. C’est bien mieux ainsi. Oui. Je n’ai pas ordonné vraiment que vous soyez supprimée. Lorsque l’on me demandera ce qu’il est advenu de vous, je pourrai hausser les épaules en toute vérité. »

« Vous me laissez donc cela ? » demanda Piter.

« Le garde que je t’envoie prendra tes ordres. Quels qu’ils soient. Tu es seul juge. (Il fixa son regard sur le Mentat.) Oui. Je n’aurai pas de sang sur les mains. Ce sera ta décision. Oui. Je ne veux plus rien savoir de tout ceci. Tu attendras mon départ avant de faire ce que tu dois faire. Oui… Bien… Ah, oui, très bien. »

Il craint les questions d’une Diseuse de Vérité, pensa Jessica. Qui ? Ah, mais la Révérende Mère Gaius Helen M., bien sûr ! S’il sait qu’il devra répondre à ses questions, alors c’est que l’Empereur est mêlé à cela. Certainement. Mon pauvre Leto !

Il lui accorda un dernier regard, puis se dirigea vers la porte. En le suivant des yeux, elle pensa : La Révérende Mère m’avait avertie : c’est un adversaire trop puissant.

Deux soldats harkonnens firent leur entrée. Un troisième se plaça sur le seuil. Il brandissait un laser et son visage n’était qu’un masque de cicatrices.

Celui qui est sourd, pensa Jessica. Le Baron sait que je pourrais utiliser la Voix.

Le soldat aux cicatrices regarda le Mentat. « Le garçon est sur une litière, dehors. Quels sont vos ordres ? »

Piter s’adressa à Jessica : « Je pensais vous neutraliser en menaçant votre fils, mais je commence à comprendre que cela n’aurait pas été efficace. Je laisse l’émotion prendre le pas sur la raison. Attitude néfaste pour un Mentat. (Il se tourna vers les deux premiers soldats mais le troisième, le sourd, pouvait lire sur ses lèvres.) Emmenez-les dans le désert ainsi que le suggérait le traître pour le garçon. Son plan est habile. Les vers détruiront toute trace, on ne retrouvera jamais leurs corps. »

« Vous ne souhaitez pas les liquider vous-même ? » demanda l’homme aux cicatrices.

Il lit bien sur les lèvres, se dit Jessica.

« Je suis l’exemple de mon Baron, dit le Mentat. Conduisez-les là où le traître disait de les conduire. »

Jessica décela le sévère contrôle mentat dans sa voix et elle songea : Lui aussi craint une Diseuse.

Piter haussa les épaules, se retourna et gagna le seuil. Là, il hésita et elle crut qu’il allait se retourner pour la regarder une ultime fois. Mais il partit.

« Moi, je ne voudrais pas affronter cette Diseuse de Vérité après cette nuit », dit l’homme aux cicatrices.

« T’as aucune chance de tomber sur la vieille sorcière, dit l’un des soldats en contournant la tête de Jessica et en se penchant sur elle. On ne risque pas de faire notre travail en restant là à bavarder. Prends-la par les pieds et… »

« Pourquoi on les tue pas ici ? » demanda le sourd.

« Ce serait du sale travail. À moins que tu ne veuilles les étrangler. Moi, j’aime les choses bien nettes. On va les larguer dans le désert comme l’a dit le traître, on les frappera une fois ou deux et on laissera faire les vers. Après, il n’y aura rien à nettoyer. »

« Oui… Oui, je pense que t’as raison. »

Jessica écoutait, observait, enregistrait. Mais le bâillon lui interdisait toujours d’utiliser la Voix. Et puis, il y avait le sourd.

Le balafré rengaina son laser et la saisit par les pieds. Les deux hommes la soulevèrent comme un sac de grains, lui firent franchir le seuil et la posèrent sur une litière à suspenseurs où se trouvait déjà une autre forme ligotée. En se tournant pour s’adapter à la forme de la litière, elle découvrit le visage de Paul. Il était attaché comme elle mais n’avait pas de bâillon. Il n’était pas à plus de dix centimètres d’elle. Ses yeux étaient clos et son souffle irrégulier.

Est-il drogué ? se demanda-t-elle.

Les soldats soulevèrent la litière et les paupières de Paul s’entrouvrirent pendant une ultime fraction de seconde. Deux fentes noires la regardèrent.

Il ne faut pas qu’il utilise la Voix ! supplia-t-elle intérieurement. Pas la Voix ! Il y a le garde sourd !

Paul avait refermé les paupières.

Il avait utilisé le souffle contrôlé, calmé son esprit sans cesser d’écouter leurs ravisseurs. Celui qui était sourd posait un problème mais Paul réprimait son désarroi. Le régime d’apaisement mental bene gesserit que lui avait enseigné sa mère le maintenait parfaitement éveillé, prêt à utiliser la moindre occasion.

Une nouvelle fois, il entrouvrit rapidement les paupières pour examiner le visage de sa mère. Elle ne paraissait pas blessée. Mais elle était bâillonnée.

Il se demanda qui l’avait capturée, elle. Pour lui, c’était parfaitement clair. Il s’était couché avec une capsule prescrite par le docteur Yueh et il s’était réveillé sur cette litière. Peut-être cela s’était-il passé à peu près ainsi pour sa mère ? La logique disait que le traître était Yueh mais il ne s’était pas encore définitivement prononcé sur ce point. Il ne pouvait comprendre. Un docteur Suk, un traître…

La litière s’inclina légèrement au passage d’une porte, puis ils se retrouvèrent dans la nuit étoilée. Une bouée de suspension frotta la paroi. Puis les pas des soldats craquèrent dans le sable. L’aile noire d’un orni apparut, occultant les étoiles. La litière fut déposée sur le sol.

Paul ajusta sa vision à la faible clarté. Il vit que c’était le soldat sourd qui ouvrait la porte de l’orni. Il se penchait à l’intérieur, dans la pénombre colorée de vert par le tableau de commandes.

« C’est celui que nous devons utiliser ? » demanda-t-il en se retournant pour observer les lèvres de son compagnon.

« Le traître a dit qu’il était prévu pour le désert. »

Le sourd acquiesça. « Mais c’est un orni réservé aux proches liaisons. On ne pourra pas monter à plus de deux là-dedans. »

« Deux c’est assez, dit le troisième soldat. (Il s’avança à son tour afin que le sourd pût lire sur ses lèvres.) On peut s’en charger tout seuls à partir de maintenant, Kinet. »

« Le Baron m’a dit de m’assurer de leur sort », dit l’homme aux cicatrices.

« Pourquoi t’en faire comme ça ? »

« C’est une sorcière Bene Gesserit. Elle a des pouvoirs. »

« Ah… (L’homme leva le poing près de son oreille.) C’en est une, vraiment ? J’vois c’que tu veux dire. »

L’autre soldat grommela. « Elle servira de repas aux vers, bientôt. Vous ne croyez quand même pas qu’une sorcière Bene Gesserit peut venir à bout d’un de ces gros vers, non ? Hein, Czigo ? »

« Ouais. (L’homme revint près de la litière et prit Jessica sous les épaules.) Viens, Kinet. Tu peux faire le voyage si tu tiens vraiment à voir comment ça se passe. »

« Gentil de ta part de m’inviter, Czigo », dit le sourd.

Jessica fut soulevée. Elle vit tournoyer l’aile, les étoiles. On la poussa à l’arrière de l’orni et ses liens de krimskell furent soigneusement examinés, puis on fixa ses courroies. Paul la rejoignit. Il fut harnaché à son tour et elle s’aperçut alors que ses liens étaient faits de corde ordinaire.

L’homme aux cicatrices, celui qui était sourd et portait le nom de Kinet, prit place devant. Celui qui s’appelait Czigo prit l’autre siège. Kinet ferma la porte et se pencha sur les commandes. L’ornithoptère s’éleva brusquement et se dirigea vers le sud, vers le Bouclier. Czigo tapota l’épaule de son compagnon et dit : « Pourquoi ne jettes-tu pas un œil sur eux ? »

« Tu connais la route ? » répliqua Kinet sans quitter ses lèvres des yeux.

« J’ai entendu ce qu’a dit le traître, comme toi. »

Kinet fit pivoter son siège. Jessica vit le reflet des étoiles sur le pistolet laser qu’il tenait. Ses yeux s’accoutumaient à la pâle clarté qui régnait dans l’orni dont les minces parois semblaient pourtant laisser filtrer un peu de la lumière extérieure. Le visage du soldat sourd, pourtant, restait indistinct. Jessica tira sur la ceinture de son siège et découvrit qu’elle était lâche. La courroie, sur son bras gauche, avait été presque sectionnée et elle céderait au premier mouvement brusque.

Quelqu’un est-il venu auparavant dans cet orni pour le préparer pour nous ? se demanda-t-elle. Qui ? Lentement, elle éloigna ses pieds entravés de ceux de Paul.

« C’est vraiment une honte de perdre une femme aussi belle, dit le sourd. Tu as jamais eu des filles de la noblesse ? » Il s’était tourné vers le pilote.

« Toutes les Bene Gesserit ne sont pas nobles », dit ce dernier.

« Mais elles en ont toutes l’air. »

Il me voit suffisamment bien, pensa Jessica. Elle ramena ses jambes sur le siège et se pelotonna sans quitter le sourd des yeux.

« Vraiment jolie, tu sais, dit Kinet. (Sa langue courut sur ses lèvres et il ajouta :) Une honte, c’est sûr. » À nouveau, il regarda Czigo.

« Tu penses ce que je pense que tu penses ? » dit Czigo.

« Qui le saurait ? Après… (Kinet haussa les épaules.) Je me suis jamais payé une noble. J’aurais peut-être jamais plus une chance pareille. »

« Si vous portez la main sur ma mère… » gronda Paul. Son regard était furieux.

« Heh ! (Czigo se mit à rire.) Le jeune loup se fait entendre. Mais il ne peut pas mordre. »

La voix de Paul est trop aiguë, se dit Jessica. Pourtant, cela pourrait marcher.

Le silence retomba.

Pauvres idiots. Elle regardait tour à tour les deux soldats et repensait aux paroles du Baron. Ils seront tués dès qu’ils auront fait leur rapport. Le Baron ne veut pas de témoins.

L’ornithoptère franchissait la muraille sud du Bouclier et, comme il s’inclinait, elle distingua le désert frangé de lune.

« On doit être assez loin, dit Czigo. Le traître a dit de les déposer n’importe où à proximité du Bouclier. » Il lança l’appareil dans une longue descente vers les dunes.

Jessica vit que Paul prenait le rythme respiratoire de l’exercice de maîtrise. Il ferma les yeux, les rouvrit. Jessica l’observait, impuissante. Il n’a pas encore pleinement contrôlé la Voix, se dit-elle. S’il échoue…

L’orni toucha le sable avec une légère vibration. Jessica regarda vers le nord, au-delà du Bouclier et elle entrevit l’ombre des ailes d’un autre appareil qui se posait hors de vue.

Quelqu’un nous suit. Qui ? Puis : Ceux que le Baron a envoyés pour surveiller ces deux-là. Et ils seront à leur tour surveillés par d’autres.

Czigo coupa les fusées. Le silence les submergea.

En tournant la tête, Jessica put voir par la baie, au-delà de Kinet, le pâle reflet d’une lune qui se levait, une crête de givre au bord du désert, sur laquelle se silhouettaient des arêtes sableuses.

Paul s’éclaircit la gorge.

« Maintenant, Kinet ? » demanda le pilote.

« Je sais pas, Czigo. »

Czigo s’approcha. « Ah, regarde. » Il tendit la main vers la robe de Jessica.

« Ôtez-lui son bâillon », ordonna Paul.

Jessica sentit les mots rouler dans l’air. Le ton, le timbre étaient excellents, impératifs, nets. Un peu moins aigu, c’eut été mieux encore mais il avait quand même atteint le spectre auditif de l’homme.

Czigo déplaça sa main vers le bâillon, tira sur le nœud.

« Arrête ! » dit Kinet.

« Ah, ferme ton truc ! Elle a les mains liées », répliqua Czigo. Il défit le nœud et le lien tomba. Les yeux brillants, il examina Jessica. Kinet lui posa la main sur le bras. « Écoute, Czigo, pas besoin de… »

Jessica détourna la tête et cracha le bâillon. Puis elle parla d’une voix basse, sur un ton intime. « Messieurs ! Inutile de vous battre pour moi. » Dans le même temps, elle se tortillait pour le plaisir des yeux de Kinet.

Elle décela leur tension, elle sut qu’en cet instant précis ils étaient persuadés qu’ils devaient se battre pour elle. Leur désaccord n’avait besoin de nulle autre raison. Dans leur esprit, déjà, ils se battaient pour elle.

Elle dressa la tête dans la clarté du tableau de commandes afin que Kinet pût lire sur ses lèvres. « Il ne faut pas être en désaccord. Une femme vaut-elle que l’on se batte pour elle ? » Ils s’éloignèrent l’un de l’autre, le regard méfiant.

En parlant, en étant là, elle représentait la cause vivante de leur lutte.

Paul gardait les lèvres serrées, se forçant à demeurer silencieux. Il avait utilisé son unique chance de se servir de la Voix. À présent… tout dépendait de sa mère dont l’expérience était tellement plus grande que la sienne.

« Oui, dit Kinet. Inutile de se battre pour… »

En un éclair, il lança sa main vers le cou du pilote. Le coup fut paré avec un claquement métallique. D’un seul mouvement, Czigo se saisit du bras de Kinet et lui frappa la poitrine.

Le sourd grogna et s’effondra contre la porte.

« Tu me prends pour un abruti. Tu croyais que je ne connaissais pas ce coup ? » dit Czigo. Il ramena sa main et le couteau brilla dans le clair de lune.

« Et maintenant le jeune loup », dit-il en se penchant vers Paul.

« Inutile », murmura Jessica.

Il hésita.

« Ne préférez-vous pas me voir coopérer ? Laissez une chance à mon fils. (Ses lèvres dessinèrent un sourire.) Il n’en aura pas tant dehors, dans ce sable. Donnez-lui seulement cette chance et… Vous pourriez en être bien récompensé. »

Czigo regarda à gauche, à droite, puis son attention se reporta sur Jessica.

« Je sais ce qui peut arriver à un homme dans ce désert. Le garçon pourrait trouver à la fin que le couteau est la meilleure solution. »

« Est-ce que j’en demande autant ? » dit Jessica.

« Vous essayez de me tendre un piège. »

« Je ne veux pas voir mourir mon fils. Est-ce donc un piège ? »

Czigo recula et s’appuya au montant de la porte. Puis il saisit Paul, le tira sur le siège et le maintint immobile, presque sur le seuil, le couteau levé.

« Si je coupe tes liens, jeune loup, que feras-tu ? »

« Il partira aussitôt et il courra vers ces rochers », dit Jessica.

« C’est ça que tu feras, jeune loup ? » demanda Czigo.

La voix de Paul était judicieusement assourdie : « Oui. »

Le couteau fut abaissé et les liens tombèrent. Paul sentit la main, dans son dos, qui allait le pousser, l’envoyer rouler dans le sable et il feignit de perdre l’équilibre. Il se raccrocha au montant de la porte, pivota comme pour se rétablir et lança son pied droit.

L’orteil était pointé avec une grande précision qui était due aux longues années d’entraînement, comme si, en fait, l’enseignement de toutes ces années se concentrait dans cet instant précis. Chaque muscle du corps participait au mouvement. La pointe du pied frappa l’abdomen de Czigo exactement sous le sternum, percuta avec une force terrible le foie et le diaphragme pour venir écraser le ventricule droit.

Avec un cri étranglé, Czigo s’effondra sur les sièges. Paul, les mains paralysées, poursuivit sa chute et roula dans le sable, se redressant dans le même mouvement. Il replongea à l’intérieur de la cabine de l’ornithoptère, trouva le couteau et le maintint entre ses mâchoires pendant que sa mère sciait ses liens sur la lame. Ensuite, elle trancha elle-même ceux de Paul.

« J’aurais pu m’occuper de lui, dit-elle. Il aurait bien fallu qu’il me libère. Tu as pris un risque stupide. »

« J’ai vu l’ouverture et j’ai agi », dit-il.

Elle perçut le ferme contrôle de sa voix et dit : « Le signe de la maison de Yueh est gravé sur le plafond de cette cabine. »

Il leva les yeux.

« Sortons et examinons cet appareil, reprit Jessica. Il y a un paquet sous le siège du pilote. Je l’ai senti en montant à bord. »

« Une bombe ? »

« J’en doute. C’est quelque chose de bizarre. »

Paul sauta dans le sable et elle le suivit. Puis elle se retourna et examina le dessous du siège. Les pieds de Czigo n’étaient qu’à quelques centimètres de son visage. Elle trouva le paquet et le tira à elle. Il était humide et elle comprit aussitôt que c’était le sang du pilote qui le maculait.

Gaspillage d’humidité, pensa-t-elle. Et c’était là une pensée arrakeen.

Paul regardait de toutes parts. Il vit l’escarpement rocheux qui s’élevait du désert comme une plage prise sur la mer, et au-delà les palissades sculptées par le vent. Il se retourna comme sa mère sortait le paquet et il suivit son regard vers le Bouclier. Il vit alors ce qui avait attiré son attention : un autre ornithoptère qui plongeait vers eux. Et il comprit qu’ils n’auraient plus le temps de sortir les deux hommes et de fuir.

« Cours, Paul ! cria Jessica. Ce sont les Harkonnen ! »

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