Le procédé bene gesserit d’implantation de légendes par la Missionaria Protectiva porta pleinement ses fruits lorsque Dame Jessica fut sur Arrakis. L’ensemencement de l’univers par un thème prophétique destiné à protéger les Bene Gesserit constitue un système dont on a depuis longtemps apprécié l’ingéniosité. Mais jamais encore comme sur Arrakis il ne s’était présenté une aussi parfaite combinaison entre les êtres et la préparation. Sur Arrakis, les légendes prophétiques s’étaient développées jusqu’à l’adoption d’étiquettes (Révérende Mère, canto et respondu, ainsi que la plus grande part de la panoplia propheticus Shari-a). Et l’on admet généralement aujourd’hui que les pouvoirs latents de Dame Jessica furent gravement sous-estimés.

Extrait de La Crise arrakeen : analyse,


par la Princesse Irulan.

(Diffusion confidentielle :


B. G. classement AR-81088587.)









Tout autour de Jessica, dans le grand hall d’Arrakeen, son existence était éparpillée en multiples colis, caisses, malles et cartons, entassés dans les coins de la vaste salle. Certains étaient partiellement ouverts et Jessica pouvait entendre, au-dehors, les manœuvres de la Guilde qui déposait un nouveau chargement sur le seuil.

Elle était immobile au centre du hall. Puis, lentement, elle pivota et son regard courut sur les sculptures envahies d’ombres, sur les fenêtres profondément renfoncées. L’aspect anachronique de ce lieu lui rappelait le Hall des Sœurs de l’École Bene Gesserit. Mais l’École avait été accueillante. Ici, tout n’était que pierre dure

L’architecte qui avait conçu la salle avait dû plonger loin dans le passé pour retrouver ces arc-boutants et ces sombres draperies, se dit-elle. L’arche du plafond culminait à deux étages au-dessus d’elle et elle songea que les énormes poutres sommières avaient dû être amenées du fond de l’espace pour une somme fabuleuse. Il n’y avait aucun monde dans le système d’Arrakis qui offrît des arbres d’une telle taille. À moins que les poutres ne fussent en faux bois… Mais Jessica ne le pensait pas.

Aux jours lointains du Vieil Empire, cette résidence avait été celle du gouvernement. L’argent avait alors moins d’importance. C’était bien avant la venue des Harkonnen ; bien avant l’édification de Carthag, leur capitale clinquante et misérable qui se trouvait à quelque deux cents kilomètres au nord-est, par-delà la Terre Brisée. Le Duc Leto avait fait preuve de sagesse en choisissant cette demeure. Arrakeen. C’était un beau nom, plein de solennité. Et la cité était petite, facile à défendre, à assainir.

À nouveau, le bruit des colis que l’on déchargeait retentit dans l’entrée. Jessica eut un soupir.

À sa droite, le portrait du père du Duc était appuyé contre une caisse. Le ruban de l’emballage s’en échappait comme quelque décoration en désordre. La main gauche de Jessica était refermée sur l’extrémité de ce ruban. Près du tableau, il y avait une tête de taureau noire montée sur une plaque de bois poli. Cette tête était comme un îlot obscur au centre d’une mer de papier froissé. La plaque reposait bien à plat sur le sol et le mufle luisant du taureau se dressait vers le lointain plafond comme si la bête affrontait quelque défi dans cette pièce où résonnaient d’innombrables échos.

Jessica se demandait à quelle impulsion elle avait pu obéir en déballant ces deux objets avant tout autre. La tête de taureau et le tableau. Certainement, il y avait quelque chose de symbolique dans l’image qu’ils composaient. Jamais, depuis que les mandataires du Duc l’avaient achetée à l’École, elle ne s’était sentie à ce point effrayée, désemparée.

La tête et le tableau.

Ils accentuaient son trouble. Elle frissonna et contempla à nouveau les étroites fenêtres. C’était encore le début de l’après-midi et, sous cette latitude, le ciel apparaissait noir et froid, beaucoup plus sombre que le tranquille ciel bleu de Caladan. Et Jessica ressentit en cet instant le premier pincement du mal du pays. Caladan est si loin, songea-t-elle.

« Nous y voici ! » C’était la voix du Duc.

Jessica, détournant son regard des fenêtres, le vit qui pénétrait dans le grand hall par l’entrée en voûte. Son uniforme noir de travail sur lequel la crête de faucon apparaissait en rouge semblait froissé et usé.

« Je craignais que vous ne vous soyez perdue dans cet endroit hideux », dit-il.

« C’est une froide demeure », dit Dame Jessica. Comme elle contemplait cet homme, elle retrouvait sa grandeur, cette peau sombre qui lui faisait songer à des bouquets d’olivier, à l’éclat d’un soleil d’or sur des eaux bleues. Dans ses yeux gris, il y avait un peu de la fumée d’un feu de bois. Mais le visage était celui d’un prédateur : aigu, tout en angles nets, en facettes. Elle eut peur de lui, soudain, et sa poitrine se serra. Il était devenu si sauvage, si déterminé depuis qu’il avait décidé d’obéir à l’Empereur.

« Cette cité tout entière est froide », dit-elle.

« Ce n’est qu’une petite ville de garnison sale et poussiéreuse. Mais nous allons changer tout cela. (Il contempla le hall.) Cette salle est un des lieux réservés au public. Je viens de visiter quelques-uns des appartements familiaux de l’aile sud. Ils sont bien plus agréables. » Il s’approcha de Jessica et lui toucha le bras, admirant en silence sa beauté pleine de dignité. Ses pensées revinrent au mystère de sa naissance. Était-elle née d’une Maison renégate ? De quelque lignée royale bannie ? Elle avait plus de majesté que le sang impérial lui-même n’en pouvait donner.

Sous la pression de son regard, elle se tourna à demi, révélant au Duc son profil. Il n’y avait en elle, se dit-il, rien qui mit en évidence sa beauté, rien qui l’imposât à l’attention. Son visage, sous le casque de ses cheveux couleur de bronze poli, était ovale. Ses yeux, très écartés, étaient aussi clairs, aussi verts que le ciel d’un matin de Caladan. Son nez était petit, sa bouche large et généreuse. Sa silhouette était agréable mais discrète ; elle était grande, cependant, mais ses formes étaient estompées.

En cet instant, le Duc se souvint que les Sœurs de l’École l’avaient qualifiée d’osseuse, ainsi que les mandataires qui l’avaient achetée. Mais c’était là une description bien rudimentaire. Jessica avait apporté à la lignée des Atréides une réelle beauté. Le Duc était heureux que Paul en eût bénéficié.

« Où est Paul ? » demanda-t-il.

« Quelque part dans la demeure. Il prend ses leçons avec Yueh. »

« En ce cas, il est sans doute dans l’aile sud, dit le Duc. Je croyais effectivement avoir entendu la voix de Yueh mais je n’ai pas eu le loisir de m’en assurer. (Il regarda Jessica, hésita.) Je ne suis venu ici que pour accrocher la clé de Castel dans ce hall. »

Elle retint son souffle, réprimant l’envie qu’elle éprouvait soudain de se rapprocher de lui. Accrocher la clé de Castel Caladan… Il y avait une intention précise dans un tel geste. Mais ce n’était ni le lieu ni l’instant pour rechercher quelque consolation.

« J’ai vu votre bannière sur la demeure en arrivant », dit-elle.

Le regard du Duc s’était posé sur le portrait de son père. « Vous vous apprêtiez à accrocher cela. Mais où ? »

« Quelque part, là. »

« Non. » Le mot était net, définitif. Toute discussion ouverte lui était refusée, elle ne pouvait avoir recours qu’à la ruse. Pourtant, elle devait essayer, ne fût-ce que pour se voir confirmer qu’elle ne pouvait l’abuser.

« Mon Seigneur, si seulement vous… »

« Ma réponse reste non. Je suis d’une indulgence coupable avec vous pour bien des choses, mais pas pour celle-ci. Je viens de la salle à manger où il y a… »

« Mon Seigneur ! Je vous en prie ! »

« Il convient de choisir entre votre digestion et ma dignité ancestrale, ma chère. Ils seront accrochés dans la salle à manger. »

Elle soupira. « Oui, Mon Seigneur. »

« Vous pourrez renouer avec votre habitude de dîner dans vos appartements quand vous le désirerez. Je n’exigerai que vous soyez présente à la place qui est vôtre que lors des réceptions. »

« Je vous remercie, Mon Seigneur. »

« Et ne soyez pas si froide et si cérémonieuse ! Soyez reconnaissante que je ne vous aie point épousée, ma chère. Ce serait alors votre devoir que d’être présente à chaque repas. »

Elle acquiesça, le visage impassible.

« Hawat a déjà placé votre goûte-poison personnel sur la table, reprit le Duc. Mais il y en a un portatif dans votre chambre. »

« Vous aviez prévu ce… désagrément », dit-elle.

« Ma chère, je pense aussi à votre bien-être. J’ai engagé des servantes. Elles sont d’origine locale mais Hawat les a sélectionnées. Toutes sont Fremen. Elles vous serviront jusqu’à ce que nos gens en aient terminé avec les tâches qui sont les leurs actuellement. »

« Peut-il se trouver ici quelqu’un de sûr ? »

« Tous ceux qui haïssent les Harkonnen le sont. Il se pourrait même que vous désiriez garder la gouvernante : la Shadout Mapes. »

« Shadout ? Est-ce là un titre Fremen ? »

« On m’a dit que cela signifiait “qui creuse les puits”. Un tel nom est plein d’implications, ici. Il se peut qu’elle ne corresponde pas à votre idée d’une servante, toutefois, et en dépit de ce qu’en dit Hawat, sur la foi du rapport de Duncan. Tous deux sont convaincus qu’elle désire servir, et qu’elle désire plus particulièrement vous servir, vous. »

« Moi ? »

« Les Fremen ont appris que vous étiez Bene Gesserit. Et des légendes courent à propos des Bene Gesserit. »

La Missionaria Protectiva, pensa Jessica. Il n’est pas de monde qui lui échappe.

« Cela signifie-t-il que Duncan a réussi ? Les Fremen seront-ils nos alliés ? »

« Il n’y a rien de bien précis encore, dit le Duc. Selon Duncan, ils souhaitent pouvoir nous observer pendant quelque temps. Cependant, ils ont promis d’observer une trêve et de ne pas attaquer nos villages de la frontière. C’est là un gain plus important qu’il peut sembler. Hawat m’a dit que, pour les Harkonnen, les Fremen ont été une douloureuse épine dans le flanc et que l’on garde soigneusement secrète la vérité sur l’étendue de leurs ravages. Il eût été utile pour l’Empereur de connaître l’incurie des gens d’Harkonnen. »

« Une gouvernante Fremen, dit Jessica en revenant à la Shadout Mapes. Elle aura donc les yeux tout bleus. »

« Ne vous laissez pas abuser par l’apparence de ces gens. Ils ont en eux une force et une vitalité réelles. Je pense qu’ils représentent tout ce dont nous avons besoin. »

« C’est un jeu dangereux. »

« Ne revenons pas sur cette question », dit le Duc.

Jessica s’efforça de sourire. « Nous sommes bel et bien engagés, cela ne fait aucun doute », dit-elle. Puis, rapidement, elle pratiqua l’exercice de retour au calme : deux aspirations, la pensée rituelle. Elle demanda ensuite : « Je vais assigner les différents appartements. Avez-vous quelque désir particulier ? »

« Un de ces jours, il faudra que vous m’appreniez comment vous faites cela, dit le Duc. Comment vous repoussez vos soucis pour revenir à des questions pratiques. Cela doit être bene gesserit. »

« C’est un truc de femme », dit Jessica.

Il sourit. « Bien, revenons-en aux appartements. Assurez-vous que je dispose d’un vaste espace pour mon bureau, à proximité de la chambre. Je devrai affronter plus de paperasse ici que sur Caladan. Et il faudra également une chambre des gardes, bien sûr. Cela devrait suffire. Ne vous préoccupez pas de la sécurité de la demeure. Les hommes d’Hawat l’ont examinée en profondeur. »

« J’en suis bien certaine. »

Le Duc regarda sa montre. « Veillez à ce que nous soyons bien à l’heure locale d’Arrakeen. J’ai désigné un technicien pour s’occuper de cette question. Il ne devrait guère tarder à arriver. (Le Duc repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front.) Il me faut maintenant regagner l’aire de débarquement. Le second transbordement devrait s’opérer d’un instant à l’autre. »

« Hawat ne pourrait-il s’en charger, Mon Seigneur ? Vous semblez tellement las. »

« Le bon Thufir est encore plus occupé que moi. Vous savez que cette planète est complètement infestée par les intrigues des Harkonnen. De plus, il me faut tenter de retenir certains des chasseurs d’épice. Le changement de fief leur laisse le libre choix et il m’est impossible d’acheter ce planétologiste que l’Empereur et le Landsraad ont désigné comme Arbitre du Changement. Il a accordé le libre choix. Près de huit cents spécialistes s’apprêtent à embarquer dans la navette de l’épice et un cargo de la Guilde les attend. »

« Mon Seigneur… » Jessica s’interrompit, hésitante.

« Oui ? »

Nul ne pourra l’empêcher d’essayer de rendre ce monde habitable pour nous, songea-t-elle. Et je ne puis user de mes tours contre lui.

« À quelle heure désireriez-vous dîner ? » demanda-t-elle enfin.

Ce n’est point là ce qu’elle s’apprêtait à dire, pensa le Duc. Ah, ma Jessica, si seulement nous pouvions être ailleurs en cet instant, n’importe où, loin de ce monde terrible, seuls, tous les deux, et sans soucis.

« Je mangerai sur le terrain, au mess des officiers. Ne m’attendez pas avant une heure avancée. Et… Oui, j’enverrai un garde-car prendre Paul. Je désire qu’il assiste à notre conférence stratégique. »

Il s’éclaircit la gorge comme s’il s’apprêtait à poursuivre, puis, soudain, il se détourna et sortit. Au-dehors, Jessica entendit le fracas d’un nouveau chargement de caisses que l’on déposait sur le seuil. Puis la voix du Duc s’éleva, autoritaire, hautaine, impérative. C’était toujours ainsi qu’il s’adressait à ses gens lorsqu’il était pressé par le temps. « Dame Jessica est dans le Grand Hall. Veuillez la rejoindre immédiatement. »

La porte claqua.

Jessica se retourna et ses yeux se posèrent sur le portrait du Vieux Duc. Il avait été peint par un artiste renommé, Albe, alors que le père du Duc avait encore à vivre la moitié de son existence. Le tableau le représentait en costume de matador, une cape magenta jetée sur son bras gauche. Ses traits étaient jeunes, presque aussi jeunes que ceux du duc Leto. Il avait le même regard gris, la même apparence d’oiseau de proie. Sans quitter des yeux le portrait, Jessica serra les poings.

« Soyez maudit ! Maudit ! Maudit ! » murmura-t-elle.

« Quels sont vos ordres, Noble Née ? »

C’était une voix de femme, chantante, ténue.

Jessica se retourna et découvrit une femme noueuse, à la chevelure grise, vêtue de l’informe tenue brunâtre des servantes. Elle était aussi ridée, aussi desséchée que tous ceux qui, ce même matin, avaient accueilli Jessica, tout au long du chemin depuis l’aire d’atterrissage. Tous semblaient rabougris et faméliques. Pourtant, songeait Jessica, Leto lui avait dit qu’ils étaient forts et sains. Les yeux… Oui, il y avait ces yeux, bien sûr, ces yeux d’un bleu profond et sombre, secrets, mystérieux. Jessica s’efforça d’éviter le regard de la femme.

Celle-ci inclina brièvement la tête. « On me nomme la Shadout Mapes, Noble Née. Quels sont vos ordres ? »

« Tu peux m’appeler “Ma Dame”, dit Jessica. Je ne suis pas de noble naissance. Je suis la concubine en titre du duc Leto. »

À nouveau, la femme eut cet étrange mouvement de tête, puis elle leva les yeux vers Jessica, cherchant son regard et demanda abruptement : « Il y a donc une femme ? »

« Non, il n’y en a pas et il n’y en a jamais eu. Je suis la seule… compagne du Duc, la mère de l’héritier du nom. »

En disant ces mots, Jessica ne pouvait s’empêcher de rire tout au fond d’elle de l’orgueil qu’elle laissait ainsi percer. Qu’a donc dit saint Augustin ? Que lorsque l’esprit commande au corps il est obéi, mais que lorsqu’il commande à lui-même il rencontre de la résistance ? Oui… Depuis quelque temps, je rencontre plus de résistance. Je devrais me retirer tranquillement en moi-même.

Un cri étrange s’éleva sur la route, au-dehors. Un cri qui se répéta : « Soo-soo-sook ! Soo-soo-Sook ! » Puis : « Ikut-eigh ! Ikhut-eigh ! » Et, de nouveau : « Soo-soo-Sook ! »

« Qu’est-ce donc là ? demanda Jessica. J’ai déjà entendu ce cri plusieurs fois ce matin, tandis que nous parcourions les rues. »

« Ce n’est qu’un marchand d’eau, Ma Dame. Mais il n’est point utile pour vous de lui prêter intérêt. Les citernes de cette demeure sont toujours pleines et elles contiennent cinquante mille litres d’eau. (La femme baissa les yeux sur sa robe brune.) Voyez-vous, Ma Dame, je n’ai même pas besoin de porter mon distille ici ! (Elle rit.) Et je n’en meurs pas ! »

Jessica hésita. Elle voulait poser des questions à cette Fremen, elle avait besoin d’être informée. Mais il était plus urgent de ramener l’ordre dans le château où régnait la confusion. Pourtant, la pensée de cette richesse que représentait l’eau en ce monde la troublait toujours.

« Mon époux m’a appris ton titre. Shadout. Je connais ce mot. Il est très ancien. »

« Vous connaissez donc les anciens langages ? » demanda la femme avec une étrange intensité dans la voix.

« Les langages constituent le premier enseignement bene gesserit. Je connais le bhotani-jib et le chakobsa, tous les langages de chasse. »

Mapes hocha la tête. « Exactement ce que dit la légende. »

Pourquoi me livrer à cette comédie ? se demanda Jessica. Mais les voies bene gesserit étaient détournées et l’on ne pouvait s’en écarter.

« Je connais les Choses Sombres et les dits de la Grande Mère », fit-elle. Dans l’apparence de la femme, dans chacun de ses gestes, elle découvrait des signes révélateurs, évidents. Elle reprit : « Miseces prejia. Andral t’re pera ! Trada cik buscakri miseces perakri ! » Elle avait parlé en langage chakobsa, et Mapes fit un pas en arrière comme si elle se préparait à fuir.

« Je connais bien des choses. Je sais que tu as donné le jour à des enfants, que tu as perdu ceux que tu aimais, que tu t’es cachée dans la crainte, que tu as pratiqué la violence et que tu la pratiqueras encore. Je connais bien des choses. »

À voix basse, Mapes répondit : « Je ne voulais pas vous offenser, Ma Dame. »

« Tu parles de la légende et tu cherches des réponses. Prends garde à celles que tu pourrais trouver. Je sais que tu es venue dans un but de violence avec une arme dans ton corsage. »

« Ma Dame, je… »

« Il existe une faible chance pour que tu parviennes à répandre mon sang, mais ce faisant tu amènerais plus de malheur que tu n’en peux concevoir dans tes plus folles craintes. Il est des choses pires que la mort, sais-tu. Même pour un peuple tout entier. »

« Ma Dame ! s’exclama Mapes qui semblait près de s’agenouiller. Cette arme était un présent pour vous si vous vous révéliez être Elle. »

« Et l’instrument de ma mort si je ne l’étais pas », acheva Jessica. Et elle attendit dans le calme apparent qui faisait des Bene Gesserit de terrifiants adversaires dans le combat. Et elle pensa : Maintenant, nous pouvons voir de quel côté penche la décision.

Lentement, Mapes porta la main à son col et en sortit un sombre fourreau. Une noire poignée en émergeait, gravée de creux profonds pour la prise. D’une main, Mapes prit le fourreau et, de l’autre, elle brandit une lame d’une blancheur laiteuse qui semblait briller d’une lueur propre. Elle était à double tranchant, comme un kindjal, longue d’environ vingt centimètres.

« Connaissez-vous cela, Ma Dame ? »

Ce ne pouvait être qu’une chose, pour Jessica. Le fabuleux krys d’Arrakis que nul n’avait jamais vu en dehors de ce monde et que l’on ne connaissait guère que par de vagues rumeurs.

« Un krys », dit-elle.

« Ne prononcez pas ce nom avec légèreté. En connaissez-vous le sens ? »

Cette question, songea Jessica, c’est la raison même de la présence de cette femme fremen auprès de moi. Elle devait me la poser et ma réponse peut précipiter la violence ou… ou quoi ? Elle veut une réponse. Elle l’attend de moi. Ce que signifie ce couteau. On la nomme la Shadout en langage chakobsa. En chakobsa, le couteau est le « faiseur de mort ». Elle s’impatiente. Il me faut répondre maintenant. Tout retard serait aussi dangereux qu’une réponse fausse.

« C’est un faiseur… », dit-elle.

« Ahii ! » cria la Fremen et c’était comme si elle exprimait autant de chagrin que de soulagement. Elle tremblait si violemment que la lame du couteau projetait des reflets par toute la salle.

Jessica attendait, immobile. Elle avait été sur le point de dire que le couteau était un faiseur de mort et d’ajouter ensuite l’ancien mot, mais maintenant tous ses sens l’avertissaient, aiguisés par un entraînement qui révélait la signification du moindre frémissement musculaire.

Le mot-clé était… Faiseur.

Faiseur ? Faiseur.

Pourtant, Mapes brandissait toujours le couteau comme si elle s’apprêtait à s’en servir.

« Crois-tu donc, dit Jessica, que connaissant les mystères de la Grande Mère, je pourrais ignorer le Faiseur ? »

Mapes abaissa le couteau. « Ma Dame, lorsque l’on a vécu pendant si longtemps avec la prophétie, l’instant de la révélation crée un choc. »

La prophétie… Le Shari-a et toute la panoplia propheticus. Une Bene Gesserit de la Missionaria Protectiva envoyée sur ce monde combien de siècles auparavant, morte depuis longtemps, sans aucun doute, mais ayant atteint son but : les légendes protectrices étaient maintenant fermement implantées dans ce peuple dans l’attente du jour où une Bene Gesserit en aurait besoin.

Et ce jour était venu.

Mapes remit le couteau dans son étui et dit : « Cette lame n’est pas fixée, Ma Dame. Gardez-la sur vous. Si elle venait à être éloignée de la chair pendant plus d’une semaine, elle commencerait à se désintégrer. Elle est à vous, aussi longtemps que vous vivrez. C’est une dent de shai-hulud. »

Jessica tendit la main droite et déclara, prenant un risque : « Mapes, tu as remis cette lame dans son étui sans qu’elle fût marquée par le sang. »

Avec une exclamation étouffée, Mapes ressortit le couteau, le posa dans la main de Jessica et déchira son corsage brun en implorant : « Prenez l’eau de ma vie ! »

Jessica brandit la lame (comme elle scintillait !) et la pointa vers la femme. Et elle put lire dans ses yeux quelque chose de plus fort que la peur de la mort. Du poison au bout de la lame ? D’un geste rapide, elle traça une infime égratignure dans le sein gauche de Mapes. Un filet de sang apparut puis, très vite, se tarit. Coagulation ultrarapide, se dit Jessica. Une mutation pour la préservation de l’humidité ?

Elle remit le couteau dans son étui. « Boutonne-toi, Mapes. »

La Fremen obéit en tremblant. Ses yeux entièrement bleus se fixèrent sur Jessica. « Vous êtes des nôtres, murmura-t-elle. Vous êtes Elle. »

À nouveau s’éleva le bruit d’un nouveau déchargement de colis sur le seuil. D’un geste rapide, Mapes s’empara de l’arme dans son étui et la glissa dans le corsage de Jessica. « Celui qui voit cette lame, dit-elle, doit être purifié ou tué ! Vous savez cela, Ma Dame, n’est-ce pas ? »

Maintenant, je le sais, songea Jessica.

Les manœuvres, au-dehors, s’éloignèrent.

Mapes reprit son calme et déclara : « Mais celui qui n’est point purifié et qui a vu le couteau ne peut quitter vivant Arrakis. N’oubliez jamais cela, Ma Dame. Vous avez le krys, désormais. (Elle prit une profonde aspiration.) À présent, cela doit suivre son cours. On ne peut rien hâter. Et (son regard courut sur les colis empilés autour d’elle) il y a en cet instant beaucoup de travail pour nous. »

Jessica hésita. Cela doit suivre son cours. Une phrase typique qui provenait des incantations de la Missionaria Protectiva. La venue de la Révérende Mère qui vous libérera… Mais je ne suis pas une Révérende Mère, pensa Jessica. Puis la révélation lui vint : Grande Mère ! Ce monde doit être atroce pour qu’ils aient implanté ÇA !

« Que voulez-vous que je fasse tout d’abord, Ma Dame ? » Le ton de Mapes était placide. Et son instinct avertit Jessica de calquer son attitude sur celle de la servante. « Ce portrait du Vieux Duc, là, dit-elle. Il faudrait l’accrocher dans la salle à manger. Et la tête de taureau est à placer sur la paroi opposée. »

Mapes s’approcha du trophée. « Ce devait être un grand animal pour avoir une pareille tête, dit-elle. (Elle se pencha et ajouta :) Il faut que je la nettoie, d’abord, Ma Dame ? »

« Non. »

« Mais la saleté s’est agglomérée sur les cornes. »

« Ce n’est pas de la saleté, Mapes. C’est le sang du père de notre Duc. Ces cornes ont été enduites d’un fixatif transparent quelques heures à peine après que cette bête eut tué le Vieux Duc. »

La Fremen se redressa. « Quoi ? »

« Ce n’est que du sang, Mapes. Et du sang ancien. Aide-moi à accrocher tout cela. Ces satanés objets sont lourds. »

« Croyez-vous que le sang m’effraie ? demanda Mapes. Je suis du désert et j’en ai déjà vu beaucoup. »

« Je… le pense », dit Jessica.

« Et parfois ce sang était le mien. Plus de sang que n’en a répandu votre petite égratignure. »

« Tu aurais aimé que je te coupe plus profondément ? »

« Oh, non ! L’eau du corps est trop précieuse pour que l’on en répande. Vous avez justement agi. »

Au travers des mots, de l’attitude de Mapes, Jessica perçut les implications plus profondes de la phrase. L’eau du corps. À nouveau, elle ressentit une sorte d’oppression. L’eau était si importante sur Arrakis.

« Sur quel mur de la salle devrai-je accrocher ces jolies choses, Ma Dame ? »

« Fie-toi à ton idée, Mapes. Cela n’a pas d’importance. » Et elle pensa : Toujours pratique, cette Mapes.

« Comme vous le désirez, Ma Dame. (Mapes se pencha sur le trophée.) Ainsi on a tué un vieux duc ? » dit-elle doucement.

« Dois-je appeler un des manœuvres pour t’aider ? » demanda Jessica.

« J’y arriverai seule, Ma Dame. »

Oh oui, elle y arrivera, pensa Jessica. C’est ce qui caractérise cette Fremen : la volonté de réussir.

Dans son corsage, elle ressentait le contact froid de l’arme et elle songea à la longue chaîne d’intrigues bene gesserit qui avait conduit à forger ce nouveau maillon, sur ce monde. Et qui l’avait sauvée d’une crise qui aurait pu être fatale. On ne peut rien hâter, avait dit Mapes. Pourtant, la hâte dominait les lieux en cette heure, une hâte qui emplissait Jessica d’appréhension. Et toutes les précautions de la Missionaria Protectiva, toutes les inspections minutieuses auxquelles s’était livré Hawat dans ce grand amoncellement de blocs de pierre ne pouvaient effacer cette sensation.

« Lorsque tu auras fini, défais les colis, dit-elle à Mapes. L’un des hommes qui déchargent au-dehors a toutes les clés et il connaît l’emplacement des choses. Demande-lui la liste ainsi que les clés. Si quelque problème se pose, je serai dans l’aile sud. »

« Il en sera selon votre désir, Ma Dame. »

Jessica s’éloigna. Elle songeait : Sans doute les hommes d’Hawat ont-ils jugé que cette demeure est sûre, mais je sens quelque chose de menaçant.

Et soudain, elle eut envie de voir son fils. Elle se dirigea vers l’entrée voûtée qui accédait au passage conduisant à la salle à manger et aux appartements familiaux. Elle marchait vite. De plus en plus vite. Elle courait presque.

Derrière elle, Mapes cessa un instant de délivrer la tête de taureau de son emballage et leva les yeux sur la silhouette qui disparaissait. « C’est Elle, murmura-t-elle. C’est bien Elle. La pauvre. »

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