Il était guerrier et mystique, féroce et saint ; il était retors et innocent, chevaleresque, sans pitié, moins qu’un dieu, plus qu’un homme. On ne peut mesurer Muad’Dib selon les données ordinaires. Au moment de son triomphe, il devina que la mort le guettait et accepta pourtant la traîtrise. Peut-on dire qu’il le fit pour obéir à son sens de la justice ? Quelle justice, en ce cas ? Car, souvenez-vous bien : nous parlons du Muad’Dib qui revêtit ses tambours de la peau de ses ennemis, qui rejeta toutes les conventions de son passé ducal en déclarant simplement : « Je suis le Kwisatz Haderach. Cette raison me suffit. »

Extrait de L’Éveil d’Arrakis,


par la Princesse Irulan.









Au soir de la victoire, ce fut jusqu’à la résidence gouvernementale, l’ancienne demeure des Atréides, qu’ils escortèrent Paul-Muad’Dib. L’édifice était tel que Rabban l’avait restauré. Il n’avait souffert en rien des combats bien que la population de la cité l’eût pillé. Certains des meubles, dans le Grand Hall, avaient été renversés et brisés.

Paul franchit la porte principale, suivi de Gurney Halleck et de Stilgar. Leur escorte se dispersa dans le Grand Hall et ménagea un espace sûr pour Muad’Dib. Un groupe se mit en quête de pièges.

« Je me souviens du jour où nous sommes arrivés ici avec votre père, dit Gurney. (Il leva les yeux sur les larges poutres et les hautes fenêtres.) Cet endroit ne m’a pas plu alors, et il ne me plaît pas plus maintenant. Nos grottes sont plus sûres. »

« Voilà qui est parlé. Vous êtes un vrai Fremen, dit Stilgar. (Il remarqua le sourire froid qui apparut sur les lèvres de Muad’Dib.) Muad’Dib, accepteras-tu de changer d’idée ? »

« Cet endroit est un symbole. Rabban vivait ici. En l’occupant, je scelle ma victoire aux yeux de tous. Que l’on envoie des hommes dans toute la place. Qu’ils ne touchent à rien. Qu’ils s’assurent simplement qu’il ne reste aucun Harkonnen ici. »

« Comme tu voudras », dit Stilgar, et il se détourna avec réticence.

L’équipe de radio surgit dans la salle et se mit à installer le matériel près de la grande cheminée. Les Fremen qui s’étaient joints aux Fedaykin qui avaient survécu prirent position autour de la salle. L’ennemi avait trop longtemps résidé en ce lieu pour qu’ils relâchent leur vigilance.

« Gurney, qu’une escorte aille chercher ma mère et Chani, dit Paul. Chani sait-elle, pour notre fils ? »

« Le message a été envoyé, Mon Seigneur. »

« Les faiseurs ont-ils été retirés du bassin ? »

« Oui, Mon Seigneur. La tempête est presque finie. »

« Quels sont les dégâts ? »

« Très importants sur le chemin direct, c’est-à-dire sur le terrain de débarquement et les parcs à épice de la plaine. Autant par la bataille que par la tempête, d’ailleurs. »

« Rien que l’argent ne puisse réparer, je pense », dit Paul.

« Rien si ce n’est les vies, Mon Seigneur. » Et il y avait un accent de reproche dans la voix de Gurney, comme s’il voulait dire : Depuis quand un Atréides se soucie-t-il des choses alors que des vies humaines sont en jeu ?

Mais l’attention de Paul était tout entière fixée sur son œil intérieur, sur la muraille du temps où apparaissaient des brèches. Par chacune de ces brèches, le Jihad se ruait au travers des corridors de l’avenir.

Il soupira, traversa le hall et vit une chaise contre le mur. Elle s’était autrefois trouvée dans la salle à manger et son père avait pu y prendre place. En cet instant, cependant, ce n’était qu’un siège offert à sa fatigue et à son désir d’isolement. Il s’y assit, ramena sa robe sur ses jambes et desserra les fixations de son distille.

« L’Empereur se terre toujours dans les débris de son vaisseau », dit Gurney.

« Jusqu’à nouvel ordre, qu’il y reste, dit Paul. A-t-on retrouvé les Harkonnen ? »

« On examine toujours les morts. »

« Et qu’ont répondu les vaisseaux, là-haut ? » Il leva le menton.

« Encore rien, Mon Seigneur. »

Paul soupira et s’appuya au dossier. « Amène-moi un prisonnier sardaukar. Il faut que nous fassions parvenir un message à l’Empereur. Il est temps de discuter des termes de la reddition. »

« Oui, Mon Seigneur. »

Gurney se retourna et, d’un geste, ordonna à l’un des Fedaykin de prendre position auprès de Paul.

« Gurney, souffla Paul. Depuis que nous nous sommes retrouvés, j’attends que tu trouves la citation appropriée à l’événement. » Se retournant, il vit l’expression sombre de Gurney, le raidissement des muscles sur ses mâchoires.

« Comme vous le désirez, Mon Seigneur. (Il s’éclaircit la gorge et dit :) Et la victoire en ce jour se changea en deuil pour tout le peuple, car le peuple sut ce jour que le roi pleurait son fils. »

Paul ferma les yeux, essayant de chasser le chagrin, d’attendre que vienne le temps de pleurer, tout comme il avait attendu pour pleurer son père. Il concentra ses pensées sur toutes les découvertes qu’il avait faites en ce jour, sur les avenirs qui se mêlaient et la présence d’Alia dans son esprit. De toutes les particularités de la vision temporelle, celle-ci était la plus étrange. « Je peux maîtriser le temps afin que mes paroles ne parviennent qu’à toi, avait dit Alia. Même toi, mon frère, tu ne peux faire cela. Je trouve ce jeu intéressant. Et… oh oui… j’ai tué notre grand-père, ce vieux baron dément. Il a peu souffert. »

Silence. Sa perception temporelle lui disait qu’Alia s’était retirée de lui.

« Muad’Dib ! »

Il ouvrit les yeux et vit le visage de Stilgar. Les yeux sombres au-dessus de la barbe sombre étaient fixés sur lui dans les lueurs de la bataille.

« Tu as trouvé le corps du Baron », dit Paul.

« Comment peux-tu savoir ? murmura Stilgar. Nous venons seulement de retrouver son corps dans ce grand tas de métal édifié par l’Empereur. »

Paul parut ne pas entendre la question. Gurney revenait, suivi de deux Fremen qui escortaient un prisonnier sardaukar.

« En voici un, Mon Seigneur », dit Gurney. D’un geste, il ordonna aux gardes de s’arrêter avec le prisonnier à cinq pas de Paul.

Paul remarqua aussitôt que l’homme était encore sous l’effet d’un choc. Ses yeux avaient un regard terne et une marque sombre allait de son nez à sa bouche. Il était blond avec ces traits acérés qui semblaient caractériser les hommes de haut rang parmi les Sardaukars. Son uniforme, cependant, était vierge d’insignes. Il ne portait que les boutons dorés marqués de la crête impériale.

« Je pense que c’est un officier, Mon Seigneur », dit Gurney.

Paul acquiesça et dit : « Je suis le duc Paul Atréides. Comprends-tu cela ? »

Le Sardaukar le regarda sans répondre, sans esquisser un mouvement.

« Parle, dit Paul. Ou il se pourrait bien que ton Empereur meure. »

L’homme cligna des paupières et se raidit.

« Qui suis-je ? » demanda Paul.

« Vous êtes le duc Paul Atréides », répondit le Sardaukar d’une voix étranglée.

Paul eut l’impression qu’il se soumettait trop aisément mais, à bien y songer, les Sardaukars ne s’étaient jamais attendus aux événements qui venaient de marquer la journée. Ils n’avaient jamais connu rien d’autre que la victoire, ce qui, se dit Paul, pouvait être une forme de faiblesse. Il écarta cette pensée en se promettant d’y revenir plus tard.

« Je veux que tu portes un message à l’Empereur, dit-il. (Et il prononça l’ancienne formule.) Moi, Duc de Grande Maison, Sujet Impérial, fais serment de fidélité à la Convention. Si l’Empereur et les siens déposent les armes et viennent à moi, je garderai leur vie de la mienne. (Il leva la main gauche pour que le Sardaukar pût voir l’anneau ducal.) Par cela, je le jure. »

L’homme s’humecta les lèvres, regarda Gurney.

« Oui, dit Paul, qui d’autre qu’un Atréides pourrait s’assurer l’allégeance de Gurney Halleck. »

« Je porterai votre message », dit le Sardaukar.

« Qu’on l’emmène au poste de commandement avancé », dit Paul.

« Oui, Mon Seigneur. » Gurney transmit l’ordre aux gardes et les précéda vers la porte.

Paul se tourna vers Stilgar.

« Chani et ta mère sont arrivées, dit celui-ci. Chani a demandé de rester quelque temps seule avec son chagrin. La Révérende Mère est demeurée un moment dans la chambre étrange. J’ignore pourquoi. »

« Ma mère regrette ce monde qu’elle ne reverra peut-être jamais, dit Paul, où l’eau tombe du ciel et où les plantes poussent si denses que, parfois, on ne peut marcher entre elles. »

« De l’eau qui tombe du ciel », souffla Stilgar.

Et, en cet instant, Paul prit conscience de la transformation qui s’était opérée en Stilgar. Le naib fremen était devenu la créature du Lisan al-Gaib, pleine d’obéissance et d’adoration. Ce n’était plus vraiment là un homme et Paul sentit en lui le premier souffle de vent fantomatique du Jihad.

J’ai vu un ami se changer en adorateur, songea-t-il.

Il éprouva tout à coup une impression de profonde solitude. Il promena son regard sur la salle et vit à quel point l’attitude des gardes s’était modifiée en sa présence. Ils avaient rectifié leur tenue et se tenaient comme à la parade, se livrant à une sorte de compétition dans l’espoir d’attirer l’attention de Muad’Dib.

Muad’Dib de qui vient toute bénédiction, pensa-t-il, et c’était bien la pensée la plus amère de sa vie. Ils se disent que je dois m’emparer du trône. Mais ils ne savent pas que je ne le fais que pour empêcher le Jihad.

« Rabban aussi est mort », dit Stilgar.

Paul acquiesça.

Sur la droite, soudain, les hommes se mirent au garde-à-vous pour livrer passage à Jessica. Elle portait l’aba noire et semblait encore marcher sur le sable. Mais Paul remarqua que quelque chose semblait être revenu en elle, quelque chose qui datait du temps où elle vivait ici, concubine du Duc régnant. Un peu de son ancienne assurance.

Elle s’arrêta devant son fils et le regarda. Elle comprit sa fatigue, elle vit qu’il la cachait, mais elle ne ressentit aucune compassion pour lui. C’était comme si elle était désormais incapable de toute émotion à l’égard de son fils.

En pénétrant dans le Grand Hall, elle s’était demandé pourquoi les lieux refusaient de reprendre leur place dans ses souvenirs. Cette salle demeurait étrangère, comme si elle n’y avait jamais pénétré, comme si elle ne l’avait jamais traversée au bras de son Duc bien-aimé, comme si elle n’avait jamais affronté là, certain soir, un Duncan Idaho complètement ivre… Comme si jamais… jamais… jamais…

Il devrait exister une tension-mot directement opposée à l’adab, la mémoire qui exige, se dit-elle. Il devrait exister un mot pour désigner les souvenirs qui se renient.

« Où est Alia ? » demanda-t-elle.

« Au-dehors, répondit Paul. Elle fait ce que tout bon enfant de Fremen fait en de telles circonstances. Elle achève les ennemis blessés et marque leurs corps pour l’équipe de récupération d’eau. »

« Paul ! »

« Il faut que vous compreniez qu’elle agit par bonté. N’est-il pas étrange que nous puissions ne pas comprendre l’unité cachée de la bonté et de la cruauté ? »

Jessica ne put que regarder son fils, bouleversée par le changement qui s’était opéré en lui. Est-ce la mort de son enfant qui a fait cela ? se demanda-t-elle. Et elle dit : « Les hommes racontent d’étranges histoires à ton propos, Paul. Ils disent que tu as tous les pouvoirs de la légende, que rien ne peut te rester caché, que tu vois là où les autres ne peuvent voir. »

« Une Bene Gesserit qui pose des questions à propos de légendes ? » dit-il.

« J’ai ma responsabilité dans ce que tu es, dit-elle. Mais n’espère pas que je… »

« Que diriez-vous de vivre des milliards et des milliards d’existences ? demanda Paul. Quel réservoir de légendes ! Pensez à toutes les expériences, à toute la sagesse qu’il peut en résulter. Mais la sagesse atténue l’amour, n’est-ce pas ? Et elle donne une forme nouvelle à la haine… Comment savoir ce qui est impitoyable si l’on n’a pas exploré le tréfonds de la cruauté comme celui de la bonté ? Vous devriez me redouter, Mère. Je suis le Kwisatz Haderach. »

Jessica avait la gorge sèche. « Une fois, dit-elle, tu as nié l’être. »

Il secoua la tête. « Je ne le peux plus. (Il affronta son regard.) L’Empereur et ses gens arrivent, maintenant. Dans un instant, on les annoncera. Restez à mes côtés. Je désire les voir pleinement, clairement. Ma future épouse sera parmi eux. »

« Paul ! Ne commets pas la faute de ton père ! »

« C’est une princesse, dit-il. Elle m’ouvre le chemin du trône et c’est tout. Une faute ? Vous croyez que, parce que je suis tel que vous m’avez fait, je ne puis éprouver le besoin de me venger ? »

« Même sur les innocents ? » demanda-t-elle. Et elle pensa : Il ne faut pas qu’il commette les fautes que j’ai commises.

« Il n’y a plus d’innocents », dit-il.

« Dis cela à Chani », répondit Jessica, et elle tendit la main vers le couloir qui accédait à l’arrière de la demeure.

Chani arrivait. Elle pénétrait dans le Grand Hall entre les gardes fremen comme si elle ne les voyait pas. Son capuchon était rejeté en arrière et son masque facial abaissé. Sa démarche semblait fragile, incertaine, comme elle s’avançait et s’arrêtait auprès de Jessica.

Paul vit les traces des larmes sur ses joues. Elle donne l’eau aux morts. À nouveau, il sentit le chagrin monter en lui, comme éveillé par la présence de Chani.

« Il est mort, bien-aimé, dit Chani. Notre fils est mort. »

Paul se leva. Il maintenait un contrôle absolu sur lui-même. Il tendit la main, toucha la joue de Chani, l’humidité sur sa peau.

« On ne peut le remplacer, dit-il, mais il y aura d’autres fils. Usul te le promet. » Doucement, il l’éloigna, puis fit signe à Stilgar.

« Muad’Dib », dit Stilgar.

« Ils arrivent du vaisseau, l’Empereur et tous les siens. Je vais les attendre ici. Rassemble tous les prisonniers au centre de la salle. Qu’ils demeurent à dix mètres de moi sauf ordre contraire. »

« À tes ordres, Muad’Dib. »

Comme Stilgar s’éloignait, Paul perçut les murmures des gardes fremen. « Vous voyez ? Il sait ! Personne ne lui a rien dit, mais il sait ! »

Et maintenant, on pouvait entendre approcher les Sardaukars. Ils fredonnaient une chanson de marche. Puis il y eut un vaste murmure de voix dans l’entrée et Gurney Halleck surgit, s’approcha d’abord de Stilgar, puis vint vers Paul. Il avait un regard étrange.

Vais-je perdre Gurney aussi ? se demanda Paul. Tout comme j’ai perdu Stilgar… Je vais perdre encore un ami pour gagner une créature ?

« Ils n’ont aucune arme de jet, dit Gurney. Je m’en suis assuré moi-même. (Il promena les yeux sur la salle, observant les préparatifs ordonnés par Paul.) Feyd-Rautha Harkonnen est avec eux. Faut-il que je l’isole ? »

« Laisse-le. »

« Il y a aussi des gens de la Guilde. Ils demandent des privilèges spéciaux et menacent de déclencher l’embargo sur Arrakis. Je leur ai dit que je transmettrais leur message. »

« Qu’ils menacent donc. »

« Paul ! souffla Jessica. C’est de la Guilde qu’il s’agit ! »

« Je vais lui ôter ses crocs », dit-il.

Il songea alors à la Guilde, à cette puissance qui s’était spécialisée depuis si longtemps qu’elle était devenue un parasite, incapable d’exister indépendamment de cette vie dont elle se nourrissait. Jamais la Guilde n’avait osé brandir l’épée… et maintenant elle ne le pouvait plus.

Ses navigateurs dépendent exclusivement du Mélange. Quand elle a compris l’erreur que cela signifiait, elle aurait dû s’emparer d’Arrakis. Elle aurait pu réussir, connaître son jour de gloire et mourir. Au lieu de cela, elle prolonge son existence d’instant en instant, espérant que les mers qu’elle parcourt pourront produire un hôte nouveau quand l’ancien mourra.

Les navigateurs de la Guilde, avec leur prescience limitée, avaient fait un choix fatal : ils s’étaient engagés sur le chemin le plus facile, le plus sûr, celui qui conduit à la stagnation.

Qu’ils regardent attentivement ce nouvel hôte, pensa Paul.

« Il y a aussi une Révérende Mère Bene Gesserit qui déclare être une amie de votre mère », dit Gurney.

« Ma mère n’a pas d’amies parmi les Bene Gesserit. »

À nouveau, Gurney examina le Grand Hall, puis se pencha à l’oreille de Paul. « Thufir Hawat est avec eux, Mon Seigneur. Je n’ai pu le voir seul, mais il m’a expliqué avec nos anciens signes de code qu’il avait travaillé pour les Harkonnen et qu’il vous avait cru mort. Il dit qu’il doit rester avec eux. »

« Tu as laissé Thufir avec ces… »

« C’est ce qu’il voulait… et j’ai pensé que c’était mieux ainsi. S’il… si quelque chose n’allait pas, il est dans une position où il peut nous rendre service. »

Paul se souvint alors de brèves visions prescientes des avenirs possibles. Dans l’une, en particulier, Thufir Hawat portait une aiguille empoisonnée que l’Empereur lui avait ordonné d’utiliser contre « ce Duc révolté ».

Les gardes postés à l’entrée s’écartèrent et formèrent un étroit couloir de lances. Il y eut un bruit confus fait du froissement des étoffes, des pieds crissant dans le sable.

L’Empereur Padishah Shaddam IV apparut à la tête de ses gens. Il n’avait plus son casque de Burseg et sa chevelure rousse était en désordre. La manche gauche de son uniforme avait été déchirée tout au long de la couture intérieure. Il était sans ceinture, sans armes mais, par sa seule personnalité, il semblait créer un bouclier autour de lui.

Une lance fremen s’abaissa devant lui, l’arrêtant à la distance indiquée par Paul. Les gens de sa suite se groupèrent derrière lui, visages confondus, étoffes multicolores et mêlées.

Paul leva son regard sur eux. Il vit des femmes qui essayaient de dissimuler leurs larmes, il vit des valets qui n’étaient venus sur Arrakis que pour assister à une nouvelle victoire des Sardaukars et que la défaite avait rendus muets. Il vit les yeux d’oiseau brillants de la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam qui l’épiaient sous le capuchon noir et, auprès d’elle, la silhouette étroite, effacée, de Feyd-Rautha Harkonnen.

Puis, derrière Feyd-Rautha, son regard fut attiré par un mouvement. Il découvrit un visage mince, des traits de fouine qu’il n’avait encore jamais vus. Pourtant, c’était comme s’il devait connaître ce visage.

Le temps me l’a caché, se dit-il.

Cette pensée était teintée de peur.

Pourquoi devrais-je avoir peur de cet homme ?

Il se pencha vers sa mère et murmura : « Cet homme, là-bas, à gauche de la Révérende Mère ?… Qui est-ce ? »

Jessica reconnut le visage pour l’avoir vu dans les dossiers de son Duc. « Le Comte Fenring, dit-elle. Celui qui nous a précédés sur Arrakis. Un eunuque-génétique… un tueur. »

Le commis de l’Empereur, songea Paul. Et il éprouva comme un choc au plus profond de sa conscience car s’il avait eu la vision d’innombrables avenirs possibles où l’Empereur était présent, jamais il n’avait vu le Comte Fenring.

Il avait également vu son propre cadavre en de multiples points de la trame du temps, mais il n’avait jamais assisté à sa mort.

Cet homme m’est-il demeuré caché parce qu’il est précisément celui qui doit me tuer ? se demanda-t-il.

Cette pensée lui amena un sentiment d’appréhension. Il détacha son attention de Fenring et observa les Sardaukars, leurs visages amers, désespérés. Parmi eux, certains étaient vigilants. Ils examinaient et sondaient la salle en quête d’un moyen qui leur permettrait de changer la défaite en victoire.

Finalement, le regard de Paul se posa sur une grande femme blonde aux yeux verts, d’une beauté patricienne. Son visage plein de dignité ne portait aucune trace de larmes. Paul sut aussitôt qui elle était : la Princesse Royale Bene Gesserit Irulan dont le visage lui était apparu dans bien des situations.

La clé du trône, se dit-il.

Puis il se produisit un mouvement au sein de la suite impériale et un homme en émergea : Thufir Hawat. Ses lèvres étaient toujours aussi noires dans son visage ancien, ses épaules toujours aussi voûtées, son apparence aussi fragile.

« Voici Thufir, dit Paul. Qu’il aille librement, Gurney. »

« Mon Seigneur ! »

« Qu’il aille librement », répéta Paul.

Gurney acquiesça.

Hawat s’avançait. Une lance fremen se releva puis se rabaissa derrière lui. Ses yeux chassieux étaient fixés sur Paul. Ils cherchaient, mesuraient.

Paul fit un pas en avant et perçut la tension, l’attente de l’Empereur et de ses gens.

Le regard de Hawat se porta au-delà de Paul et il dit : « Dame Jessica, je n’ai appris qu’aujourd’hui quelle était mon erreur. Il est inutile de me pardonner. »

Paul attendit. Sa mère demeurait silencieuse.

« Thufir, mon vieil ami, dit-il, comme tu le vois, je ne tourne le dos à aucune porte. »

« L’univers est plein de portes », dit Hawat.

« Suis-je le fils de mon père ? »

« Tu ressembles plus à ton grand-père, dit Hawat d’une voix rauque. Tu en as le regard et les manières. »

« Pourtant, je suis le fils de mon père, dit Paul. Je te le dis, Thufir : pour toutes ces années où tu as servi ma famille, tu peux maintenant me demander ce que tu veux. Tout ce que tu veux. Est-ce ma vie que tu veux ? Elle est à toi. » Et il fit encore un pas en avant, les mains au long du corps. Il vit alors la compréhension qui s’éveillait dans le regard de Thufir.

Il sait que j’ai deviné le piège, pensa-t-il.

Il réduisit alors sa voix à un simple chuchotement qui ne pouvait être perçu que de Hawat : « Je parle sincèrement, Thufir. Si tu dois me frapper, frappe maintenant. »

« Je voulais seulement reparaître une fois devant toi, Mon Duc », dit Hawat. Et Paul, pour la première fois, vit l’effort que faisait le vieil homme pour ne pas tomber. Il s’avança, le prit par les épaules et sentit frémir les muscles sous ses doigts.

« Tu souffres, mon vieil ami ? »

« Je souffre, Mon Duc, mais le plaisir n’en est que plus grand, dit Hawat. (Il se tourna à demi entre les bras de Paul, tendit sa main gauche, la paume vers le haut, en direction de l’Empereur et révéla l’aiguille minuscule serrée entre ses doigts.) Vous voyez, Majesté ? Vous voyez l’aiguille de votre traître ? Croyiez-vous que celui qui avait voué sa vie au service des Atréides pouvait leur offrir moins que cela aujourd’hui ? »

Paul trébucha comme le vieil homme s’effondrait entre ses bras. Il reconnut la flaccidité de la mort. Lentement, il étendit Hawat sur le sol, puis se redressa et, d’un geste, ordonna à ses gardes d’emporter le corps.

Un silence total s’était établi sur le Grand Hall.

Paul regarda l’Empereur et lut enfin la peur dans ses yeux, une expression d’attente angoissée sur son visage.

« Majesté », dit-il. Il vit l’expression de surprise de la Princesse Royale. Il avait mis dans ce mot qu’il venait de prononcer les intonations contrôlées du Bene Gesserit afin qu’il fût chargé de tout le mépris possible.

C’est bien une Bene Gesserit, songea-t-il.

L’Empereur s’éclaircit la gorge et dit : « Sans doute mon sujet respecté croit-il maintenant que tout s’arrange selon ses désirs. Mais rien ne saurait être plus faux. Vous avez violé la Convention, usé des atomiques contre… »

« J’ai usé des atomiques contre un obstacle naturel du désert, dit Paul. Il se trouvait sur mon passage, Majesté, et j’avais grande hâte de vous joindre, afin de vous demander quelques explications sur vos étranges activités. »

« L’armada des Grandes Maisons attend dans l’espace au-dessus d’Arrakis en ce moment même, dit l’Empereur. Il me suffit d’un mot pour… »

« Ah oui, dit Paul, je les avais presque oubliées. » Son regard se porta sur les gens de la suite impériale et il aperçut les visages des deux représentants de la Guilde. Il s’adressa alors à Gurney : « Ce sont bien les hommes de la Guilde, n’est-ce pas, Gurney ? Ces deux gros en gris ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

« Vous deux, appela-t-il, la main tendue. Sortez immédiatement de là et renvoyez cette flotte d’où elle vient. Après cela, vous attendrez mon autorisation pour… »

« La Guilde n’accepte pas vos ordres ! » lança le plus grand des deux. Ils s’avancèrent et, sur un signe de Paul, les lances furent levées devant eux. Le plus grand s’adressa de nouveau à Paul en levant le bras : « Vous pourriez bien connaître l’embargo pour cette… »

« Si j’entends encore une autre absurdité, dit Paul, je donne l’ordre de détruire toute la production d’épice d’Arrakis à tout jamais. »

« Êtes-vous fou ? » L’homme de la Guilde fit un pas en arrière.

« Ainsi, vous admettez que j’ai le pouvoir de le faire ? » demanda Paul.

Durant un instant, l’homme parut sonder l’espace du regard, puis il répondit : « Oui, vous pourriez le faire, mais vous ne le ferez pas. »

« Ah… (Paul hocha la tête.) Vous êtes tous deux des navigateurs de la Guilde, n’est-ce pas ? »

« Oui. »

Le plus petit ajouta : « Vous aussi, vous seriez aveugle et comme nous condamné à la mort lente. Savez-vous seulement ce que cela représente que d’être privé de la liqueur d’épice lorsqu’on y est accoutumé ? »

« L’œil qui choisit le chemin le plus sûr à jamais fermé, dit Paul. La Guilde devenue infirme. Les humains formant de petits îlots isolés sur leurs planètes. Je pourrais le faire, savez-vous, par simple dépit, ou par ennui. »

« Nous devons parler en privé, dit le plus grand. Je suis certain que nous pouvons arriver à quelque compromis qui… »

« Envoyez le message à ceux qui attendent au-dessus d’Arrakis, dit Paul. Cette discussion commence à me lasser. Si cette flotte ne repart pas très vite, il sera inutile de discuter plus longtemps. (Il se tourna vers les hommes de la radio qui attendaient à l’extrémité du Hall.) Vous pouvez vous servir de cette installation. »

« Il faut d’abord que nous discutions, dit l’homme de la Guilde. Nous ne pouvons pas simplement… »

« Envoyez ce message ! Être en mesure de détruire une chose revient à la contrôler de façon absolue. Vous avez admis que je dispose de ce pouvoir. Nous ne sommes pas ici pour discuter, négocier ou atteindre un compromis. Vous allez exécuter mes ordres ou bien vous en subirez les conséquences immédiates ! »

« Il le ferait », dit le plus petit des deux agents. Et Paul vit qu’ils avaient peur, maintenant. Lentement, ils se dirigèrent vers la radio.

« Vont-ils obéir ? » demanda Gurney.

« Leur vision du temps se rétrécit. Ils ne voient plus qu’un mur nu où s’inscrivent les conséquences de leur désobéissance. Et à bord de chaque vaisseau, chaque navigateur de la Guilde peut voir ce même mur. Ils vont obéir. »

Il se retourna vers l’Empereur : « Lorsqu’ils vous ont permis de monter sur le trône de votre père, ce n’était qu’avec l’assurance que l’épice continuerait de se déverser. Vous avez trahi votre engagement, Majesté. Savez-vous ce qui vous attend ? »

« Personne ne m’a permis de… »

« Cessez de faire l’idiot. La Guilde est comme un village au bord d’un fleuve. Elle a besoin de l’eau mais ne peut en prendre qu’un minimum. Impossible de construire un barrage car cela attirerait l’attention sur ce petit prélèvement. Cela pourrait même amener la destruction. Ce fleuve, c’est l’épice, et j’ai construit un barrage sur ce fleuve. Je l’ai construit de telle façon que vous ne pouvez le détruire sans éliminer le fleuve. »

L’Empereur passa la main dans ses cheveux roux et regarda les deux hommes de la Guilde.

« Votre Bene Gesserit elle-même tremble, reprit Paul. Il est bien d’autres poisons que les Révérendes Mères peuvent utiliser pour leurs tours, mais, quand elles se sont servies de la liqueur d’épice, ces autres poisons restent sans effet. »

La vieille femme drapa autour d’elle sa robe informe et s’avança jusqu’à rencontrer les lances.

« Révérende Mère Gaius Helen Mohiam, dit Paul. Bien du temps a passé depuis Caladan, n’est-ce pas ? »

Elle regarda au-delà de lui, en direction de sa mère. « Eh bien, Jessica, dit-elle, je vois que ton fils est bien celui que nous cherchions. Pour cela, il peut t’être pardonné cette abomination qu’est ta fille. »

Paul réprima la colère froide qui montait soudain en lui. « Vous n’avez ni droit ni raison pour pardonner quoi que ce soit à ma mère ! »

La vieille femme affronta son regard.

« Essayez donc vos tours sur moi, vieille sorcière, dit-il. Où est donc votre gom jabbar ? Essayez de plonger votre regard en ce lieu où vous ne pouvez regarder ! Vous m’y verrez ! »

La vieille femme baissa les yeux.

« N’avez-vous rien à dire ? » demanda Paul.

« Je t’ai accueilli dans les rangs des humains, marmonna-t-elle. Ne ternis pas cela. »

Il éleva la voix : « Observez bien, mes amis ! Voici une Révérende Mère Bene Gesserit, le plus patient des êtres au service de la plus patiente des causes ! Elle a pu attendre avec ses sœurs durant quatre-vingt-dix générations que se produise cette idéale combinaison des gènes et de l’environnement d’où devait naître celui qu’exigeaient leurs plans. Observez-la bien, mes amis ! Maintenant, elle sait que les quatre-vingt-dix générations ont passé et que le but est atteint. Je suis là… mais… je… ne… me… plierai… pas… à… son… désir ! »

« Jessica ! s’exclama la Révérende Mère. Fais-le taire ! »

« Faites-le taire vous-même », dit Jessica.

Paul posa sur la vieille femme un regard flamboyant. « Pour la part que vous avez prise dans tout ceci, je vous ferais étrangler avec joie, dit-il, et vous ne pourriez m’échapper ! (Elle se raidit de fureur.) Mais je pense qu’il est mieux de vous laisser vivre sans que jamais vous puissiez porter la main sur moi, sans qu’il vous soit possible de me faire agir selon vos plans. »

« Jessica, qu’as-tu fait ? » s’exclama la Révérende Mère.

« Je ne vous accorderai qu’une chose, poursuivit Paul. Vous avez su voir en partie quels étaient les besoins de la race, mais combien pauvrement. Vous croyez contrôler l’évolution humaine par quelques accouplements dirigés selon votre maître-plan ! Vous comprenez bien mal ce que… »

« Vous ne devez pas parler de ces choses ! » siffla la Révérende Mère.

« Silence ! » gronda Paul. Et le mot parut acquérir de la substance sous son contrôle.

La vieille femme battit en retraite, le visage blême devant cette puissance qui venait d’agresser sa psyché.

« Jessica, murmura-t-elle. Jessica ! »

« Je me souviens de votre gom jabbar, dit Paul. N’oubliez pas le mien. D’un mot, je peux vous tuer. »

Tout autour du Hall, les Fremen se regardèrent. La légende ne disait-elle pas : « Et sa parole portera la mort éternelle dans les rangs de ceux qui se dresseront contre le droit. »

Paul se tourna vers la Princesse Royale qui se tenait à côté de son père. Il dit, sans la quitter des yeux : « Majesté, nous connaissons tous deux la clé de nos problèmes. »

L’Empereur jeta un coup d’œil à sa fille, puis revint à Paul : « Vous osez ? Un aventurier sans famille, un… »

« Cessez cette comédie, dit Paul. Vous m’avez reconnu comme sujet impérial. Ce sont vos propres paroles. »

« Je suis votre maître », dit l’Empereur.

Paul se tourna vers les hommes de la Guilde qui, immobiles près de la radio, le regardaient. L’un d’eux acquiesça.

« Je pourrais employer la force », dit Paul.

« Vous n’oserez pas ! »

Paul se contenta de le regarder en silence.

La Princesse mit une main sur le bras de son père. « Père », dit-elle, et sa voix était pleine d’une douceur soyeuse, apaisante.

« N’essayez pas vos tours sur moi, dit l’Empereur. (Il regarda sa fille.) Il est inutile que vous fassiez cela, Ma Fille. Nous avons d’autres ressources qui… »

« Mais cet homme que voici est fait pour être votre fils », dit-elle.

La Révérende Mère, qui avait retrouvé sa dignité, s’approcha de l’Empereur et se pencha à son oreille.

« Elle défend ta cause », dit Jessica.

Paul ne quittait pas des yeux la princesse aux cheveux dorés.

« C’est Irulan, l’aînée, n’est-ce pas ? »

« Oui. »

Chani s’approcha : « Veux-tu que je me retire, Muad’Dib ? »

Il la regarda. « Te retirer ? Jamais tu ne quitteras mon côté. »

« Il n’existe aucun lien entre nous. »

Il baissa les yeux sur elle et, lentement, répondit : « Ne parle jamais que le langage de la vérité avec moi, ma Sihaya. (Et, comme elle s’apprêtait à répondre, il posa un doigt sur ses lèvres.) Le lien qui nous unit ne peut se rompre. Maintenant, observe avec attention car, plus tard, je désirerai voir cette salle par les yeux de ta sagesse. »

L’Empereur et sa Diseuse de Vérité discutaient à voix basse, sur un ton vif.

Paul s’adressa à sa mère. « Elle lui rappelle que, selon leur accord, il a accepté de laisser monter une Bene Gesserit sur le trône et que c’est Irulan qu’ils avaient pressentie. »

« C’était donc leur plan ? »

« N’est-ce pas évident ? » dit-il.

« Je sais lire les signes ! dit-elle. Ma question ne visait qu’à te rappeler de ne pas chercher à m’enseigner ce que je t’ai inculqué moi-même. »

Paul la regarda et vit s’esquisser un sourire froid sur ses lèvres.

Gurney Halleck se pencha entre eux. « Je vous rappelle, Mon Seigneur, qu’il y a un Harkonnen dans cette bande. (Il leva le menton vers Feyd-Rautha qui, sur la gauche, s’appuyait à une lance.) Celui-là, là-bas. Il a le visage le plus fourbe que j’aie jamais vu. Vous m’avez promis de… »

« Je te remercie, Gurney », dit Paul.

« C’est le na-Baron… Il est Baron, maintenant que le vieil homme est mort. Il conviendra très bien à ce que je… »

« Tu peux le vaincre, Gurney ? »

« Mon Seigneur plaisante ! »

« Cette discussion entre l’Empereur et sa sorcière a suffisamment duré, ne croyez-vous pas, Mère ? »

Elle acquiesça. « Oui, certainement. »

Paul éleva la voix : « Majesté, y a-t-il un Harkonnen parmi ces gens ? »

L’Empereur se détourna avec un royal mépris pour lui répondre. « Je croyais que ma suite était placée sous la protection de la parole ducale », dit-il.

« Ma question n’appelait qu’un simple renseignement, dit Paul. Je voulais savoir si un Harkonnen faisait officiellement partie de votre suite ou s’il s’y cachait par lâcheté. »

L’Empereur eut un sourire calculé. « Quiconque est accepté dans ma suite est membre de mes gens. »

« Vous avez la parole d’un Duc, dit Paul. Mais cela ne saurait concerner Muad’Dib. Lui, il n’a pas connaissance de ce que vous entendez par vos gens. Mon ami Gurney souhaite tuer un Harkonnen. S’i… »

« Kanly ! cria Feyd-Rautha. (Il essaya de repousser la lance.) C’est le mot qu’a employé votre père Atréides. Vous me traitez de lâche alors que vous vous cachez parmi vos femmes et que vous envoyez un laquais contre moi ! »

La Révérende Mère chuchota quelques paroles sur un ton vif à l’oreille de l’Empereur mais il la repoussa et dit : « Kanly, vraiment ? Les règles du Kanly sont strictes. »

« Paul, mets un terme à cela », dit Jessica.

« Mon Seigneur, dit Gurney, vous m’avez promis que j’aurais mon heure face aux Harkonnen. »

« Tu as eu toute une journée », dit Paul, et il sentit que ses émotions refluaient sous l’impulsion. Il ôta sa robe et son capuchon et les tendit à sa mère avec sa ceinture et son krys avant d’enlever son distille.

Tout l’univers se concentrait sur cet instant. Il le sentait.

« Paul, c’est inutile, dit Jessica. Il existe d’autres moyens, plus faciles. »

Il se débarrassa de son distille et sortit le krys du fourreau que sa mère serrait dans ses mains.

« Je sais, dit-il. Le poison, les assassins, tous les moyens habituels. »

« Vous m’avez promis un Harkonnen ! souffla Gurney. (Paul lut la fureur sur le visage de son compagnon. Il vit que la cicatrice de vinencre était sombre sur sa mâchoire.) Vous me le devez, Mon Seigneur ! »

« As-tu plus souffert d’eux que moi ? » demanda Paul.

« Ma sœur, dit Gurney d’une voix rauque. Les années que j’ai passées dans leurs puits d’esclaves… »

« Mon père. Mes amis, mes compagnons, Thufir Hawat et Duncan Idaho. Ces années où je n’étais plus qu’un fugitif sans aucun rang… Autre chose encore, Gurney. Il s’agit maintenant du Kanly et tu en connais aussi bien que moi les règles. »

Les épaules d’Halleck s’affaissèrent. « Mon Seigneur, si ce porc… Ce n’est rien de plus qu’une bête. Vous pourriez l’écraser au pied et jeter ensuite votre chaussure car elle serait contaminée. Appelez un bourreau, si vous le désirez, ou laissez-moi faire, mais ne vous offrez pas vous-même pour cette… »

« Muad’Dib n’a aucune raison de faire cela », dit Chani.

Il la regarda et lut la peur dans ses yeux. « Mais le Duc Paul, lui, en a une. »

« Ce n’est qu’une bête harkonnen ! » gronda Gurney.

Paul hésita. Il était sur le point de révéler son ascendance harkonnen mais il en fut empêché par le regard acéré de sa mère et dit simplement : « Mais cette chose a forme humaine, Gurney, et doit bénéficier du doute humain. »

« S’il est assez pour… » commença Gurney.

« Je t’en prie, tiens-toi à l’écart », dit Paul. Il leva son krys et repoussa doucement Gurney.

« Gurney ! dit Jessica. (Elle lui toucha le bras.) Il est comme son grand-père. Ne le distrayez pas. C’est tout ce qu’il vous reste à faire pour lui maintenant. » Et elle pensa : Grande Mère ! Quelle ironie !

L’Empereur observait Feyd-Rautha, ses épaules lourdes, ses muscles épais. Puis il se retourna vers Paul et vit ce corps mince, noueux, qui n’était pas aussi ascétique que celui d’un Fremen mais dont on voyait les côtes au-dessus des flancs creux. Le jeu des muscles était parfaitement visible sous la peau tendue.

Jessica se pencha vers son fils et murmura pour lui seul : « Encore une chose, Fils. Parfois, les gens dangereux sont préparés par le Bene Gesserit. Un mot est implanté dans les couches profondes de leur esprit selon la vieille méthode de la souffrance et du plaisir. Le mot le plus fréquemment utilisé est Uroshnor. Si celui-là a été préparé, et je pense qu’il l’est, il suffit de prononcer le mot près de son oreille pour que ses muscles deviennent flasques et… »

« Je n’ai besoin d’aucun avantage spécial, dit Paul. Écartez-vous, Mère. »

« Pourquoi fait-il cela ? demanda Gurney à Jessica. Pense-t-il être tué et devenir ainsi un martyr ? Est-ce que tout ce radotage religieux des Fremen lui a obscurci la raison ? »

Jessica mit son visage dans ses mains, prenant conscience soudain qu’elle ignorait ce qui poussait Paul à agir ainsi. Dans cette salle, elle pouvait sentir la mort partout et elle savait maintenant que ce Paul nouveau, transformé, était capable de ce que suggérait Gurney. Elle concentrait tous ses talents sur le désir qu’elle éprouvait de protéger son fils, mais il n’était rien qu’elle pût faire.

« Est-ce que c’est ce radotage religieux ? » demanda Gurney.

« Silence ! murmura-t-elle. Priez ! »

Brusquement, un sourire apparut sur le visage de l’Empereur. « Si tel est le désir de Feyd-Rautha… de ma suite, dit-il. Je le libère de tout lien et le laisse libre d’agir à son gré. (Il leva la main à l’adresse des Fedaykin de Paul.) L’une de vos canailles détient ma ceinture et mon poignard. Si Feyd-Rautha le désire, il peut vous affronter avec ma propre lame. »

« Je le désire », dit Feyd-Rautha, et Paul lut nettement une expression de soulagement sur son visage.

Il est trop confiant, songea-t-il. C’est un avantage naturel que je peux accepter.

« Posez la lame de l’Empereur sur le sol, là », ordonna Paul en désignant un endroit précis du bout de son pied tendu. « Que la racaille impériale se replie jusqu’au mur et que l’Harkonnen demeure seul. »

Des voix murmurèrent, protestèrent. Dans un froissement de robes, un piétinement sourd, on obéit à Paul. Les hommes de la Guilde demeurèrent à proximité de la radio, observant Paul d’un air indécis.

Ils ont l’habitude de voir l’avenir, se dit Paul. Mais ici, en cet instant, ils sont aveugles… aussi aveugles que moi. Et il essaya de sonder les vents du temps, il perçut le tourbillon, le nexus, dont le centre était l’instant présent, ce lieu précis. C’était le Jihad, il le savait, le Jihad qui était encore à naître, la conscience raciale qu’il avait autrefois décelée comme un but terrible. C’était assez pour que le Kwisatz Haderach ou le Lisan al-Gaib survienne, assez pour qu’il soit mis un terme aux plans bene gesserit. La race des humains avait pris conscience de sa stase malsaine et elle ne voyait qu’une issue : le tourbillon qui brasserait les gènes et d’où surgiraient de nouveaux mélanges. En cet instant, tous les humains ne formaient qu’un seul organisme inconscient qui ressentait un besoin sexuel susceptible de renverser n’importe quelle barrière. Et Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au Jihad, seul, mais le Jihad serait. Même sans lui, les légions fondraient sur l’univers depuis Arrakis. Il ne leur fallait que cette légende que, déjà, il était devenu. Il avait montré la voie, il leur avait permis de dominer la Guilde elle-même, qui avait besoin de l’épice pour survivre.

Il eut le sentiment d’un échec puis vit que Feyd-Rautha avait ôté son uniforme déchiré pour apparaître vêtu d’un simple corset de combat à cotte de mailles.

C’est le moment décisif, se dit Paul. À partir d’ici, l’avenir s’ouvre, les nuages s’écartent pour livrer passage à une sorte de jour glorieux. Si je meurs, ils diront que je me suis sacrifié afin que mon esprit les guide. Si je vis, ils décideront que rien ne peut s’opposer à Muad’Dib.

« L’Atréides est-il prêt ? » demanda Feyd-Rautha selon l’ancien rituel du Kanly.

Paul choisit de lui répondre selon la tradition fremen : « Puisse ton couteau s’effriter ! » Et il désigna la lame de l’Empereur sur le sol, indiquant à Feyd-Rautha qu’il pouvait venir la prendre.

Sans le quitter des yeux, Feyd-Rautha s’avança, saisit l’arme et la balança un instant entre ses doigts pour en éprouver le contact. L’excitation montait en lui. C’était le combat dont il avait toujours rêvé, d’homme à homme, un affrontement où les boucliers n’intervenaient pas, où seule jouait l’habileté. Et ce combat pouvait lui donner la puissance car l’Empereur récompenserait certainement celui qui tuerait ce Duc si gênant. Il se pouvait même que la récompense fût constituée par sa hautaine fille et une partie du trône. Et ce Duc bandit, cet aventurier ne pouvait être un adversaire sérieux pour un Harkonnen qui avait connu le combat dans un millier d’arènes et qui avait été entraîné à toutes les armes et à toutes les feintes. Ce manant ne pouvait savoir qu’il allait affronter d’autres armes que ce simple couteau.

Voyons si tu es à l’épreuve du poison ! se dit Feyd-Rautha. Il salua Paul avec la lame de l’Empereur et dit : « Fou, regarde la mort ! »

« Allons-nous combattre enfin, cousin ? » demanda Paul. Et il s’avança comme un chat, les yeux fixés sur la lame de son adversaire, le corps ployé, pointant son krys à l’éclat laiteux qui semblait en cet instant un prolongement naturel de son bras.

Ils tournèrent en s’observant, guettant la plus petite ouverture, leurs pieds nus crissant parfois sur le sol.

« Tu danses bien », dit Feyd-Rautha.

Un bavard, songea Paul. Autre faiblesse. Le silence le met mal à l’aise.

« As-tu reçu l’absolution ? » demanda Feyd-Rautha.

Paul continua de se déplacer en silence.

Au premier rang, la vieille Révérende Mère se mit à trembler. Le jeune Atréides avait appelé « cousin » l’Harkonnen. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : il connaissait son ascendance, et cela était facile à comprendre puisqu’il était le Kwisatz Haderach. Mais ce simple mot prononcé par Paul lui faisait prendre conscience de la seule chose qui importait pour elle. Ce qui se passait ici pouvait être une catastrophe pour le plan de sélection bene gesserit.

Elle avait entrevu ce que Paul avait compris, que Feyd-Rautha pouvait le tuer mais sans être victorieux. Et une autre pensée lui vint, qui submergea presque son esprit. Là, devant elle, deux produits de ce long et coûteux programme de sélection étaient engagés dans un combat où ils pouvaient laisser la vie, l’un comme l’autre. Si tous deux mouraient ici, il ne resterait plus qu’une fille bâtarde de Feyd-Rautha, un bébé, un facteur inconnu, et Alia, cette abomination.

« Peut-être que vous ne connaissez que les rites païens, ici, dit Feyd-Rautha. Veux-tu que la Diseuse de Vérité de l’Empereur prépare ton âme au voyage ? »

Paul sourit tout en se portant sur la droite, les muscles tendus, ses sombres pensées repoussées par les impératifs de l’instant.

Feyd-Rautha bondit, feinta de la main droite mais, en un éclair, passa la lame dans sa main gauche.

Paul se déroba facilement et nota la brève hésitation de Feyd-Rautha, due à l’habitude du bouclier. Brève hésitation qui indiquait que Feyd-Rautha, pourtant, n’avait pas toujours combattu avec le bouclier, qu’il avait dû affronter, du moins, des adversaires qui n’en avaient pas.

« Est-ce qu’un Atréides court au lieu de combattre ? » demanda Feyd-Rautha.

Paul s’était remis à tourner en silence. Les paroles d’Idaho lui revinrent : « Durant les premiers instants, étudie. Bien sûr, tu perds ainsi la possibilité d’une victoire rapide, mais l’étude de l’adversaire est une assurance de succès. Prends ton temps. »

« Peut-être crois-tu que cette danse prolonge ta vie de quelques instants, dit Feyd-Rautha. Très bien. » Il s’arrêta, se redressa.

Paul en avait assez vu pour avoir une première approximation. Feyd-Rautha se portait maintenant sur la gauche, offrant sa hanche droite comme si la cotte de maille pouvait protéger tout son flanc. C’était l’attitude d’un homme habitué à combattre avec un bouclier et deux couteaux.

Ou… Paul hésita… ou bien la cotte de mailles était plus que ce qu’elle semblait être.

L’Harkonnen semblait trop confiant face à un homme dont les troupes, ce même jour, avaient triomphé des Sardaukars.

Feyd-Rautha s’aperçut de l’hésitation de son adversaire et lança : « Pourquoi retarder l’inévitable ? Tu ne fais que m’empêcher de faire valoir mes droits sur cette boule pouilleuse. »

Une aiguille, pensa Paul. Elle est bien dissimulée. Aucune trace sur le corset.

« Pourquoi ne dis-tu rien ? » lança Feyd-Rautha.

Paul se remit en marche. Le silence faisait son effet sur Feyd-Rautha. Il eut un sourire glacé.

« Tu souris, hein », dit Feyd-Rautha, et il bondit avant d’avoir achevé.

Paul s’était attendu à une hésitation et il faillit ne pas se dérober à temps devant le coup. La lame écorcha son bras gauche. Il repoussa la douleur qui jaillit en lui et comprit que la première hésitation qu’il avait notée n’avait été qu’une feinte habile. Son adversaire était plus rusé qu’il ne l’avait cru d’abord. Dans chacune de ses feintes, il devait dissimuler une autre feinte.

« C’est ton Thufir Hawat qui m’a enseigné certains de mes coups, dit Feyd-Rautha. Dommage que ce vieux fou n’ait pas vécu assez longtemps pour me voir. »

Et Paul se souvint alors de ce qu’Idaho lui avait dit une fois : « Ne t’attends qu’à ce qui se passe dans le combat. Ainsi, tu ne seras jamais surpris. »

À nouveau, ils tournaient l’un autour de l’autre, attentifs, le corps ployé.

Paul regarda le visage de son adversaire et y lut, une fois encore, la satisfaction. Feyd-Rautha pouvait-il donc attacher autant d’importance à une simple égratignure ? À moins qu’il n’y ait eu du poison sur la lame ! Mais comment était-ce possible ? Ses propres hommes avaient eu la lame entre les mains et l’avaient testée avant de la lui rendre. Ils avaient trop d’expérience pour que ce genre de chose leur échappe.

« Cette femme à qui tu parlais, dit Feyd-Rautha. Est-elle quelque chose pour toi ? Ton petit animal favori ? Faut-il que je lui réserve des attentions particulières ? »

Paul ne répondit pas. Ses sens internes examinaient le sang qui s’écoulait de l’estafilade sur son bras et découvrirent une trace de soporifique. Paul ajusta son métabolisme afin de repousser la menace et modifia la structure moléculaire du soporifique. Mais il ressentait encore un doute. Ils avaient enduit la lame de soporifique. Un soporifique qui pouvait tromper le goûte-poison mais qui était assez puissant, pourtant, pour ralentir les muscles. L’ennemi avait ses propres plans-gigognes, ses stratagèmes à tiroirs.

À nouveau, Feyd-Rautha bondit et frappa.

Paul, un sourire figé sur ses lèvres, feinta avec une lenteur calculée, comme s’il était sous l’effet de la drogue. À la dernière fraction de seconde, il frappa et la pointe du krys rencontra le bras de Feyd-Rautha.

Celui-ci se déroba et rompit, le couteau dans la main gauche, maintenant, le visage pâle. L’acide mordait la blessure.

Offrons-lui un moment de doute, se dit Paul. Laissons-le croire au poison.

« Traîtrise ! cria Feyd-Rautha. Il m’a empoisonné ! Je sens le poison dans mon bras ! »

Et Paul parla pour la première fois : « Ce n’est rien qu’un peu d’acide pour répondre au soporifique sur la lame de l’Empereur. »

Feyd-Rautha, le regard brillant de rage, leva son couteau en une dérision de salut.

Paul prit son krys dans la main gauche et se remit à tourner en silence.

Feyd-Rautha se rapprocha, brandissant haut la lame de l’Empereur. La colère se lisait dans ses yeux à demi fermés et la ligne de sa mâchoire. Il feinta sur la droite, un peu en dessous, et ils se retrouvèrent l’un contre l’autre, leurs lames liées.

Paul obligea son adversaire à pivoter. Il se méfiait de la hanche droite où devait se dissimuler une aiguille empoisonnée. À l’instant où elle pointa, il faillit ne pas la voir. Il fut alerté par un mouvement de Feyd-Rautha, un relâchement de ses muscles et l’aiguille ne le manqua que d’une infime fraction de centimètre.

Elle était sur la hanche gauche !

Piège sur piège, se dit Paul. Il utilisa le contrôle bene gesserit pour relâcher ses muscles afin de provoquer un réflexe de Feyd-Rautha mais, essayant d’échapper à la menaçante pointe, il trébucha, tomba sur le sol et Feyd-Rautha s’abattit sur lui.

« Tu la vois hein, là, sur ma hanche ? murmura-t-il. C’est ta mort, fou. (Il roula sur lui-même et l’aiguille se rapprocha du flanc de Paul.) Je vais d’abord paralyser tes muscles, puis mon couteau t’achèvera. Et il ne restera pas la moindre trace ! »

Tous les muscles de Paul luttaient tandis que, au fond de son esprit, s’élevaient les cris silencieux de ses ancêtres qui exigeaient qu’il prononce le mot-clé qui freinerait Feyd-Rautha et le sauverait, lui.

« Non, je ne le dirai pas ! » souffla-t-il.

Feyd-Rautha le regarda et il eut la plus infime hésitation. Ce qui suffit à Paul pour découvrir la faille dans l’équilibre de son adversaire et pour le faire basculer. Feyd-Rautha se retrouva sous lui, la hanche droite vers le haut, paralysé par l’aiguille qui, sur sa hanche gauche, était maintenant en contact avec le sol.

Paul libéra sa main gauche et son geste fut rendu plus aisé par le sang qui s’écoulait toujours de son bras. Puis il frappa Feyd-Rautha à hauteur de la mâchoire. La pointe du krys se fraya un chemin jusqu’au cerveau. Feyd-Rautha tressaillit et roula, maintenu sur le sol par l’aiguille qui s’y était enfoncée.

Respirant à fond pour retrouver son calme, Paul se redressa et se remit sur pied. Debout au-dessus du corps de Feyd-Rautha, sans lâcher son couteau, il leva lentement les yeux vers l’Empereur.

« Majesté, votre troupe se trouve réduite encore d’un élément. Allons-nous maintenant cesser de tergiverser et de nous donner la comédie ? Allons-nous discuter de mon mariage avec votre fille et de la part de trône qui reviendra ainsi aux Atréides ? »

L’Empereur se retourna et regarda le Comte Fenring. Et le Comte Fenring affronta son regard. Tous les mots étaient inutiles entre eux, car ils se connaissaient depuis si longtemps que leurs yeux parlaient pour eux.

Tue-le pour moi, disait l’Empereur. Cet Atréides est jeune et plein de ressources, oui… mais il est également fatigué et tu n’auras aucun mal à le vaincre. Défie-le maintenant… tout de suite. Tu sais comment faire. Et tue-le.

Lentement, très lentement, Fenring détourna son regard et ses yeux vinrent enfin se poser sur Paul.

« Allez ! » dit l’Empereur.

Le Comte regardait Paul ainsi que sa Dame Margot le lui avait enseigné, selon la Manière Bene Gesserit. Et il lut le mystère et la grandeur cachés qui habitaient ce jeune descendant des Atréides.

Je pourrais le tuer, oui, songea Fenring. Et il savait bien que c’était la vérité.

Dans ses profondeurs les plus secrètes, quelque chose, alors, retint le Comte. Il eut la vision brève, inadéquate, de sa supériorité vis-à-vis de Paul, du côté secret de sa personne, de la qualité furtive de ses motivations que nul ne pouvait pénétrer.

Et Paul, par le nexus bouillonnant du temps, comprit cela en partie, et il s’expliqua enfin pourquoi il n’avait jamais entrevu Fenring dans la trame des avenirs révélés par sa prescience. Fenring était un Kwisatz Haderach possible qu’une simple faille du schéma génétique avait rejeté, un eunuque dont les talents étaient furtifs, secrets, cachés. Il éprouva alors une compassion profonde pour le Comte, un sentiment de fraternité que jamais encore il n’avait connu.

Fenring s’aperçut de son émotion, la comprit et dit : « Majesté, il me faut refuser. »

La fureur submergea Shaddam IV. Il fit deux pas entre ses gens et gifla à toute volée Fenring.

Le visage du Comte devint sombre. Il leva les yeux, regarda droit dans ceux de l’Empereur et déclara avec une tranquillité délibérée : « Nous avons été amis, Majesté. Ce que je fais maintenant, je ne le fais que par amitié. J’oublierai votre geste. »

Paul s’éclaircit la gorge et dit : « Nous parlions du trône, Majesté. »

L’Empereur se retourna, le regard flamboyant :

« C’est moi qui suis sur le trône ! » aboya-t-il.

« Vous en aurez un autre sur Salusa Secundus », dit Paul.

« J’ai déposé les armes et je suis venu ici avec votre parole ! cria l’Empereur. Vous osez me menacer… »

« Vous êtes en sécurité en ma présence, dit Paul. C’est un Atréides qui vous l’a promis. Mais Muad’Dib, quant à lui, vous condamne à résider sur votre planète-prison. Mais n’ayez nulle crainte, Majesté : j’utiliserai tous les moyens dont je dispose pour que ce lieu soit rendu moins rude. Il deviendra un véritable monde-jardin, tout empli de choses charmantes. »

L’Empereur perçut le sens caché des paroles de Paul et le regarda en grinçant : « À présent, je discerne vos motifs véritables. »

« Évidemment », dit Paul.

« Et Arrakis ? En ferez-vous un autre monde-jardin plein de choses charmantes ? »

« Les Fremen ont la parole de Muad’Dib, dit Paul. Sous le ciel de ce monde il y aura de l’eau et de vertes oasis pleines de bonnes choses. Mais nous devons aussi penser à l’épice. Il faudra maintenir du désert sur Arrakis… et des vents violents, des épreuves pour endurcir l’homme. Nous autres Fremen avons une maxime : Dieu a créé Arrakis pour former les fidèles. On ne peut aller contre la parole de Dieu. »

La Révérende Mère Gaius Helen Mohiam avait lu autre chose dans les paroles de Paul. Elle avait entrevu le Jihad et elle dit : « Vous ne pouvez lâcher ces gens sur l’univers ! »

« Vous regretterez les manières si douces des Sardaukars ! » lança Paul.

« Vous ne pouvez pas… »

« Vous êtes une Diseuse de Vérité, dit-il. Mesurez donc vos paroles. (Il se tourna vers la Princesse Royale, puis vers l’Empereur.) Le plus tôt sera le mieux, Majesté. »

L’Empereur, médusé, regarda sa fille. Elle lui toucha le bras et dit d’un ton apaisant : « J’ai été éduquée pour cela, Père. »

Il prit une profonde inspiration.

« Vous ne pouvez tolérer cela », marmonna la vieille Diseuse de Vérité.

L’Empereur se redressa, retrouvant un semblant de dignité.

« Qui négociera en votre nom, sujet ? » demanda-t-il.

Paul se retourna, il vit sa mère qui baissait les paupières aux côtés de Chani, dans un groupe de Fedaykin. Il s’approcha et s’arrêta devant Chani.

« Je connais tes raisons, dit-elle. S’il doit en être ainsi… Usul… »

Il perçut les larmes dans sa voix, leva la main et toucha sa joue. « Ma Sihaya n’aura jamais rien à craindre, jamais. (Il baissa le bras et se tourna vers sa mère.) Vous négocierez pour moi, Mère, avec Chani. Elle possède la sagesse et un regard acéré. Et l’on dit avec justesse que nul n’est plus dur en affaire qu’un Fremen. Pour moi, elle aura les yeux de l’amour et la pensée de ses fils à venir ne la quittera pas. Écoutez-la. »

Jessica devina les froids calculs qui se dissimulaient derrière les paroles de son fils et elle réprima un frisson. « Quelles sont tes instructions ? » demanda-t-elle.

« J’exige en dot la totalité des intérêts de l’Empereur dans le Combinat des Honnêtes Ober Marchands. »

« La totalité ? » Elle avait du mal à trouver ses mots.

« Il doit être entièrement dépouillé. Je veux le titre de Comte et un directorat du CHOM pour Gurney Halleck, ainsi que le fief de Caladan. Des pouvoirs et des titres seront attribués à tous les gens des Atréides, jusqu’au plus humble soldat. »

« Et les Fremen ? » demanda-t-elle.

« Les Fremen me concernent, moi, dit Paul. Ce qu’ils recevront leur sera donné par Muad’Dib. Et, tout d’abord, Stilgar sera Gouverneur d’Arrakis, mais cela peut attendre. »

« Et pour moi ? »

« Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez ? »

« Caladan, peut-être, dit Jessica en regardant Gurney. Je n’en suis pas sûre. Je suis devenue trop semblable aux Fremen… Je suis une Révérende Mère. J’ai besoin d’une période de paix et de calme pour réfléchir. »

« Cela au moins vous l’aurez, dit Paul, et tout ce que Gurney et moi pourrons vous offrir. »

Elle hocha la tête. Elle se sentait tout à coup vieille et fatiguée. Elle regarda Chani : « Et pour la concubine royale ? »

« Aucun titre pour moi, dit Chani. Rien. Je vous en supplie. »

Paul rencontra son regard et il la revit soudain avec le petit Leto dans ses bras, leur fils qui avait trouvé la mort dans toute cette violence.

« Je te jure, dit-il, que tu n’as besoin d’aucun titre. Cette femme, là-bas, sera mon épouse et tu ne seras qu’une concubine parce que ceci est une affaire politique et que nous devons conclure la paix et rallier les Grandes Maisons du Landsraad. Il faut obéir aux usages. Mais cette princesse n’aura de moi que mon nom. Elle n’aura nul enfant, nul geste, nul regard, nul instant de désir. »

« Tu dis cela maintenant », dit Chani. Et, par-delà la salle, elle contempla la princesse aux cheveux dorés.

« Connais-tu si peu mon fils ? murmura Jessica. Vois donc cette princesse, là-bas, si hautaine, si confiante. On dit qu’elle a des prétentions littéraires. Espérons que cela remplit son existence car elle n’aura que peu de choses en dehors. (Un rire amer lui échappa.) Pense à cela, Chani, pense à cette princesse qui portera le nom mais qui sera moins qu’une concubine, qui ne connaîtra jamais un instant de tendresse avec l’homme auquel elle est liée. Alors que nous, Chani, nous que l’on nomme concubines… l’Histoire nous appellera : épouses. »

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