Et tout se passa aimablement. Je pus changer ma voiture borgne (elle avait un phare brisé, ne l’oublie pas) contre une aveugle (puisqu’au moment où j’empruntai la seconde, ses phares étaient éteints). Je jetai mon machin, comment qu’on dit déjà ? Dévolu ! Merci. Je jetai donc mon dévolu (et un dévolu absolument neuf qui aurait pu me faire de l’usage, mais quoi, quand on est d’un tempérament gaspilleur on ne se refait pas) sur une superbe Cadillac Séville qui ressemblait à un sorbet vanille-pistache. Il était trois heures et quelque chose du matin. Nous pouvions donc espérer jouir de trois à cinq heures de liberté, selon que le proprio de la Cad’ était un lève-tôt ou un trainailleur. Liberté aussi relative que provisoire, car cet empaffé de vigile avait dû balancer notre signalement. Encore qu’ébloui par mes loupiotes, et malgré la force de la sienne, il n’avait pu nous retapisser en détail.
Toujours était-il qu’il me fallait me manier la rondelle si je voulais m’arracher à ce monumental merdier.
Je retrouvas la môme Abigail claquant des chailles sous un arbre. Elle montit auprès de moi, et nous partissâmes à la belle aventure, un peu épuisés de partout, vu que la noye tirassait en longueur et que les émotions t’effilochent le système nerveux.
Je parcouras une demi-douzaine de kilomètres avant d’aborder le gras du sujet.
— Abigail, mon amour, fis-je à voix clarinette (je veux dire claire et nette), vous m’avez dit, avant notre fuite, que vous saviez où vous procurer beaucoup d’argent. Le moment est venu d’aller chercher ce magot. Je suppose qu’il s’agit des deux millions de dollars remis à Fratelli ?
A quoi bon biaisouiller puisqu’elle est au courant de ce qui a provoqué ma venue chez Meredith.
D’ailleurs, elle rétorque, très spontanément :
— Oui, en effet.
— Puis-je vous demander où roupille ce fric ?
— Dans un coffre de banque.
— Vous possédez la signature ?
— Oui. Jimmy et moi partagions tout.
— Vous avez testé en sa faveur et lui vous donnait procuration sur ses combines ?
Elle opine.
— Dites donc, vous n’avez pas de papiers à votre nom puisque vous avez emprunté et bricolé ceux de Dolorosa ; jamais on ne vous laissera accéder au coffre.
— Il s’agit d’un coffre loué sous numéro, car il se trouve dans la succursale d’une banque suisse. Il me suffit de signer en écrivant les chiffres en lettres. Le préposé confrontera les écritures et me laissera ouvrir le compartiment.
— Car vous possédez la clé ?
— Oui.
— Pendant seize ans vous avez réussi à la conserver ?
Elle caresse le clip fermant son col.
— Elle est là, Jimmy avait fait réaliser ce bijou spécialement pour qu’on puisse y loger la clé.
— Bravo. Alors, direction ?
— New York.
Je me livre (pieds et poings liés) à un rapide calcul. Me dis exactement ceci : de Waginston à Nouillork, il y a environ cinq cents kilbus. Par l’autoroute, ça va chercher cinq plombes, la vitesse y étant limitée. Or, dans cinq heures d’ici, le proprio de la Séville se sera aperçu de la substitution de bagnole. L’autre tire étant pleine de sang à l’arrière, les archers vont se manier le train pour nous courser. Nous serons automatiquement coiffés sur le ruban d’autoroute comme dans une nasse. Prendre le train présenterait le même danger. Le mieux serait peut-être d’aller à Washington en espérant trouver de la place à bord d’un zinc ultra matinal. Seulement notre signalement a été répandu par les sbires du père Meredith et nous risquons pareillement d’être poivrés. Cruel dilemme.
J’en suis là de mes réflexions pessimardes lorsque je parviens à l’hauteur d’une aire de parking. L’esplanade est seulement occupée par un camping-car boueux, sur les flancs duquel on a peint le drapeau suédois, lequel, comme tu le sais, se compose d’une croix jaune sur fond bleu clair. Faudrait t’énoncer ça en langage héraldique, mais je cause mal ce dialecte ampoulé. Quelque diable me poussant, je file un coup de patin et viens me ranger le long du gros véhicule. Je quitte mon siège pour m’annoncer à la porte latérale du camping-car. Je biche la poignée et la fais coulisser doucement, vu que les occupants, pas trouillards, se sont abstenus de verrouiller à l’intérieur. Les Nordiques ont beau être des gens extrêmement hygiéniques, ça fouette la ménagerie là-dedans. J’escalade le marchepied et découvre que trois personnes occupent cet appartement mobile : un couple de jeunes et une assez vieille personne. Le couple pionce dans le lit rabattable, la mémé en écrase sur une banquette aménagée en plumard. Ces gens du Nord ont la conscience tellement tranquille qu’ils dorment comme trois souches, sans que mon irruption ne les arrache des bras de Morphée. La vioque ronflotte mélodieusement, en sifflant du naze. Son dentier fait trempette dans un verre d’eau posé sur la table fixe. Sympa. Heureusement que les Suédois baisent peu : seulement une fois au cours de la nuit polaire, m’a-t-on dit, et afin d’assurer la reproduction de l’espèce, sinon cet aimable couple serait mal à l’aise pour limer avec la grande vioque à cinquante centimètres de lui.
Je fais signe à ma gentille Abigail de venir me rejoindre ; ce dont.
Lui confie alors le pistolet prélevé sur feu Martin Fisher.
— Quand ils vont se réveiller, vous les braquez gentiment, chuchoté-je pour les faire tenir tranquilles.
Là-dessus, j’embage le siège avant. La clé de contact est au tableau. Un quart de tour suffit pour que le moteur se mette à tourner. Ça réveille l’homme, lequel se dresse illico en demandant :
— Qu’est-ce que c’est ? en scandinave.
— Juste une promenade en famille, lui réponds-je. Surtout tenez-vous bien tranquilles, tous les trois, et je vous paierai l’essence. Vous pouvez continuer de dormir pendant que je conduirai, je suis très prudent, vous savez…
Il comprend l’anglais ; fatalement, si les Suédois ne parlaient pas de vraies langues, ils resteraient chez eux à sucer de la glace.
Je démarre. La grande vioque n’a pas que son dentier auprès d’elle, y a aussi son sonotone. Déconnectée, elle est bonnarde pour ne s’éveiller qu’à New York-les-bains. Elle s’évite ainsi des émotions sur son Epéda multispires et rêve que le roi de Suède la demande en mariage.
Il n’est pas son cousin !
Pas la moindre encombre !
New York est là, formidable, à perte de vue, superbe et crasseux, marin et terre à terrien à la fois, scintillant et puant la frite à la graisse de cheval mécanique. Un soleil d’Austerlitz, voire de Montparnasse, fait rutiler les millions de vitres des gratte-ciel.
Nos Suédois n’ont pas bronché. La mammy dort encore, comme prévu. Le couple, blotti sous son drap, est resté coi sous la menace du revolver.
Je me range dans un parking et je jette un billet de cinquante dollars sur le lit des gentils Scandinaves (plus naves que scandi d’ailleurs).
— Pour les frais, avec nos excuses. C’est ça, l’Amérique, les gars, vous raconterez le gag à vos potes, le soir, en mangeant du hareng.
J’aide Abigail à descendre. Avant de relourder la porte à glissière, je leur dis :
— Un conseil : ne prévenez pas la police, ils vont vous faire suer avec leur chiasse de paperasserie la journée entière.
Mon petit doigt me dit que ces ahuris vont accepter leur aventure avec philosophie. Après tout, je ne leur ai causé aucun préjudice matériel, t’es bien d’accord ?
Chose curieuse, malgré le sommeil qui brûle mes chères paupières, je me sens d’attaque. Nous allons écluser un caoua dans un bar, après quoi j’hèle un beau taxi à damiers jaune et noir comme il en pullule aux States où l’on a tellement le sens inné du bon goût et de la sobriété monacale.
Direction, la Glotmuch Zurichoise Bank.
En cours de route, je fais part à Abigail du doute qui m’assaille.
— Depuis seize ans, la location du coffre n’a pas été réglée, lui dis-je, ne craignez-vous pas que le fondé de pouvoir de cet établissement, devant cette carence, ait disposé de son contenu ?
Elle n’est pas fille de businessman pour rien, ma petite camarade.
— Comme vous y allez ! On voit que les choses bancaires vous sont étrangères. De toute manière, Fratelli avait ouvert un compte courant sous le même numéro et le montant de la location a été prélevé dessus régulièrement.
Sa parfaite tranquillité me rassure. Et puis je me dis que j’en ai rien à branlocher de ce flouze. S’il se trouve toujours dans son nid, tant mieux. Abigail le prendra et j’essaierai de l’embarquer sous de meilleurs cieux où elle pourra s’organiser une existence convenable. Ma foireuse mission sera alors terminée.
Au fond, dans toute cette aventure, j’aurai joué un rôle de mercenaire. Au service du clan Martin Fisher d’abord, puis de la fille Meredith ensuite. Il fait un exercice de style gratis, le bel Antonio. Ni lui, ni la police française n’ont le moindre intérêt dans ce rodéo ricain. C’est du temps perdu, du danger encouru pour peau-de-zob. Franchement, le plus beau coup fourré de ma carrière. Venu en Amerloquerie pour étudier le comportement d’un sexologue qu’on prétendait membre de la C.I.A. ainsi que la vie quotidienne d’une ville sans criminels, je me suis trouvé embarqué dans une galère merdique. Je risque d’y laisser ma carcasse et, en prime, ma réputation, plus celle de l’Administration française. Je connais des types beaucoup plus cons que moi qui ont réussi des affaires plus prospères.
La banque est une construction basse, de dix-huit étages seulement, tout en verre noir et le drapeau helvétique se détache là-dessus fièrement. O monts indépendants, écoutez nos accents, nos libres chants ! (Un préposé plus affable que Florian (j’ai déjà fait le calembour avec La Fontaine) reçoit Abigail avec empressement, confronte la signature qu’elle lui soumet avec celle qu’elle déposa céans voici pas loin de vingt piges, opine du bonnet, prend une clé, libère des signaux protecteurs, nous guide dans des sous-sols fortifiés, nous fait passer des grilles dont les portes se commandent grâce à des combinaisons à volants magnétiques et coercisteurs déphasés ; tout ça…
Enfin on se pointe devant un beau coffiot rembourré en extrait d’acier. Il y fiche sa clé, puis la clé que lui présente Abigail, il crique-craque. Je vous en prie, madame, avec un accent suisse-allemand qui sent l’Emmenthal. Vous n’aurez qu’à « peser » sur ce bouton de sonnette lorsque vous aurez fini de terminer. Abigail remercie que oui monsieur. Le Suissaga s’extirpe. J’ouvre la porte du coffre, le cœur me tambourinant les cerceaux, comme chaque fois dans un film d’épouvante quand la lourde des oubliettes commence à remuer, tu te rappelles ?
Elle, la gosseline attardée, plus décontracte qu’une péripatéticienne renfilant sa culotte après s’être épongé un quincaillier de province venu au Salon de l’Outil.
Je me dis : « Et s’il était vide, ce con de compartiment » ? Seize ans ! Dans un milieu de malfrats, d’espions, de requins. En pleine Amériquerie, merde, il peut s’en passer des choses et des muscades, non ? Et dans un polar à moi, donc ! Car faut pas que j’oublie les coups de théâtre. Or ce serait l’occase d’un d’eux, non ? Le coffre vide ! A la place, une carte de visite signée Arsène Lupin ! T’en ferais une bouille ! Je l’imagine ici. Mais rassure-toi, bout d’homme, il n’est point vide, le C.F. à Fratelli. Une grosse serviette de cuir noir s’y trouve, vachetement rebondie. Elle est munie d’un fermoir chromé et de deux brides supplémentaires de fixation.
— Vous permettez, ma chérie ?
Je cueille le machin-chose. Y a bon fricotin : elle est lourdasse, la serviette. Deux millions de dollars, en coupures de mille, représentent deux mille coupures. Et c’est du papier assez compact, le faf à dollar, pas du tout comme nos french’biftons torche-culs, si légers que lorsque tu recomptes une liasse tu le crois dans les vouatères de la gare de Lyon.
Abigail considère la serviette noire d’un regard mélanco.
— Elle vous rappelle des souvenirs ? je lui murmure.
Pour toute réponse, elle me vote un haussement d’épaules vaguement désemparé. Pourtant, les gonzesses n’ont pas le culte du souvenir lorsqu’elles attaquent un nouvel amour. Leur faculté d’oubli total est même assez terrifiante, j’ai cru remarquer.
Je vais pour refermer le coffre lorsque j’avise autre chose, tout au fond du logement blindé. J’allonge la main, ramène un paquet de paperasses liées par de gros élastiques. Ces derniers sont usés et n’élastiquent plus. Il s’agit de lettres manuscrites et d’un petit album de photos.
J’en cueille une, celle du dessus. Ecriture de femme, encre bleue sur papier bleu. « Jimmy, mon aimé, mon roi, ne m’appelle pas « ma » vie, mais appelle-moi « mon » âme, car la vie est si courte et l’âme est immortelle…
— C’est de vous ? questionné-je.
Miss Abigail Meredith opine.
Pudiquement, je remets la bafouille avec les autres. Mais ne puis m’empêchouiller d’ouvrir l’albuminus. Des clichés « d’eux ». C’est vrai qu’il portait des baffies, sur la fin, Fratelli. Moins épaisses que les miennes actuellement. Et il avait un regard fou d’amour pour contempler la môme Meredith. Un regard de loup en rut. Ce qu’il devait griffer le matelas, cézigue. J’imagine son chibraque latin, sec et nerveux comme la baguette de Toscanini. Sur ces images voilées par le temps, Abigail est sans doute plus jolie qu’à présent, parce que plus fraîche, mais bien moins belle. L’épreuve lui a conféré une espèce de noble maturité qui la rend émouvante. Et aussi plus désirable. Elle était mieux en formes à l’époque de sa grande passion. Bien roulée, quoi. Maintenant, elle a perdu en rondeurs, mais gagné en grâce discrètement surannée. Bref, je la préfère telle que le temps me la livre, frémissante de petites rides, avec un cœur en berne et des sens explosifs.
— Pardonnez-moi, fais-je en lui présentant le paquet.
— A quoi bon les prendre, dit-elle… Laissez-les ici.
Docile, et pas mécontent, je replace lettres et photos dans le coffre. En les refusant, elle renie le passé. C’est implicitement un hommage qu’elle me rend, tu ne trouves pas, ou bien je me fais mousser le pied de veau ?
Mais au moment où je m’apprête à reclaquer la porte, elle sursaute.
— Non ! Je préfère les détruire moi-même. Il est stupide de laisser subsister cela, vous ne pensez pas ?
— Vous avez sans doute raison.
Elle écarte les pans de sa veste de cuir et loge les reliques de son passé amoureux sous son bras gauche. L’employé se la radine presto, tout frétilleur. Petit cérémonial de clôture. Je fourre un dollar dans sa main. Il nous souhaite une bonne journée.
Ce que je lui promis de réaliser.
Seulement une journée se compose de vingt-quatre heures et il nous en restait encore une bonne quinzaine à franchir pour atteindre le lendemain.
Hélas.