Je ne sais pas s’il t’est arrivé de coltiner deux millions de dollars à bout de bras. Moi, tu me connais, je ne suis pas un forcené du fric. Les montagnes d’or ne m’ont jamais impressionné et je leur ai toujours préféré celles qui sont « coiffées de neige », comme il est dit dans les guides touristiques ; pourtant, cette valoche si bien lestée me procure un étrange sentiment de puissance. Ne puis m’empêcher de penser qu’avec son contenu il me serait possible d’acheter beaucoup de choses et de gens.
On est là, tous les deux, dans la cité tentaculaire, Abigail et moi, comme Charlot et sa petite bouquetière partant vers leur destin, la main dans la main. Deux millions de dollars. Soit près d’un milliard d’anciens francs à l’heure où je mets sous presse.
On déambule donc dans Nouille Ork, sans trop savoir où qu’on se dirige. Nous voici dans la 42e rue, si bruyante, qui pue, et qui est jonchée de détritus, bordée de buildings fatigués, avec des bornes d’incendie, des cops en chemise bleue dont la ceinture ressemble à un mât de cocagne tant y a de fourbi accroché tout autour. Et que voici un flic à cheval, merde, cet anachronisme chromatique et fluvial, non ? Et puis des crieurs de journaux. Et des pubs lumineuses, même en plein jour. Gigantesque, tout est gigantesque. Sauf les rues. Et il y a des agences de théâtre, et puis les théâtres, et des hôtels avec des portiers noirs aux uniformes qui craquent aux épaules. Et puis des gobelets de carton à la traîne sur le pavé. Et partout des sirènes, des sirènes : de police, d’ambulances, de pompiers. La vie infernale et calamiteuse oblige. De belles noires aux culs en forme de console et aux cheveux défrisés passent en dandinant et en sentant fort la gonzesse et le parfum à trois dollars la bonbonne. Des sexe’s shops vendent de honteuses pouilleries de bazar qui ont trait à la queue et qui donnent envie de pleurer, et puis surtout de gambader dans une prairie aux herbes hautes. Voilà que je me mets à penser fort à l’Europe, à maman, à Marie-Marie avec ses livres de classe réunis par un élastique. A des coins de bistrot, dans Paris, où l’on vend des hot-dogs, des vrais, c’est-à-dire des hot-dogs français ! Et puis j’aime les odeurs d’ici. Et les gens ne sont pas de véritables gens. Y a du martien dans leur allure. Ils arrivent de nulle part, ne vont nulle part, ne pensent à rien. P’t’être sont-ils immortels, p’t’être surtout qu’ils n’existent pas. On les aura inventés dans un cauchemar. Un con qui a bu trop de bière. O temps, suspends ton vol, et vous, heures… Dis, tu crois que le mec qui a écrit ça et qui débarque chez saint Pierre est logé à la même enseigne que celui qui n’aura fait que péter le long de son existence ? Ce serait cruel, non ?
On va. Ce qui nous caractérise, les deux, c’est notre économie de paroles. On se cause un minimum, comme si les mots ne nous apportaient rien, comme s’ils nous étaient dangereux et qu’il faille les manipuler avec un soin extrême.
Tout en arquant, je gamberge à ce que je pourrais bien goupiller en faveur de nous. Moi, traqué, elle, recherchée aussi, mais pour regagner une geôle pis sans doute que celle qui m’attendrait.
Alors quoi ? Le Canada ? Pas loin. Mais une frontière, faut la franchir. Y a besoin de paperasses. Je ne peux plus me permettre. Me ferais alpaguer. Je dois néanmoins m’arracher. M’arracher coûte que — tu sais quoi ? — coûte que coûte. Je me suis sorti d’auberges plus mal famées.
J’achète un baveux. Le Nouille Ork Time. En page 68 on signale la mort du chef de police de Noblood-City, l’homme qui était parvenu à juguler totalement le crime dans son bled. Sa carcasse retrouvée dans un entrepôt désaffecté de la périphérie de Washington, criblée de balles. Un veilleur de noye a défouraillé sur une bagnole à bord de laquelle se trouvait un couple suspecté d’avoir amené le cadavre. En vingt lignes l’affaire est liquidée. Ici, on est blasé. Y a que le baise-ball pour faire encore vibrer. Même les expéditions sur la lune ça faisait chier tout le monde, alors ils ont stoppé, c’était pas payant, les mecs râlaient que ces retransmissions lunaires mordaient sur leurs feuilletons téloches : l’Homme au bras d’or et autres sornettes. Je file l’énorme baveux dans une poubelle dégueulante de rebuts. Je peux pourtant pas nous installer dans une caisse et nous expédier à Montréal par la poste. On risquerait encore d’avoir maille à machin avec les douaniers.
Et puis, le hasard. T’as entendu causer ? C’est vrai qu’à toi, il t’arrive jamais rien, tu ne peux pas comprendre…
Et puis le hasard, répété-je, me met face à face avec la solution du problème.
Il s’agit d’un panneau placé dans la vitrine d’une agence de voyages. Il invite le touriste débarqué à New York à visiter les chutes du Niagara, avec excursion jusqu’à Toronto. Quarante-huit plombes de voyage en car pullmann climatisé, panoramique et tout. Un vrai velours. Dorme dans un motel réputé et puis en plus ceci, cela et encore des trucs. C’est la toute petite ligne au bas du panneau qui me titille la pensarde : aucune pièce d’identité exigée pour ce voyage collectif. Inscription à l’agence. Départ quotidien.
J’entre, m’enquiers. Tu vas voir à quel point les Dieux sont avec moi : le départ d’aujourd’hui va avoir lieu dans deux plombes depuis la gare routière. Je fais l’emplette de deux biftons comme quoi, par ce beau temps, les chutes du Niagara, on voudrait pas rater cette superbe occase de les admirer, non plus que Toronto.
La demoiselle de l’agence est choucarde tout plein dans un uniforme jaune à parements bleus. Bien blonde. Un blond pas vrai, mais qui en jette. Son maquillage a été exécuté entièrement au pinceau. Elle me refile une flopée de dépliants sur les chutes et le Canada, tout ça. Et en plus, un sac d’avion publicitaire, d’un joli vert épinard.
La gare routière n’est qu’à une dizaine de rues d’ici. On s’offre des lunettes de soleil, Abigail et moi, aux verres larges comme des roues de vélo, pourvues d’une monture de faux bois du plus gracieux effet. Avec ça sur la bouille, tu ressembles plus à un martien qu’à un moulin à vent. En tout cas, tu fais éminemment touriste et je n’en demande pas plus.
La gare routière occupe tout un bloc de quartier et je te promets que c’est un sacré fourbi. Des rampes de ciment qui montent, descendent, se superposent ; des halls immenses, brouhahateux, empestant les vapeurs d’essence et l’huile chaude. D’immenses bus bleus et blancs pilotés par des gonziers biscoteux aux mâchoires promises à la jugulaire, qui se côtoient, s’entrecroisent, manquent à tout instant de se télescoper. Ça fiche le tournis et la migraine (de courge) un machouillin pareil.
L’aire d’accueil est entourée de guichets où une foule cosmopolingue fait la bite. Ça marche par lettres analphabétasses, selon la ville, tu piges ? Comme pour les dictionnaires en plusieurs volumes. Va un groupe de guichets spécialement réservés aux excursions, eux sont catalogués d’après le blaze des compagnies. Alors bon, je me rends à celui qui marne pour la nôtre. Je me sens inquiet. Nous sommes dans un lieu surveillé, où l’on guette les malfrats en fuite. J’ai prévenu Abigail que nous devions nous séparer. On garde le contact de loin, si je puis dire, et je voudrais bien savoir qui m’en empêcherait, merde, on est encore en démocratie, non ?
Je vais faire enregistrer nos bifs. Un mec mal rasé, à lunettes cerclées d’or, calvitié et vicieux, qui pue de la gueule à cent mètres, me dit, entre deux bouffées d’oignon mal digéré, qu’on sera prévenu par haut-parleur.
En attendant, je me rends dans la salle d’attente, un endroit déprimant, qui chlingue le réfectoire d’usine polonaise. Y a de la bouffe pas bouffée un peu partout : à l’intérieur d’appareils distributeurs, sur les banquettes, par terre, dans les corbeilles à ordures. Le gaspillage est la honte du monde occidental. Il crèvera par son trop-plein. Y a pas de raison qu’on flanque à la poubelle des assiettes à demi pleines et que des mômes, par le monde, ressemblent à des momies. C’est vachement fruste, ce que j’énonce là, je sais, d’une banalité de sous-concierge. Seulement c’est archi-vrai, tu comprends ? Tant tellement, et si péremptoirement vrai que ça n’est plus durable. Plus tolérable ; plus toléré.
Et je gamberge à ce problème si simple à solutionner si on avait un peu, un tout petit peu de cœur, manière de masquer mon angoisse grandissante. Elle me siffle aux portugaises, l’angoisse. J’examine le monde alentour, les allées-venues. M’attendant à voir débouler la garde sur mes endosses. A être capturé presto par des gugus experts en la matière. Je me cacherais bien derrière un journal, mais je me sens pas capable d’attendre les événements derrière du papier déployé. Abigail se trouve à trois banquettes de moi. Elle s’efforce de ne pas croiser mon regard, ou bien, quand la chose se produit, de garder l’air indifférent ; mais c’est duraille à imiter. D’autant que je l’ai court-jutée pour de bon, la pauvre fille. Et je pense à sa façon de bramer pendant l’amour. Comme si la chose lui était intolérable. Comme si on lui pratiquait d’atroces sévices au lieu de la bouillave langoureuse. Chacune ses manières. T’as des silencieuses aussi, c’est presque pire dans un autre sens. Des qui paraissent attendre, yeux mi-clos, sans broncher, que tu te sois débarrassé de ton problème. J’en ai connu. Me demandant si elles trouvaient du plaisir à me servir de partenaire.
Une immense pendule murale, dotée d’une aiguille rouge pour les secondes, rythme mon inquiétude. La ronde des heures…
Je reste accoudé à la grosse serviette bourrée de flouze. Un coussin de deux millions de verdâtres, c’est pas ordinaire, t’es d’ac ? Le plus curieux, c’est que pas une seconde, depuis que je trimbale ce magot, je n’ai éprouvé l’envie d’ouvrir la serviette pour vérifier son contenu. Tu ne vois pas qu’elle soit pleine de journaux, ou de vieilles factures, ou de godemichets télescopiques ?
Ou bien de caramels durs, ou de chancres mous, ou de bandages herniaires. Voire d’annuaires du téléphone.
Le haut-causeur graillonne à tout moment et une voix plus nasillarde qu’un chaudron annonce les départs, en précisant le quai d’embarquement.
Au bout d’une plombe d’attente, il signale que la virouze pour les chutes du Niagara et Toronto va bientôt décarrer du quai 5. Je me lève ainsi qu’Abigail et un couple qui se tient par le petit doigt, comme quoi il est en voyage de noces, ça se comprend comme si c’était rédigé en caractères géants.
Des ventilos géants font de leur mieux pour absorber les gaz d’échappement, mais il n’empêche que ça fouette salement sur le terre-plein de départ. On y voit trouble. Les moteurs dégagent une chaleur lourde et nauséeuse. Je suis surpris de me trouver en présence d’un mini-bus. Faut croire qu’il y a pas lulure de pèlerins pour aller mater le Niagara. Les gens, de nos jours, sont blasés. Plus grand-chose les intéresse : juste la boustifaille et les parties de cul, point à la ligne !
Effectivement, nous ne sommes que sept personnes à faire le voyage, chauffeur compris.
Nous nous installons dans le fond du véhicule, toujours en feignant de ne pas nous connaître. Abigail se place devant moi, de la sorte, je pourrai lui parler en loucedé sans attirer l’attention. Les amoureux choisissent la première banquette, un pasteur et sa rombière viennent s’asseoir près de mézigue. Et le bus s’arrache en souplesse. Il défile dans les rues de Nouille Ork, à proximité de l’Hudson qu’on finit par traverser sur un pont métallique. Voici la banlieue, avec une population noire de plus en plus dense. On roule peinardos au début, mais une fois franchies les agglomérations, le bus accélère.
Fourbu, je m’endors, bercé par le mouvement souple du véhicule. Je fais un rêve biscornu, qu’à quoi bon te le raconter, ce serait tirer à la ligne et je ne mange pas de ce pain-là. Ce songe s’achève toujours est-il de la façon suivante : je suis devenu aveugle et me trouve largué au beau milieu de la circulation grouillante. Des bagnoles me frôlent. Certaines freinent à mort pour ne pas m’écrabouiller. C’est assez effrayant, ce tohu-bohu. Mais voilà qu’une main me prend le bras et me guide vers le salut. Alors, bon, je me réveille. Il y a bel et bien une main sur mon bras, celle d’Abigail. Je ne pige pas son air inquiet, à la chérie. Non plus que son imprudence de venir délibérément à moi alors que nous étions convenus de ne pas nous connaître.
— Qu’est-ce qui se passe ? je demande.
— Nous venons de traverser Bethlehem, répond-elle.
Moi, mon premier mouvement, c’est de regarder par la vitre si j’aperçois un paysage biblique, mais non, c’est toujours les States, avec des stations d’essence et une flopée de chignoles grandes comme ça, des panneaux publicitaires en pagaille, des gens de couleur, des appareils distributeurs de n’importe quoi.
Il me revient alors qu’il existe un Bethlehem aux Etats-Zunis, comme il existe des Paris, des Manchester, des Napoli, ces cons.
— Et alors ? fais-je.
— Bethlehem se trouve au sud de New York, dit ma compagne !
— Vous en êtes certaine ?
— Et comment. Nous devrions rouler vers le Nord-Ouest.
— Il y a peut-être eu une déviation ?
— On ne dévie pas une route à ce point. Supposez qu’en France, quelqu’un habitant Lyon prenne la direction de Marseille pour se rendre à Paris !
— On se serait trompé de bus ?
— Il faut croire.
Je réfléchis, un peu maussade sur les bords. Tu parles d’une écharde, Toto !
— Bon, je vais interviewer le chauffeur.
Là-dessus, je me lève et remonte l’allée centrale du petit bus, ce qui ne constitue pas une partie de footinge démesurée.
Le gorille-driver est en bras de chemise. Il a des poils blonds qui frisent serrés comme des poils de derche.
— Dites, l’ami, je lui interpelle, il va où, ce bus ?
L’homme continue de mater sa route. Il jette un œil dans le rétroviseur, se racle la gargane et finit par répondre sans se presser :
— Noblood-City.
Un qui reste ultra-baba, c’est ton pote Sana, l’homme qui remplace l’huile d’olive, le beurre, la margarine et le saindoux !
Noblood-City ! Dis, y a pas de quoi se l’extraire du kangourou pour se la faire dorer à la feuille ?
— Bon Dieu, dis-je, il y a maldonne, nous allions à Toronto via le Niagara. J’ai dû me tromper de quai, non ?
— Je ne pense pas, rétorque le conducteur.
— Comment, vous ne pensez pas ?
— Allez vous asseoir et me faites plus chier, me dit aimablement cet homme de bien.
Il continue de piloter imperturbablement.
— Vous allez nous débarquer à la prochaine agglomération, signifié-je d’une voix sans aménité, comme on disait jadis.
— Mon cul ! répond le chauffeur.
Alors là, je biche la rogne Grand Siècle.
— Ton cul, il ne pourra plus te servir à t’asseoir, si tu continues à me parler sur ce ton, gros moche !
Là-dessus, quelqu’un me tapote l’épaule. Je me retourne. Le couple d’amoureux se tient derrière moi, l’homme et la femme sont munis d’un calibre qui guérirait le hoquet d’un marteau-piqueur.
— Retournez à votre place, San-Antonio ! me dit l’homme.
La fille, d’un geste expert, m’a déjà soulagé du feu que je trimbale pieusement en souvenir du regretté Martin Fisher.
Dans le fond du bus, le pasteur tient Abigail en respect, non pas avec sa croix pectorale, mais au moyen d’un très joli pistolet au canon nickelé. Quant à sa révérende, elle a engourdi la serviette et la dorlote sur ses genoux.
O.K., tout est bien. La vie est belle.
On a été eus dans les grandes largeurs.
Je fais mine de repartir à ma place, mais je feinte brutalement et me précipite sur la lourde avec l’espoir fallacieux de sauter du bus en marche.
Malédiction : elle est bloquée. Le chauffeur éclate de rire. En représailles, l’amoureux (entre guillemets) me file un coup de saton dans les sœurs Karamazov.
J’ai tenté d’esquiver, mais insuffisamment hélas, et voilà que je m’obstine à vouloir dégueuler (c’est le cas d’y dire) ma langue.