Voyage silencieux. Etrange équipage. Le chauffeur est un gorille au visage cabossé qui a dû servir de sparring-partner à deux générations de boxeurs. A force d’avoir été martelés, ses orifices paraissent obstrués et l’on se demande comment il peut voir, manger, respirer et entendre avec des bourrelets. Assis, devant, il y a miss Alexandra, l’infirmière incantatoire, torche-cul de grand luxe, plus l’un des vilains qui m’ont fouillé. A l’arrière, sur un strapontin, le second.
Et enfin, sur la plantureuse banquette impériale, Meredith et mézigue. Au niveau du strapontin occupé par l’un des gardes du corps, imagine une sorte de bureau, comportant le téléphone, la télé, un dictaphone, un poste émetteur de radio et, accessoirement de quoi écrire. Dans le corps du meuble se trouvent un petit bar avec réfrigérateur et une pharmacie pourvue d’un bloc opératoire pliant, permettant une intervention sur place en cas d’échéant (comme dit Bérurier).
Le vieux Fredd ne parle pas, trop occupé qu’il est à examiner sa loco (autrefois j’aurais dit : sa loco le motive, mais à présent qu’on parle de moi pour l’Académie Goncourt, j’édulcore).
Personne ne moufte. Le milliardaire constipé voyage sans pantalon car son siège est transformé en chiotte.
La principale préoccupation de cet exquis vieillard consiste à chier. Libérer ses chétives entrailles chichement encombrées, je le présume, est le but de sa vie. Aussi passe-t-il la majeure partie de son temps à s’efforcer au-dessus d’un réceptacle.
— Vous est-il arrivé de « faire » en auto, monsieur Meredith ? je l’interroge.
Il hoche sa tête d’ampoule.
— Une seule fois. A la suite d’une collision : un camion sans frein qui nous est entré dedans de plein fouet. L’émotion a eu sur mon intestin cet effet bénéfique et j’ai donné mille dollars au chauffeur dudit camion.
Je médite un instant, puis murmure :
— Ne pensez-vous pas, monsieur Meredith, que vos fonctions intestinales s’accomplissent spontanément à la suite d’une émotion ? Ainsi, tout à l’heure, lorsque je vous ai remis la fusée, vous eûtes un sursaut libératoire qui nous valut la joie de vous entendre déféquer.
— Il est de fait, répond l’oblitéré du conduit culier.
— On serait donc amené à penser qu’une existence riche en péripéties émotionnelles assurerait un parfait fonctionnement de votre appareil digestif ?
— Probablement, convient le malheureux milliardaire, mais l’émotion est une chose fortuite que je ne puis donc provoquer.
— Vous, non. Mais envisageons qu’une personne ingénieuse, faisant partie de votre entourage, combine des sources d’émotion assez répétées ? Vous iriez à la selle de façon régulière, ce qui entraînerait une bienheureuse accoutumance.
Fredd réfléchit.
— Valable, dit-il. Resterait à trouver l’organisateur d’émotions.
Je lui souris.
— Monsieur Meredith, qui vous dit que je ne suis pas cet homme ?
Je surprends, dans le rétroviseur, un sombre regard de l’infirmière. Un regard vénéneux comme une morsure de serpent minute.
En voilà une qui tient à son fromage et qui commence à trouver que j’arpente ses plates-bandes. Je lui vote mon sourire le plus séduisant, celui qui m’a valu la médaille d’or au Festival d’emballage de La Garenne-Colombes. Elle se retient d’y répondre par une grimace et détourne ses prunelles acérées, comme un mousquetaire remet son épée au fourreau en voyant survenir les gardes du Cardinal.
Haine à suivre !
C’est un vrai château tourangeau, avec des tours aux angles, un toit d’ardoises, des fenêtres à meneaux, un perron à double révolution de 1789, l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone et la télévision.
Il se dresse au milieu d’un parc de cèdres importés du Liban, et en telle quantité qu’il n’en reste pratiquement plus que sur le drapeau national, là-bas.
Nous avons tout d’abord franchi une grille imposante dont le mécanisme est actionné par un déclencheur à ondes broutmiches. Puis remonté une route asphaltée jusqu’à une enceinte (sur le point d’accoucher) en pierres de taille où une deuxième grille nous a été ouverte par un grand vieux Noir en tenue de maître d’hôtel, complétée par un holster bien garni.
Ensuite ç’a été le fossé dont l’eau a été remplacée par de l’acide sulfurique. Un pont-levis s’est abaissé jusqu’à nous. Et vite s’est redressé après notre passage.
Nous descendîmes devant le perron. Pénétrâmes dans le château qui, pratiquement, s’élève sur une île puisqu’il est entouré d’acide. Et dès lors, tout redevint normal. L’intérieur étant de grande classe, avec des meubles de haute époque, des tapisseries, des cheminées, des dalles médiévales et des portraits de la famille de Castel Arrousse-Cailler qui fit bâtir la masure, depuis celui du Connestable de Logarithme, compagnon de saint Louis (qu’on appelait le Louis Neuf parce qu’il était propre comme un sou) jusqu’à celui de Jules Arrousse-Aumiches, dernier rameau de la branche qui se retrouva en taule après une faillite frauduleuse. Tout ça…
— Vous êtes ici chez vous, m’assure Meredith.
Et il dit à son infirmière :
— Miss Alexandra, voulez-vous installer notre ami dans la tour des Guises, je vous prie ? Et veillez à ce qu’il ne manque de rien, n’est-ce pas ? En ce qui me concerne, je monte dans la salle des trains.
Il me fait de la main un geste de bref au revoir, comme s’il passait la peau de chamois sur un pare-brise : un geste circulaire et concentrique, enduit de détergent.
La séparation est provisoire.
L’un des gardes du corps empare ma valise. Alexandra marche devant moi, ce qui me permet d’admirer son corps géométrique, sa démarche de grenadier mécanique et sa nuque de bûcheron des Vosges. On enquille un couloir voûté, on grimpe un escadrin d’une volée de marches en bois vert et poum, nous voici dans la tour, facilement reconnaissable au fait qu’elle est ronde. Une complète obscurité y règne.
— Je vais donner la lumière, promet la duègne.
Elle tâtonne à la recherche d’un commutateur. Et mézigue-pâteux s’immobilise, bras ballants, dans les pénombres. Qu’alors un brusque malaise m’empare, tonnerre de Zeus. C’est d’une rapidité et d’une intensité folles. Juste me vient une amorce de pensée. Je commence à me dire « Mais je fais une hémorragie cérébrale ». Et je me sens basculer dans le néant. Me voici à l’horizontale, je tournoie de plus en plus en m’enfonçant dans des profondeurs inimaginables. Me semble percevoir une musique céleste. Des anges en ailes de soirées, dorées, se grattent le trou du luth. Des vapeurs ténues volutent tout autour de moi. Suis-je mort ou en train de mourir ? A moins que je ne fasse un rêve ? Mais on ne rêve qu’en dormant et je ne dormais pas…
Je n’ai pas pris de L.S.D. non plus. Y en avait dans les pâtes de midi à la place du parmesan, tu crois ?
Je tombe, tombe, tombe, tournant sur moi-même de plus en plus vite, comme une hélice emballée. C’est intersidéral comme sensation. La super-hyper cuite. Ou assimilé. Parfois, tu te réveilles d’une anesthésie totale après une intervention. T’éprouves ce vertigo forcené. T’entends les anges, tu débats dans de la fumaga paradisiaque. Je me demande pourquoi, les évocations célestes, y a jamais de gonzesses, si tu as remarqué ? Le bonheur dans l’au-delà ; on te suce pas, werboten ! Le cul est hors extase. La harpe, ça oui. Les nébuleuses, des enchantements d’arc-en-ciel. Mais le zizi dans le frifri : macache ! Inconnu dans les bataillons du ciel. Tu désincarnes dans les paradis. Tu n’as pas l’air de conserver ta foutue enveloppe charnelle qu’aux enfers. Nécessairement, puisqu’on te brûle. L’âme, c’est pas combustible ; t’as jamais vu cramer l’esprit, si ?
Et moi je sombre dans le tréfonds des tréfonds insondables. Je vais plus bas que la terre, au sous-sol du cosmos et comme il est infini, tu parles d’une randonnée, mon frère ! C’est pas joyce.
A force de m’engouffrer dans les abîmes du néant je finis par sentir que ma rotation ralentit. Lui succède bientôt une impression ascensionnelle. Allons bon, v’là que je repars pour les surfaces du réel, crever la pellicule de la quatrième dimension. Chassez le surnaturel, il s’en va au galop !
— Tu montes, chéri ?
Je monte.
Les anges s’anéantissent. Je garde mes bras en ogive au-dessus de ma tronche, kif un plongeur, pour aérodynamiquer ma remontée, parvenir plus vite à destination.
Et tout soudain, exactement comme lorsqu’on jaillit des plongées sous-marines, je retrouve la lumière, les bruits, les vérités premières.
La tour. Eclairée maintenant, preuve que la mère Alexandra a déniché le commutateur.
Je veux abaisser mes bras, mais c’est impossible, ils sont tendus vers le plafond. Je regarde : des bracelets de fer emprisonnent mes poignets et me maintiennent en position difficile, face à un mur de pierres salpêtreuses.
Je m’efforce de regarder derrière moi, aperçois ma valise, abandonnée sur le sol avec, épars, le fourbi qu’elle contenait. La porte de bois est refermée. Cloutée, bardée de pentures rébarbatives ; elle est l’unique issue. Dis : il est chouette l’appartement promis par le vieux milliardaire. Quel accueil princier !
Un picotement caractéristique à la base de mon crâne m’informe sur la nature de mon vertige : le gorille qui me suivait m’a filé une manchette japonaise.
Pas la première, ni la dernière hélas. Dans notre job de héros de roman d’action, si on n’a pas le crâne en acier, on est voué à des carrières éphémères. On joue les inutilités, l’espace d’un paragraphe. Tu clamses sans qu’on se rappelle ton nom. On le dit même pas, bien souvent. Tu es juste un frimant anonyme. L’un des gus mis en l’air au cours d’une échauffourée.
Des lancées me filent des coups d’aiguille à tricoter dans le cervelet. Je referme les quinquets pour apprivoiser la douleur.
Je suppose que ça va être long, l’attente.
Dans ces situations, je pense à Félicie, chez nous, à Saint-Cloud. A l’odeur de notre pavillon. A la rouille qui dévore la tonnelle. Faudra que je la repeigne avant qu’elle tombe en poussière. Des années que je me jure de le faire en rentrant. Ce qui m’emmouscaille, c’est la vigne qui s’est entortillée après, inextricable. Elle donne des raisins pas plus gros que des têtes d’épingle et qui deviennent chaque année plus mignards. Ils ont un goût atroce, même quand ils sont mûrs. D’une acidité pas soutenable. Et cependant, j’en bouffe une grappe ou deux chaque mois d’octobre, histoire de justifier cette vigne qui fait partie de notre vie.
Oui, je pense à chez nous où je séjourne si peu, qu’à peine j’y débarque me voilà reparti au premier prétexte venu. En somme, je n’y suis installé que par la pensée. C’est ma mémoire le vrai locataire. Avec m’man, bien entendu. Et Antoine, le garnement, qui pousse et qu’on va foutre à la maternelle à la rentrée. Et puis la bonniche espagote, miss poils-aux-pattes, avec son rouge à lèvres qui fait des grumeaux dans sa moustache. La manière qu’elle me visionne lorsque je descends en pyjmoiça prendre le petit déjeuner à la cuisine, nu-pieds, souvent. Elle louche sur mes pinceaux, la conne. Je suis sûr qu’ils la font mouiller. Pour elle, berlinguée encore, probable, ils expriment la nudité de l’homme. Mam’zelle Incarnation s’interprète des solos de guitare sèche, le soir, dans sa chambrette, d’évoquer mes ripatons. La sensualité, c’est bizarre, j’ai remarqué. Ça repose sur des riens. Des détails à la gomme, mais transcendés par des rêvailles confuses. Faut lui filer le train. On y trouve son compte de foutre.
Pour t’en revenir à la tonnelle, je viens de prendre une brusque décision, ici, enchaîné dans la tour des Guises de Fredd Meredith : je vais la « faire repeindre ». Je ferai appel à un spécialiste, qu’aura la patience de détortiller les ceps de vigne et qui passera plusieurs couches, dont une de minium. C’est curieux, mais me voici tout rasséréné par cette perspective.
Je cesse de penser pour accueillir un cortège en tête duquel avant miss Alexandra, cette vacherie mal ficelée qui torchonne le prosibe à Fredd.
Elle porte un petit plat d’émail contenant un nécessaire à piqûre. Charmant. Bouillon d’onze heures ou élixir de santé ? Ceux qui l’escortent sont les gorilles du Vieux, plus ses larbins noirs. Tout le monde est grave, silencieux, avec des yeux voilés de tourments intérieurs.
La gouvernante-infirmière-torcheuse-d’anus-et-cantatrice-chauvine me défait mon futal d’un geste expert pour une vieille demoiselle. Mon grimpant glisse. Elle me fiche sa fléchette dans le dodu : vzoum !
— J’espère qu’il ne s’agit pas de curare ? dis-je d’un ton léger, bien leur prouver qu’un Français, en toutes circonstances, naninanère, cocorico et tout le chenil !
Le liquide pénètre dans mes meules, bien frais, suave, sournois. Il se mue en ondes centrifuges. Et voilà-t-il pas que je me mets à entendre des gazouillis d’oiseaux, drôlement mélodieux. A renifler des parfums opiacés, à goder, même, me semble-t-il. Heureux ! que disait mon pote Fernand. La vie improbable, à la crème Chantilly ; tout n’est que velours et lumière suave. Je souris. Miss Alexandra est radieuse, belle à foutre le tricotin à des eunuques, salace. Un cul profond comme un tombeau, et une bouche pleine d’odeurs légères. Je la glorifie : reine de la pipe toute catégorie. Déesse aux seins d’albâtre. Les poils de sa toison sont des fils d’or. Elle est wonderful de partout, cette chérie. Elle me cause, et sa voix me chouchoute les tympans. Ce qu’elle me dit, je ne saurais pas te le répéter. C’est des choses floues, jolies, qui riment… Je lui réponds tout pareil. On échange un duo d’amour pas ordinaire. T’as déjà maté deux colombes s’aimant d’amour tendre ? La colombe et son colombin ? Bec à bec. Lui, traînant de l’aile, papattant sur place. Mignon manège, si poétique. Eh bien : ça ! Miss Alexandra-la-radieuse et moi, Santonio-le-sublime. Je t’aime, tu m’aimes. Tiens, prends ça dans ta poche marsupiale, ma jolie !
J’en défaille d’extase. Je finis par m’endormir de trop de bonheur.
La musique m’éveille. Un air langoureux comme ceux qui se goinfrent les portugaises dans ce patelin. Tu te dis, une cité amerloque, qu’automatiquement c’est la furia hot en plein, fracassante, concasseuse, sono outrancière, vocifération d’énergumènes, transes paroxysmiques. Mon zob ! Ici, tu retrouves presque la Vienne de jadis, période François-Joseph, Mayerlinge et consort. Tralalalala, tsointsoin, tsoin tsoin…
Sirop de violons, pleurnicherie des flûtes et hautbois, rythme ploum ploum du piano à queue longue commak.
J’ouvre mes châsses. Le plafond est tendu de tissu à petites fleurettes, style Laura Ashley. Les murs également. Les meubles sont Charles X canadien, en bois clair, pas tellement locdus malgré tout.
Je me mets sur mon séant. Par la fenêtre, j’aperçois une immense pelouse d’un vert britannoche et, à toute extrémité, la mer.
Elle est bleue, la vache, à faire paraître rouge un paquet de Gauloises.
Pendant un bon bout, je contemple cet infini d’azur, piqueté de voiles blanches. J’ai de la joie dans l’âme et aussi, chose curieuse, dans la viande. Rare que ton corps soit content, vraiment content. Ça ne se produit que par brefs instants : lorsque tu lonches la gonzesse aimée, ou que tu bouffes un plat qui te met les papilles en folie. Mais là, j’éprouve une espèce de jubilation physique. Ma caresse réclame de la vie, et encore de la vie, pour le pur contentement d’exister.
Je bâille délicatement, ce qui est rare lorsqu’on est seul. La solitude engendre le relâchement. Tu donnes de la longe à tes désordres quand tu es sûr de ne pas avoir de témoin. Sauf lorsque l’envie te prend de te respecter. Comme ça, gratuitement, pour dire de t’en jeter un jus.
La moquette est dans les tons parme. Elle est si épaisse que t’as la sensation de marcher dans l’herbe.
Je m’approche de la fenêtre.
Et du coup je tressaille (ou frémis, ou sursaute, ou sourcille, ou ai un haut-le-corps, comme je te dis souvent, chacun doit biffer les mentions qui lui paraissent inutiles ou malappropriées).
Je…[7] pour la bonne raison que je ne me trouve plus dans le château de Fredd Meredith. Fini le parc aux grands cèdres libanais, le fossé plein d’acide sulfurique, le pont lewis (aux U.S.A. on appelle ça ainsi), l’escalier doublement révolutionnaire, les tours d’angle, les fenêtres à meneaux. Je découvre une terrasse, avec quelques tables, des parasols, des chariots à bouteilles. J’ouvre la fenêtre et un pépiement ramageur de zoizeaux me mélodise les feuilles. Sur la droite, j’avise une roseraie sublime, c’est vraiment pas de la bagatelle, espère ! A main gauche, il y a deux courts de tennis, inoccupés pour l’instant. Deux chiens danois somnolent au soleil, sur la terrasse. Nulles autres vies ne se manifestent.
De douces senteurs, un temps paradisiaque, de la musique crémeuse, que faut-il de plus pour se sentir en état de félicité ? Je me penche un peu plus afin de considérer la maison, et je constate une construction moderne, toit plat, d’un seul étage.
Pas banale, mon aventure.
Rêverais-je, par hasard ? Suis-je en état d’hypnose ? Drogué ? Ce bien-être infini, cette hallucination, tendraient à me le faire croire. Mais de toute manière je m’en fous puisque je me sens heureux.
J’inspecte ma chambrette délicate. Une salle de bains aux murs recouverts de papier fleuri et aux appareils roses m’invite aux ablutions.
Je m’avise dans la grande glace surplombant le lavabo en forme de conque. Ma parole, je suis en pyjama. Un bath pyj’ de soie blanche gancé de noir. Hello, San-Antonio ! Ça va, la vie ?
Je me vote un sourire confidentiel. Je suis rasé de frais. Mais quelle est cette cicatrice rose à ma pommette gauche ? Quand donc me suis-je payé cette bavure ? Et puis aussi…
Oh, merde ! Voilà que j’ai de la moustache. Une fine baffie à la Menjou. Moi qui n’ai jamais porté ni barbouze ni bacchantes ! Tu parles d’une histoire ! Je tire sur les poils, pensant qu’ils vont me rester entre les doigts ou que toute la moustache va venir avec, mais que tchi ! Ça me fait mal et m’emplit les yeux de larmes.
Bon : je suis devenu moustachu.
Aussitôt, le naturel prenant le dessus, je me dis : combien de temps faut-il pour laisser pousser une telle moustache ?
Plus d’une semaine, non ? J’ai le système pileux luxuriant, certes, mais tout de même…
Ces sortilèges devraient me tourmenter, pourtant il n’en est rien et je les accueille avec bonhomie. Même si cette réalité n’est qu’apparente, faut « faire avec » comme dit Bérurier ; pour le moment, je m’en contente volontiers. J’accepte sans rechigner de m’éveiller dans une maison inconnue, vêtu d’un pyjama de soie blanche, la pommette marquée d’une cicatrice, les lèvres surmontées d’une moustache à la Craque Câble (comme dit également Sa Majesté, tiens, où est-elle en ce moment ?).
Je me fais couler un bon bain. Sont qualifiés de « bons » bains, les bains qu’on a très envie de prendre.
Je virgule de la drogue parfumée à l’essence de pin dans la baignoire, manière de corser mon plaisir. La musique serine dans la salle de bains, équipée d’une phonie, les mêmes naninanères que dans la chambre. C’est suave, pas gênant, ça ne t’encombre pas les trompes. Cela ressemble à un léger parfum dont l’air est imprégné parfois, aux abords d’un massif de lys ou de roses. Oui, il s’agit d’un « parfum sonore ». La formule me botte, je répète : « un parfum sonore ». Zou : la baignoire est déjà emplie et une chaîne montagneuse en mousse frémissante la domine. Je me dessape pour m’y glisser voluptueusement. Jusqu’au menton. C’est bath. Môme, je rêvais souvent de me prélasser sur un nuage, y a fallu que je prenne l’avion pour réaliser vraiment que les nuages ça n’existe pas.
Envol super des violons. Yen a au moins combien dans cet orchestre ? Une douzaine ? Ils s’enfoncent en toi pour t’arracher l’âme, comme une fourchette à escargots extrait le gastéropode persillé de sa coquille brûlante. « Nana nani nananère. » Ça te plonge dedans. Et t’imagines pas le combien cette musique ajoute à la volupté du bain.
Je place un gant de toilette sur le rebord de la baignoire afin d’y appuyer ma nuque. Je ferme les yeux et fredonne l’air en circulation. « Nana nani nananère. » Ça ferait chialer une brique d’émotion merveilleuse.
— Vous aimez cette musique ? m’interroge une voix câline.
Je rallume mes falots et j’aperçois la fille. Bon, je ne veux pas te raconter qu’elle est belle, c’est beaucoup mieux que ça. Beaucoup mieux que ce que tu serais capable d’imaginer. Beaucoup plus tout. Brune, les cheveux mousseux, la peau bronzée, des yeux d’un bleu tellement pâle qu’ils paraissent presque blancs à contre-jour. Ça, c’est ce qu’on peut rapporter à son propos, la description du premier degré, quoi. Mais la vraie n’est pas esquissable. Des tas de gonzesses sont brunes, avec la peau sombre et des yeux bleu pâle. Des chiées possèdent ces lèvres follement sensuelles, délicatement ourlées comme ils écrivent dans leurs foutus livres à la con, ces auteurs cons qui font croire aux cons que la littérature c’est comme ça et pas autrement, bande de malfaiteurs des lettres ! Naufrageurs de la pensée. Dynamiteurs de la véritable expression, mille fois maudits, conspués et chiés en glaireuses projections éclaboussantes par ceux qui savent ou qui sentent la réalité de dire. Non, pour t’en revenir, on ne raconte pas cette fille, son charme immédiat qui te court-circuite tout entier, depuis la moelle épinière jusqu’aux plus mignons replis de l’anus si orfèvrement cannelé, moi je trouve.
Elle s’exprime avec un léger accent espagnol, mignonnement zézayeur, juste pour dire d’ajouter. Elle est court-vêtue d’une simple blouse blanche en nylon qui lui arrive à mi-cuisse, s’échancre puissamment, s’ouvre merveilleusement large.
Ce qui frappe, tout de suite après son étourdissante séduction, c’est sa gaieté. Elle est joyeuse comme est joyeux un chaton.
Elle décroche une brosse en forme de couronne pourvue d’un manche de plastique.
— Voulez-vous que je vous frotte le dos, Jimmy ? Les hommes adorent ça, je crois ?
Déjà elle s’est placée derrière moi et les crins de la brosse se mettent à me fourbir la superficie, calmant par magie les menues démangeaisons qu’ils y font naître.
— Ça vous plaît ? demande-t-elle.
Mézigue, un peu berluré, je me tiens penché en avant. P’t’être que des fois, bien intentionnée comme elle paraît être, elle accepterait de me mignarder sous les roustons, ce qui ne mange pas de pain, tu conviens ?
— Il fait un temps merveilleux, déclare-t-elle, moins chaud qu’hier. Ça vous dirait de prendre le petit déjeuner sur la terrasse, Jimmy ?
— Breugh heurmph grrr oui, parviens-je à répondre.
La musique se fait de plus en plus suave. La fille en blouse blanche sent divinement bon. Le bain est (attends que je trouve un adverbe convenable…) miraculeusement (je suis allé au pressé) tiède.
Moi, à ce régime-là, comme disait un marchand de bananes, je veux bien signer un contrat de cent piges renouvelable pas taciturne reconstruction (Béru).
— Vous avez raison, approuve ma frotteuse d’échine. Sans doute aimeriez-vous le prendre en compagnie de Mlle Abigail, elle dort encore, mais je vais aller la réveiller.
Je renifle pour me donner le temps de réfléchir. Las, je ne réfléchis à rien. Je suis paumé. Tu ne sais pas retrouver le canard dans un pâté de canard, n’est-ce pas ? Tout est méli-mélo. Dans ma tronche, ça ressemble à du pâté de canard ou autre.
Je m’extirpe d’à travers les muqueuses une onomatopée qui peut passer pour un acquiescement.
— O.K., dit la déesse brune en s’arrêtant de m’astiquer le socle à sommeil ; je vais la préparer. On se retrouve en bas dans vingt minutes, Jimmy ?
C’est seulement au bout d’un temps d’incertitude que je murmure :
— Pourquoi m’appelez-vous Jimmy ?
La fée brune sourit avec trente-deux chailles que j’aimerais te faire visionner pour que tu saches au moins une fois dans ta miséreuse vie ce que c’est qu’une denture, pauvre porteur de chicots.
— Mais, parce que vous vous prénommez Jim, répond-elle.
Elle disparaît.