XVI DEUX MOTS D’EXPLICATION

Laboratoire est un terme impropre, mais je ne suis plus à cela près.

La pièce où nous déboulons, Morton, Béru, Berthe et moi est, en réalité, une cabine d’enregistrement. Elle fait au moins trois cents mètres carrés, et elle est encombrée d’appareillages impressionnants, que tu te croirais dans une station émettrice.

En fait, c’en est une. Ce qui frappe, c’est qu’un seul personnage suffit à assurer le fonctionnement de ce formidable fourbi : un petit homme encore jeune, blême et frisotté, affublé de lunettes de myope.

Il est survêtu d’une combinaison blanche, pas très propre, et regarde alternativement bobiner des bobines et s’agiter des aiguilles rouges sur des cadrans blancs. Notre venue semble le surprendre, mais la présence du docteur le rassure.

— Magnifique installation, dis-je au doc. Ça a dû coûter un paquet, non ?

Il ne répond pas. Paraît lointain depuis que Bérurier l’a dérouillé. Je m’avance sur le binoclard, le sourire aux lèvres.

— Hello ! je lui fais.

— Hello ! il me répond.

Et là-dessus, ma droite part dans son sourire d’accueil comme un chien savant dans le cerceau qui lui est brandi.

Il a pas le temps de piger. Ses besicles voltigent. Le frisotté s’écroule. Il s’agit d’un K.O. d’une netteté diamantaire. Jus de muscles à l’état pur ! Y a rien à jeter, tout est bon.

Machinalement, parce qu’il est le client idéal en ce qui concerne les réflexes conditionnés, Alexandre-Benoît file un coup de latte dans son temporal. Non qu’il aime frapper un homme à terre, mais il écrase d’instinct les cancrelats.

Ayant de la sorte agi, il se tourne vers moi et s’inquiète, avec une ombre de réprobance dans le ton :

— Pourquoi qu’t’as démoli c’brave garçon ?

— Parce qu’il est à l’origine de ton impuissance sexuelle, mon bébé.

Pour lors, le Mammouth pousse ce grand cri radiophonique qui écrase les prix et les tympans.

— Attends qu’j’y crève la paillasse, à c’t’enfoiré !

— Minute ! Il ne fait qu’exécuter les ordres de ton ami Morton.

C’est un instrument prêt à obéir aux volontés de qui l’utilise, Bérurier. Il se détourne sec du gisant pour se tourner vers le docteur.

Je m’interpose :

— Attends : ne l’abîme pas, on va en avoir besoin pour s’évacuer vers des contrées propices, Gros.

C’est Berthe qui, poussée par ce bon sens féminin qui assure la suprématie de la dame dans le règne animal, pose la question à mille francs :

— Comme t’est-ce, cher commissaire, que ce petit trouduc pouvait faire débander mon homme ?

— Grâce à une prodigieuse découverte du docteur Morton, ici présent. Il a inventé l’onde Chmoldu qui neutralise les influx nerveux. Injectée, si je puis dire, dans un programme radio, cette onde n’est pas perceptible par l’oreille humaine. Elle opère son travail de « déconnection » sans que le sujet en soit conscient. Or, il y a à la tête de cette ville une organisation qui exploite l’onde Chmoldu. J’ai été surpris de constater, en débarquant à Noblood-City, à quel point la musique était omniprésente. On entend le même programme de partout, dans la rue, dans les lieux publics, dans les hôtels. Il est pour ainsi dire « imposé ». Cela parce qu’il est porteur de l’onde Chmoldu, ma bonne Berthe. Et elle a fait son œuvre dans la population. Voilà pourquoi il n’y a pas de crimes dans cette cité, voilà aussi pourquoi on y devient impuissant : l’onde Chmoldu, toujours… Emise depuis cette clinique, elle est envoyée à la station émettrice de la ville et part sur les ondes officielles. Elle va dans les conduits auditifs anéantir les volontés. La populace est devenue passive, dolente, sans ressort. Les gredins qui la manipulent, si je puis ainsi parler à propos d’une chose aussi éthérée, ont tous un filtre dans le conduit auditif. Penchez-vous sur le zigoto que je viens de praliner et vous découvrirez le filtre dans ses étagères à crayons. Le bon et génial docteur Morton aussi en est équipé, pas vrai, doc ? Et mon pote Martin Fisher, chef de la police, décédé à la fleur de l’âge pour avoir tenté de faire cavalier seul, possédait également son petit sonochose dans les portugaises. Il redoutait tellement de subir, malgré tout, les effets de cette onde maléfique qu’il coupait la musique en arrivant quelque part. Si Morton vous a fait venir ici, c’est parce qu’il a découvert en Béru une nature d’élite, un hyper-tringleur sur qui il a voulu essayer son invention. Il était curieux de voir si le vigoureux tempérament de votre mari résisterait à l’onde Chmoldu.

— Mais comment t’est-ce vous avez appris ça, commissaire ? me mélode la rondelle du Faubourg.

— Par une ravissante blonde qui appartenait à la bande des écumeurs de Noblood-City. C’est à cause d’elle que nous sommes ici, tous les trois.

Effectivement, mon lapin. Si tu réfléchis, elle aura été le détonateur qui nous a propulsés dans l’affaire. La charnière. Chez Lipp, d’abord, en m’informant discrètement que Morton appartenait à la C.I.A., ce qui est faux, bien entendu ; mais cela a suffi à nous intriguer assez pour nous faire accepter la proposition du docteur. Ensuite, à l’hôtel Madison où un système de micros lui permettait de suivre ma conversation avec Fisher. Au moment opportun, elle m’a dit d’accepter et, docile, je lui ai obéi. Pour voir. Par bravade… Merveilleuse opération psychologique en vérité ! Et tout à l’heure, nous nous sommes trouvés nez à nez devant les ascenseurs. Je lui ai narré ce qui venait de se passer. Notre conversation a été mouvementée dans l’immensité pénombreuse du parking souterrain. Une fille ligotée dans une bagnole après que tu as fixé un tuyau de caoutchouc au pot d’échappement pour ramener les gaz à l’intérieur du véhicule, laisse rapidement son énergie au portemanteau. Au bout de quatre minutes elle suffoquait et consentait à déballer le linge salle de Noblood-City. Tu comprends, vieux bigorneau malade ?

« Ce qui a tout déclenché, c’est ma ressemblance avec Fratelli. Car la bande à Meredith, outre les profits qu’elle tirait de l’exploitation des Noblood-citizens en utilisant leur absence de volonté pour les écumer comme du pot-au-feu, gardait l’espoir de mettre la pogne sur les deux millions de dollars du Rital, et surtout d’amener Abigail à rectifier son testament. Alors on s’y est pris astucieusement pour m’amener ici, puis pour s’assurer de ma collaboration. Et sais-tu pourquoi Meredith a voulu risquer le paquet avec sa fille ? Parce qu’il avait fini par découvrir qu’elle n’était pas aussi folle qu’elle le faisait croire depuis des années. Lui et ses boy-scouts essayèrent bien de lui faire le coup du sérum de perlimpinpin, seulement avec le choc qu’elle avait subi, les effets furent désastreux et ils craignirent le pire. Mieux valait tenter autre chose. Je fus cet autre chose.

Et un « autre chose » comme moi, tu peux toujours te fouiller pour en dénicher un autre.

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