— Dedieu de charogne, tu m’diras pas ; mais c’te fois, il a bougé, mon chibre, Berthy. J’ai nettement senti sa frémissure. Elle m’a résonné jusqu’au fond des bourses. J’te jure qu’ça va reviendre, ma grosse, pour peu qu’t’y mettrais du tienne. Tripote-moi les frangines pendant qu’tu m’joues du Mozart à la flûte enchantée, gamine. Mieux que ça, faut s’dépenser dans les cas d’urgerie. Aye pas peur d’initiater. Invente. Jamais s’avouer vingt culs. Mords-me-les doucement, comme une jument mordille son poulain. Mais pas d’voracerie surtout ! Qu’une fois tu m’as dolori un rouston à trop bien faire, comme si tu t’serais trouvée devant un rognon sauce madère. Vouais, ma vache, continue. Et là, hein ? Il a pas eu un p’tit soubresaut, le bandit ? Il réanime, qu’je te dis. O merci, Jésus, Marie, Joseph ! Si ça pouvrait que je retrique déjà ! Comme avant, ma loute. Tu t’rappelles ce mât de Gascogne ? J’sus certain qu’on va au succès, poulette ! La première fois que je te renfourne, je te payerai un bout de robe, ma mignonne. Alors, là ! Là, c’est net. T’es d’accord qu’y r’nait de ses cendres, mon Félix ? Y sort du port toutes voiles dehors, non ? Mais non, j’rêve pas : vise-moi Popaul qui s’fout au garde-à-vous. Berthe, mon chérie, mon aimante, ma grotte miraculeuse, ma vache. Ça y est ! L’rev’là ! En bois d’arbre ; franc et massif ! Fais-lui une bise pour moi !
Le silence qui succède n’est plus troublé que par les discrets halètements d’un sommier de bonne compagnie.
Car nous nous trouvons dans l’hôtel le plus sélect de Montréal ; sur la terrasse devant nos chambres. Il fait un doux soleil et le cocktail que nous éclusons à menues gorgées gourmandes chasse les vilaines brumes sanglantes de ces derniers jours.
— Dites, darling, murmure Abigail.
Je sais ce qu’elle va me demander. Je m’y attends depuis que la serviette noire a explosé. La môme a une petite figure aujourd’hui, malgré la détente dont nous jouissons. Elle est en train de relire les lettres d’amour fou qu’elle écrivit à son amant, jadis. Elle semble un peu surprise par certains termes. On ne devrait jamais relire des lettres d’amour quand l’amour qui les suscita s’est éteint. Elles sont écrites en une langue étrangère qui n’a cours que l’espace d’un instant.
Elle a laissé retomber son bras.
— Oui, mon cœur ?
— Jimmy avait préparé cette serviette piégée à mon intention, n’est-ce pas ?
— Mon Dieu, qui peut le savoir désormais…
— Moi, fait-elle d’un ton buté. Car il m’avait prévenue que j’aurais à la lui porter là où il me demanderait de le rejoindre, un jour…
— Il préparait peut-être un attentat quelconque ?
— On ne piège pas ce genre de choses longtemps à l’avance, ce serait trop risqué. J’avais eu tort de tester en sa faveur et de le lui dire.
— On a toujours tort d’agir ainsi, Abigail.
— Il ne m’aimait pas.
Je ne réponds rien. A elle de tirer les conclusions. Son passé lui appartient. L’amour qu’elle porta à Fratelli lui a coûté assez cher…
Nous nous taisons. Le sommier des Bérurier joue un hymne triomphal. Alexandre le Grand a retrouvé sa superbe virilité. Et il se laisse bercer par l’étrange musique d’un lit. Je suis certain qu’il calce sa mégère benoîtement, Benoît. A la papa, comme on lonche toujours sa femme après une longue absence.
— Vous devriez détruire ces lettres, petite. A quoi bon les relire ? Vous vous faites mal pour rien.
Elle hoche la tête.
— Je n’ai pas mal. Il me semble qu’il s’est agi d’autres gens… Comment expliquez-vous cela, darling ? Moi qui, à l’époque de notre liaison, n’existais que pour lui et aurais fait le tour de la terre à genoux s’il me l’avait demandé ?
Je branle tu sais qui ? Le chef !
— L’oubli est la honte de l’existence, et c’est également sa gloire, réponds-je, un poil sentencieux, comme il est bon de l’être lorsque tu veux esquiver une question trop abrupte sans trop te casser la gueule.
Elle regarde son paquet de babilles. On devine l’à quel point elle l’aimait, son beau Rital (je dis beau puisque je suis son sosie) aux différents papelards composant le lot. Il y a là du beau faf satiné, à son monogramme, et puis des marges de journaux, des papiers de Prisunic achetés à la hâte, pour vite recueillir le débordement d’une passion pleine de foutre et de larmes, comme toutes les passions des hommes, de par notre pauvre vie haletante, égarée, miséreuse, qu’elle seule éclaire l’amour. O mes frangins en passion, qui un instant aurez pris feu, qui un instant serez dépassés dans le lyrisme éperdu de l’amour éperdu, je vous ouvre les bras et vous sauve. Vous qui savez tout le poignant du seul être qui manque et dépeuple tout. Vous qui savez la brûlure de la peine intarissable sur les joues en manque de baisers. Vous qui êtes devenus autres pour trop avoir été vous-mêmes dans la recherche d’absolu.
Et voilà que je pars à déconner pour la cohorte des cœurs secs, misère de pauvre moi !
Qu’ils ne me le pardonneront du bout de leurs dents gâtées, qu’à grand renfort de mes calembours et trouduculteries.
Laisse-moi mettre un blanc pour honorer les autres. Une minute de silence à la mémoire de nos mémoires meurtries.
— Vous avez raison, dit-elle. Il convient de brûler cela.
Alors nous entrons dans la chambre où il y a une cheminée (au Canada, tu penses !). Elle place la momie de ses amours anciennes sur la grille du foyer. Je craque une allouf. Le tirage de la cheminée couche la petite flamme bleue. Je l’approche de la lettre la plus fine, en m’efforçant, pieusement, de ne pas lire les mots qu’elle éclaire. Le papier bien sec s’embrase avec un petit bruit avide. Et bientôt la flambée se fait générale. L’amour passé d’Abigail crame joyeusement, en répandant une petite fumée grisâtre.
Cela dure peu, car des milliers de cris ne tiennent que peu de place lorsqu’ils sont confiés à du papier.
Maintenant, tout est racorni, noirci, schisteux comme une cassure d’ardoise. On regarde s’anéantir la correspondance d’Abigail. Je la touille, sans cruauté, avec le tisonnier. Un son métallique retentit. Parce que quelque chose est tombé des cendres, à travers la grille. Quelque chose qui gît à présent sur les briques réfractaires.
Je dégage l’objet. Il s’agit d’un petite clé plate, brunie par le feu.
L’ayant recueillie et fourbie, je peux lire ce qui est gravé sur l’anneau. Bank of Chicago. 888.
— Ça vous dit quelque chose ? demandé-je à Abigail.
Elle examine la petite clé à son tour. Puis elle a une secousse de tout son être, comme si elle prenait un oursin dans son sac à main au lieu de son mouchoir.
— Mais oui, bien sûr…
— Et cela vous dit quoi, Abigail ?
C’est la clé de mon coffre personnel. Tout comme il m’avait donné procuration sur le mien, moi je lui avais donné procuration sur le mien.
Je la chope par les épaules.
— Oh, Seigneur, Abigail ! Abigail, voulez-vous parier que par excès de précautions, Fratelli est allé déposer ses deux millions de dollars dans votre coffre à vous ?
— Serait-ce possible ?
— Je vous fous mon billet qu’il a agi de la sorte. Je le sens, et je suis un homme avec un pif gros comme une cheminée d’usine. Le fric est dans votre coffre ! Quand tout sera tassé et que vous retournerez aux States, vous vous mettrez en quête de ce qu’est devenu son contenu. La banque, si elle a repris possession du compartiment 888, a dû placer son contenu au dépôt des biens en instance.
— Arrrvvvvrhouahahaaa ! hurle Bérurier dans la chambre voisine.
Le silence qui succède est de courte durée. Quelques incongruités belles de trop d’amplitude retentissent. Puis la voix du Seigneur Béru prend le relais.
— Bon gu d’bon gu, dit-il, retrouvant ses origines paysannes, j’sais pas combien de coups t’est-ce que j’ai tirés dans ma vie, la Grosse, mais çui-ci, parole d’homme, ce sera été l’plus beau d’tous.
Et il ajoute ému, troublé, aimant :
— J’sus content que ç’aye été avec toi au lieu d’une vraie pétasse ; l’Bon Dieu fait bien les choses !