Noblood-City ne se différencie aucunement des autres villes américaines de son importance. Y a plein de motels entre l’aéroport et le centre ville. Des motels qui rivalisent d’ingéniosité et de mauvais goûts. Les constructions de certains représentent des huttes de trappeurs ; pour d’autres, il s’agit de tentes d’Indiens, on trouve encore des maisons arabes, des cottages anglais, voire tous les principaux personnages de l’univers Mickey, transformés en habitations. Ensuite viennent les supermarkets, mais en France, maintenant on est dans le coup et je te décris rien. On dépasse des halls immenses de bagnoles d’occasion dont les prix sont affichés en énormes caractères sur les pare-brise. Et puis des maisons de jeux, où règne un vacarme effroyable, avec d’immenses travées d’appareils à sous, de juke-boxes, d’engins électroniques qui te permettent de disputer un match de tennis ou de foot, ou bien de piloter une formule 1 dans la Cordillère des Andes.
Et brusquement, des buildinges se dressent. Plus patinés que ceux de Sarcelles. Peut-être plus humains, malgré tout.
On ballotte, les Bérurier et moi, dans une immense Chevrolet jaune, comportant une bande que ça représente des damiers noirs et blancs. Le conducteur est un énorme rouquin sans cou, en bras de limouille, dont les manches sont roulées serrées jusqu’à l’épaule. Il sent la cage aux tigres quand le personnel du zoo est en grève. Sa photo figure à l’intérieur du véhicule, au-dessus du compteur, et tu l’envisagerais fort bien sur une affiche de recherche pour meurtre.
Un bras hérissé de poils de cochon passé à l’extérieur, le gus tambourine la carrosserie de son bahut en nasillant des trucs de rhinocéros femelle en gésine.
Berthe regarde autour d’elle, avec les yeux fascinés d’Alice au Pays des merveilles. Elle s’est mise sur son 31, que dis-je : son 69 ! Un tailleur délicat dans les tons rouge pompier, un chemisier dans les teintes vert pomme. Des bijoux de toute beauté, achetés chez Viniprix pour les uns et à Mammouth (Bérurier oblige) pour les autres. Mistress Berthe radine à l’assaut de l’Amérique, intéressée mais nullement effarouchée, sûre de sa beauté, persuadée de son charme, survoltée par sa qualité de Française. Elle écoute couler dans ses veines son sang de petite-fille de Jeanne d’Arc, et de fille de La Fayette. Cette Amérique sur laquelle elle prend pied ressemble, pour elle, à une kermesse où elle compte bien tâter de tous les comptoirs, user de tous les gadgets et se gaver de toutes les popcorneries qui passeront à sa portée.
Pour Bérurier, quant à lui, il s’agit d’une sorte de revoyage de noces sur fond de mission diplomatique. La queue prête à tout, il vient assurer la pérennité du coït français. Il se régalera, certes, mais au bénéfice d’une noble cause.
Il épluche délicatement des peaux mortes cernant son pouce et les consomme comme de menus amuse-gueules. Une apparence de réflexion accordéonne son front d’intellectuel de la pioche.
— Ce qu’j’me demande, fait-il au bout de secondes muettes, c’est qu’j’m’demande pourquoi t’est-ce que tu nous as accompagnés, moi et Berthe, vu qu’ tu viens pas en qualité de démontreur, toi ? Note bien qu’ j’t’reproche pas, au contraire : ça m’fait plaisir de t’avoir av’c nous, mais ça m’intrigue.
L’en vérité, c’est qu’il redoute, le Gros. Il a peur que je ne supervise ses allées et venues, ses faits et gestes, et surtout ses conneries. Il fait l’important devant sa vachasse. Joue les souverains-maîtres et seigneurs, se compose une attitude d’homme d’Etat.
J’hausse les épaules que Ted Lapidus ne rembourre jamais, d’abord parce que ça n’est pas son style, et ensuite parce que les miennes n’en ont pas besoin.
— Ordre du Vieux. Il s’est renseigné à propos des dires de Morton sur l’absence de crimes dans ce bled. C’est un phénomène social qui l’intrigue et il m’a chargé d’étudier la question sur le tas. Il est inimaginable qu’une concentration urbaine de plus de deux cent mille têtes de pipe reste plus calme qu’un aquarium plein de poissons rouges.
— Ah bon, se rassure Mister Braquemé. Donc on n’aura rien à voir les uns av’c l’autre ?
— Pas la moindre interférence entre nos deux missions, Messire.
Il achève de s’auto-consommer. Le taxi roule à présent au fond d’une fosse bordée de gratte-ciel, où le soleil n’a jamais mis le rayon. Le sol est jonché de papiers gras. Les magasins sont médiocres, les poubelles échevelées. Les flics inutiles sont assis sur le bord des trottoirs, lisant des Comics. Des gens de race blanche, d’autres de race noire, vont leurs petits bonshommes de chemin. La circulation est épaisse mais s’effectue à un débit régulier.
C’est l’Amérique haletante, avec son fourmillement d’enseignes lumineuses, son grondement paroxysmique, où les moteurs et la musique se confondent au point que l’on ne sait plus différencier les pistons des uns et de l’autre.
Notre bahut vire sec pour emprunter une rampe qui conduit au porche marmoréen de l’hôtel Madison. Un portier indifférent dans son uniforme bleu à brandebourgs dorés nous regarde descendre nos bagages sans lever le petit doigt, d’ailleurs il s’en cure l’oreille, et c’est son droit vu que la chose en question se nomme auriculaire, ce que j’ai toujours trouvé absolument dégueulasse.
Je cigle le driver, lui attrique un pourliche si copieux qu’il m’en dit merci, ce qui est molto rarissime de la part d’un chauffeur de taxi, surtout américain. Et chacun empoigne sa valoche pour entrer dans le palace.
Quelle n’est pas notre surprise (en anglais pour surprise) en voyant surgir d’un fauteuil clob profond comme une pensée de Pascal (extraite de Pauvre Blaise) notre petit camarade le Dr Philipp Edward J. Morton, mirifique dans un costar de toile blanche et une chemise noire sur le côté avant droit de laquelle un écusson commémoratif représente l’attaque japonaise sur Pearl Harbour.
Il vient à nous, chaleureux comme un haut fourneau, nous pétrissant à qui mieux mieux dextre et sinistre en balançant des interjections, des exclamations et même des postillons comme il est d’usage à Longjumeau.
Pour un peu, il embrasserait les Bérurier que, déjà, il nomme ses chéris chéris. Il ne veut pas que le couple princier s’installe à l’hôtel.
Il entend le garder sous la main, toujours à dispose. Il a sa voiture à deux pas. « Donnez-moi votre valise, chère madame. » Il empare la valoche à Berthe, ce qui permet au Gros de refiler la sienne à son épouse et de partir, les mains aux poches.
Tout cela s’opère en un tourne-disque ; pardon, qu’est-ce que je raconte ? en un tournemain. En deux pots de cuiller à coups, ils ne sont plus là, et Antonio-le-magnifique se retrouve au mitan d’un hall au mauvais goût luxuriant, sa grosse samsonite noire en main, l’air évasif, le cœur serré par il ne sait quelle confuse angoisse, mais beau tout de même, d’une beauté altière, avec ses yeux, son nez, sa bouche, ses deux oreilles, et ses testicules durs comme des noyaux d’avocats.
Prenant son parti de l’incident, San-Antonio se dirige vers l’immense estrade de la réception. Dit qu’il est M. Santantonio de Paris. Qu’une chambre doit lui être réservée. Il dit cela à un grand mec dont la tête est tellement allongée qu’on pourrait en faire deux petites avec. Et voilà que ce con, pas gracieux de vocation, se met à confondre en salamalecs variés, comme quoi bienvenue, et vous avez-t-il fait bon voyage, sir ? La direction vous présente ses compliments et vous a réservé sa meilleure suite (au prochain numéro). Tout ça, bien dans l’obséquiosité la plus carpette. Et les collègues à double tronche se sont levés avec un ensemble parfait pour une courbette d’accueil. Essayez la déférence, comme ils disent à Francinter. Je me sens seigneur, tout soudain. Personnage de marque. Hors classe. Je me dis que si ces gens recevaient notre Saint-Père, le dernier Rockefeller ou sa Grasse Majesté d’Angleterre et banlieue, ils comporteraient pas avec plus d’égards (Faure). Je brinde à la foule, les bénis urbi et orbite, leur distribue quelques dollars en chute libre. On me laisse signer le registre des entrées comme s’il s’agissait du livre d’or de l’Arc de Triomphe. Qu’à peine paraphé, on m’a biché la valoche, deux grooms sont laguche, l’un portant mon bagage, l’autre mon imper, précédés par le chef de réception lui-même suivi d’un péone tenant la clé de l’appartement 12.018. Le cortège se met en marche jusqu’aux ascenseurs. Le chef de réception m’invite à monter dans l’un des six. Il y prend place, seul avec moi, tandis que la piétaille s’engouffre dans un autre. Double-tronche m’annonce qu’il fait un temps splendide, ce dont j’avais cru me rendre compte dès l’atterrissage. Il me répète que le Madison est vachement honoré de m’accueillir, c’est un jour day, pour eux, à marquer d’une opale (seule pierre blanche digne de moi). Il me semble qu’il mouille d’orgueil à m’escorter de la sorte. Son futal gris s’auréole dangereusement. Ce gusman doit connaître des éjaculations précoces, ce qui est toujours déplorable pour sa partenaire, obligée d’attendre un problématique second service pour pouvoir grimper aux rideaux.
On parvient au douzième. Les couloirs sont larges comme la piste number ouane de Roissy-Charles de Gaulle. Moquette à fleurs, ça représente des dahlias et c’est joli que tu ne peux pas t’en faire une idée. Faut le voir pour le croire. Tous les trois mètres, y a des appliques à six branches, style Louis XV nouillorkais : très bath. Les portes sont dorées, avec des poignées de verre fumé, tellement fumé qu’il te pique les yeux quand tu regardes trop attentivement.
Au beau mitan du couloir, imagine-toi une double porte. Devant, se tiennent deux chambrières saboulées de rouge et blanc, l’une est noire, l’autre blanche. La blanche est très brune et la noire très blonde, comme il se doit.
Elle s’incline à mon passage. Légère flexion de la jambe droite. On joue « Les Petites filles modèles » chez cette vachasse de Mme de Fleurville, laquelle guérit si bien les morsures de chien enragé avec de l’eau salée, que c’en est à se demander ce que Pasteur est venu faire chier la bibite au monde avec ses vaccins de mes fesses !
Je pénètre dans un appartement que les bras m’en tombent et m’en tomberaient même si j’étais manchot depuis la seizième génération.
Ah, ils font bien des choses, là-bas, ces poètes. Mon Dieu, Seigneur, comme ils savent ! Comme ils prouvent ! Comme ils imposent magistralement leur sens inhumé (ou inné, si tu préfères, je m’en fous, merde, des nœuds pareils, on va pas chipoter !) de la décoration. Cette archiclasse ! Cette réussite apogétique ! Cette faramineuse branlette ! Et le luxe, nom de Dieu, le luxe ! Oh ! Maman ! Viens voir le comment ton fils est accueilli en terre américaine. La Fayette, grand con, tu ne pouvais pas rester à Chavaniac, Auvergne ? Je vous demande un peu : un marquis ! Ben retournes-y voir, mon vieux Marie-Joseph ! Va mater le résultat ! J’entre en un lieu qui pourrait s’intituler « Le Palais du Tapis », ou « Tout pour la Moquette ». Tant tellement qu’en a épais, des couches superposées, des à franges, des en soie, des façons iraniens made in Chicago, des Chinois made in Hong Kong. Que ça regrimpe contre les murs, bordel ! Toutes les couleurs répertoriées jusqu’à ce jour sont offertes en une formidable palette de laine ou de soie tressées. T’en trouves sur les tables, sur le dossier des chaises. Et alors, bon, après l’orgie de tapis, t’as une débauche de verre filé, mais qu’a pas filé assez vite ! Des lustres à faire crever de jalousie Murano. Des lampes sur pieds, des appliques, des pendeloques, tout ça que si tu oses un éternuement, ça te fait le carillon Westminster dans le Landerneau. Les canapés sont grands chacun comme la place Vendôme. Y en a des ronds, des carrés, des ovoïdes. Et puis les tableaux, je te recommande : viens un de ces jours avec une hache qu’on casse la croûte ! Le chef de la déception me guigne du coin de l’œil. Il attend mon sursaut, ma trémolance d’époustouflement. L’obtient.
— Pourquoi ? lui susurré-je sombrement. Oh, pourquoi ?
Il me sourit grand comme un Brie entamé.
— For you, sir !
Pour moi ? Merci. Merci. J’espère qu’ils auront un jerrican d’essence et des allumettes !
Merci pour cette magnificence de chiotte ! Merci pour cette grandiloquerie à pompons. Bravo ! De toute beauté. Réalisation ex-tra-or-di-naire.
Il m’oblige à traverser les steppes de l’Asie minable, pour faire coulisser, sur simple pression d’un bouton, une cloison qui sépare de la chambre. Alors là, chapeau ! Louis XIV pensé par un décorateur américain. Les fastes de la royauté absolue. Blanc ! De bas en haut, d’est en ouest. Et puis un trône de quatre marches lumineuses. Dessus, un lit rond, sommé d’un ciel de lit, surmonté d’un aigle blanc aux yeux lumineux. Fourrure, fourrure, et refourrure. Ours blanc ou polyester ? Mystère. Et des glaces. Une chiée de gigantesques glaces. Enfin quelque chose qui réfléchit !
Le bi-tronche me désigne son nez dans l’un des miroirs, et il appuie dessus.
— Ici, la salle de bains, monsieur.
Il a déclamé monsieur en français.
Nouveau coulissage. La glace cède la place à d’autres. Un palais de marbre blanc délicatement veiné de rose me surgit dans les rétines.
Puis, on m’apporte mon imper et ma valoche.
Puis, on me laisse seul avec mon étonnement.
Il est aussi grand que cette suite démente…
Au milieu de la chambre, sur une table basse, en tu sais quoi ? Glace ! Trône une somptueuse corbeille de fleurs immaculées (c’est leur conception de l’accueil) à laquelle est épinglé ce mot :
« Martin Misher, chef de la police de Noblood-City, souhaite la bienvenue à son éminent confrère le commissaire San-Antonio. »
Gentil, non ? Délicat. Une corbeille de fleurs blanches, comme à une jeune mariée. Je comprends qu’il s’agisse d’une ville pacifique, si les flics passent leur temps à s’adresser des roses et des lys ! Ou alors, peut-être qu’il take du rond, le Martin Fisher ? Peut-être que n’importe quoi ? Va-t’en savoir dans un pays pareil.
Je commence à défaire ma valoche en chantonnant. Une fois que mes hardes sont rangées dans la penderie invisible, je procède à un examen de mon royaume pour en apprécier toutes les ressources. J’y déniche des téléviseurs géants, astucieusement dissimulés derrière des tableaux, des chaînes Hi-Fi, des bars pleins de bourbon et de champagne, la Bible, des revues pornos, des vibromasseurs, des godemichets à fleurs, toute la panoplie du voyageur soucieux de ses aises physiques et spirituelles.
Mais le fin du fin, le plus bathouze, c’est dans la salle de bains que je le déniche. Tu vas voir, non, je te jure, ça mérite d’être conté menu et par le menu.
Voilà que je passe dans cette partie utilitaire de ma suite (au prochain numéro) afin de m’y ablutionner un tantisoit mains et museau, c’est pas que les escarbilles de charbon soient abondantes en avion, mais tu sais ce que c’est ?
La baignoire est ronde, faut descendre des marches pour y entrer et y a de la lumière au fond, ainsi que du miroir encore afin d’en fausser la profondeur et te permettre de vérifier que t’as l’oignon bien fourbi et les poilducs par paquets de dix. Et puis le lavabo représente une énorme fleur stylisée, very bioutifoule très beaucoup ! Et un compartiment spacieux est réservé à la douche. Il est muni d’une porte en glace aussi, mais sans tain du côté in pour qu’on peut voir depuis dedans, préciserait l’Emir Bérurier. Et tu peux pas imaginer jusqu’où va se nicher le confort : un strapontin est posé dans la douche, afin que tu puisses morfler, assis, l’assaut cribleur des deux cent cinquante-trois jets dont se hérissent les parois.
Or, donc, j’open la porte et que découvré-je, assise sur le strapontin, nue et les jambes croisées, rousse et souriante, roulée sublime avec plein de petites taches de rousseur autour du nez ? Une gonzesse, mon vieux crabe des sables. Une vraie, authentique, vivante, complète, avec des loloches surdilatés, le cul du siècle, un maquillage extra. Elle n’est pas entièrement à loilpé, force m’est de préciser pour la beauté véridique du prodigieux récit, ayant en sautoir un large ruban rouge, kif le grand cordon de la Lésion d’une heure, sur quoi duquel est marqué : « Bienvenue, San-Antonio. »Pour lors, j’en ressens des picotements partout, y compris là où tu sais. Jamais je n’ai bénéficié d’un tel accueil. Que de délicatesse ! Quelle suprême attention ! Jusqu’où ont-il poussé le raffinement, mes homologues nobloodois ! Mais c’est Byzance, les Mille et une Nuits !
— Hello, baby ! je lance joyeusement.
Alors elle décroise ses jambes, me prouvant par ce gracieux mouvement qu’elle est authentiquement rousse, ce dont je ne raffole pas, mais à cheval donné, tu ne dois pas regarder les dents, m’a toujours enseigné Maman. Bon, les rouquemoutes, c’est pas ma version idéale, n’étant pas un homme de ménagerie, mais bien que j’utilise en principe des stylos à bille, je ne rechigne pas à utiliser un stylo à encre quand d’aventure on m’en offre un, tu comprends ça, Samburne ?
Je lui tends galamment la paluche pour l’aider à s’extraire de la douche. Elle obtempère gracieusement, sans se faire prier, que, va-t’en savoir, elle poireautait ici depuis des éternités.
Elle a des yeux verts, ce qui est la moindre des choses pour une rouquinos, merde, si t’as pas des compensations avec des poiluchards couleur carotte, c’est à se flinguer !
— Pas trop ankylosée, darlinge ?
Elle secoue la tête. Puis me propose ses lèvres épaisses et rouges comme une tartelette à la fraise. Poliment je lui octroie les miennes, mais molo, car ensuite, pour se défaire de sa peinture, je devrais faire monter de l’essence de térébenthine.
— Mon nom est Molly, qu’elle m’annonce en frottant ses pare-chocs contre ma poitrine.
— Très belle initiative de vos parents, mon petit. Vous prenez un drink ?
Elle veut bien.
— Bourbon, champagne ?
— Un bourbon-champagne.
Dis, elle a de la santé, miss Molly ! Je connaissais déjà les Bourbon-l’Archambault, mais le bourbon-champagne, point. Ça doit aller rapidos, la beurranche, avec une pareille potion magique.
Elle est allée se placer sur le plumard, dans une posture drôlement bien étudiée, je te le dis. Assise, les jambes pendantes, et largement ouvertes, le buste rejeté, les bras en arrière pour soutenir l’ensemble. De telle sorte que ce qu’elle a de plus intéressant se trouve mis en évidence, ô combien !
— Puis-je savoir qui vous envoie ? questionné-je en confectionnant son long drink meurtrier.
Elle fait avec la bouche le bruit que Béru fait plus volontiers avec son anus surmené.
— Je ne sais pas. Je suis demoiselle de compagnie chez « Mamy Mouse ». On m’a demandé de venir ici.
Elle se cogne sa mixture en un long frétillement de la glotte. Parée pour la manœuvre. La voilà qui me décoche ce regard fripon qu’avaient les héroïnes du muet dans les rôles d’espionnes, quand elles aguichaient le chef des services secrets allemands.
— Et alors, petit cœur, pas trop fatigué par le voyage ? me demande cet aimable brasier en faisant sa voix pareille à quand tu parles dans le bec verseur d’un arrosoir vide.
— Epuisé, dis-je, histoire de dissiper les espoirs fallacieux.
Je vais quérir un talbin de cinq dans mon aumônière.
— Tenez, baby, pour votre rouge à lèvres. Je suis ravi de vous avoir connue et j’espère faire mieux la prochaine fois.
Elle morose, la gosse. Déçue en plein. Fond en comble. Espérait des prouesses du valeureux frenchman. Un zig comme moi, elle pouvait escompter. Ça l’allait changer de ses businessmen à la con. De ceux qui gardent leur chewing-gum en baisant parce qu’ils n’ont pas l’idée de faire une petite minouche de politesse, juste pour lier les relations.
— Je dois foutre le camp ? grommelle-t-elle d’un ton moins bien élevé que précédemment.
— Foutre le camp, surtout pas, mais vous retirer, ça oui, rectifié-je, avec le sourire étincelant qui me contraint à porter un heaume en Plexiglas teinté lorsque je prends le mors aux dents.
— Alors on m’a bourré le mou, à propos des Français, ronchonne la mère Molly. On m’assurait qu’ils étaient les champions de l’amour.
— Y a de ça, ma jolie, mais ils ont leurs têtes, leurs têtes et leurs culs. Vous ne trouverez jamais plus cabochards que ces gens-là.
Elle hausse les épaules.
— Moi qui me réjouissais, soupire-t-elle, je me disais : enfin de la viande fraîche ! Je ne sais pas ce qui se passe, mais les gens ne s’envoient plus en l’air à Noblood-City. Y a comme une épidémie de queues pendantes. Notez, les bonnes femmes non plus ne pensent plus à la bagatelle.
— Et vous, petit ange, vous n’êtes pas encore contaminée par le fléau ?
— Non, au contraire. Faut dire que les copines m’ont surnommée « Feu-aux-fesses ».
« J’ai toujours pris mon métier à cœur. C’est une véritable vocation, chez moi. D’ailleurs, y a l’hérédité : maman était dans le truc, et ma grand-mère, et la mère de ma grand-mère, comme ça en remontant jusqu’au Mayflower.
La voilà qui m’amuse. M’intéresse, en tout cas.
— Un autre drink, baby ?
— Et comment !
— Vous éclusez sec, on dirait ?
Elle re-rigole :
— Moi, je bois pour oublier ; pour oublier que je n’ai à me souvenir de rien. Ici, la vie est d’une banalité à faire frémir.
— Pourquoi n’allez-vous pas ailleurs ?
— J’en arrive, c’était pas mieux. Ce sont les êtres qui sont banals, partout, tous, toujours. Y a rien à attendre d’eux qu’un peu de pognon, pour le reste on est prié d’apporter son manger.
Et bon, moi, son discours désabusé m’intéresse. Cette nana, certes, travaille avec ses miches, mais elle pense avec son cœur, et ça me botte. Je lui en veux plus d’être rouquemoute, moi qu’aime pas ça et qui, dans le genre, ne supporte que Mathias.
Elle lichetrogne à zéro le second glass, se dresse.
— O.K., je rentre dans ma robe et je les mets, dit-elle.
— Attendez un peu, petite fée des fesses.
Molly sourcille et me visionne en biais.
— Vous chopez des ardeurs, frenchman ?
— Pour l’instant, c’est surtout votre conversation qui me plaît. Comprenez-moi, je suis pas le gars à se faire emballer d’emblée par une souris, aussi mirifique fût-elle. Une femme, chez nous, on aime à la séduire soi-même, ou du moins qu’elle vous donne cette impression. C’est de l’orgueil. N’oubliez pas que le coq est notre emblème. Bien sûr, il a les pieds dans le fumier, mais il dresse la tête et chante fort.
On rigole bien. Elle biberonne de plus en plus et tient le litron à la perfection ; pourtant, du bourbon mélangé à du champagne, faut l’encaisser !
— Dites donc, beau gosse, murmure la petite grand-mère, vous devez être une huile sacrément importante pour qu’on vous dorlote pareillement ?
Je lui laisse accroire. On est vanneur ou on ne l’est pas : moi je le suis un peu, je reconnais.
Un sourire du genre énigmatique m’évite de répondre.
— Vraiment, dis-je, c’est pas des bobards, cette panne des sens de la population ?
— Hélas, non ! Tous les journaux en ont parlé. Les gens commencent à paniquer sérieusement, dix pour cent des habitants de Noblood-City au moins ont déjà mis les bouts.
— Toutes les catégories d’individus en sont frappées ?
— Toutes ; les jeunes et les vieux ont droit à la débandade.
— Et on attribue cette calamité à quoi ?
— On ignore. Ils ont tout analysé sans rien découvrir. Des commissions de savants sont venues de tous les coins du pays avec un vrai fourbi, et elles sont reparties en donnant leurs langues aux chats.
— Dis donc, fillette, ça doit être la méchante déconfiture chez ta « Mamy Mouse » ?
— Affreux ; elle a dû licencier la moitié de son cheptel et le reste travaille au ralenti. On fait surtout le gars de passage ; mais on ne peut pas tourner seulement avec le voyageur ; une boîte comme la nôtre doit avoir une base solide, sédentaire. Pour un pince-cul, l’habitué, c’est comme l’abonné pour un journal, il constitue le fond de roulement.
Elle a remonté ses jambes en tailleur, ce qui lui exorbite la chatte, et elle a les coudes sur les genoux, tu vois ? Et puis le menton dans une main, et de l’autre, elle lisse ses poils roux marqués de bœufs, pensivement. Assez bandant, tout ça. T’as beau être sectaire, détester la carotte, de te trouver en tête-à-tête avec un frifri pareil à une tulipe stylisée, ça t, quoi, reconnaissons-le. Tu deviens un peu songeur des claouis, fatal.
— Je me suis laissé confier également que Noblood-City mérite bien son nom ?[2] dis-je, d’une voix neutre.
Molly opine :
— Exact, mais à mon avis, ça va ensemble.
— Qu’est-ce qui va ensemble ?
— La frigidité et l’absence de crime. Les gens ont perdu un certain influx, je pense. Ils sont devenus sages, physiquement et moralement.
— Cependant, la vie continue, non ? La population travaille, va, vient, achète, vend, bouffe, dort ?
— Oui, mais assez mollement. Voulez-vous que je vous dise, frenchy ?
— Je ne veux que ça.
— Ils sont distraits. Voilà leur mal. Entre la réalité et eux, il existe une espèce d’écran invisible. Ils continuent de dire et de faire des choses, mais avec ce petit décalage qui fait perdre à ces choses leur signification exacte. Je voudrais vous faire comprendre…
— Tu me fais très bien comprendre…
Elle n’est pas satisfaite de ses explications malgré mon approbation. Elle cherche une autre formulation.
— Vous voyez, beau gosse, tout être produit et dégage de l’électricité, non ? Eh bien, on a l’impression qu’eux n’en fabriquent plus.
— Je vois.
Je me verse un doigt (vertical) de bourbon, sans glace. L’alcool me racle un peu le gésier au passage.
— Et des gens comme toi, par exemple, reprends-je, des gens… épargnés, en rencontres-tu ?
— Bien sûr. Et c’est justement parce que j’en rencontre que je peux faire la différence avec les autres. Grâce au ciel, il y a encore des habitants intacts : les pestes d’autrefois ne frappaient pas tout le monde, sinon nous ne serions pas là !
Pas bête, ma rouquine. Ça y est : elle me plaît.
Je déboucle ma ceinture, tombe mon grimpant, déboutonne ma limouille. Y a des jules qui conservent leurs chaussettes aux pieds pour limer ; moi j’estime que ça fait glandu, instituteur libre. De ce fait, j’arrache les miennes. Dans des ébats, tes pinceaux participent au même titre que tes plus nobles morcifs. Y a pas d’abats. Rien n’est accessoire. L’amour, ça se fait sur toute ta surface.
Molly me considère gravement, attendant la fin finale de mon décarpillage. Lorsque mon kangourou gît sur la moquette, elle émet un sifflement très yankee et ricane :
— Ben, mon lapin, si Diogène arrivait avec sa lanterne, il n’aurait pas besoin de chercher davantage !