CHAPITRE IX

« Suuuur les grands flots bleus.

« Où viennneut seu mirer les étoileus,

« Nous zirons tous deux… »

— Oh ! Béru !

Nous ne sommes plus dans la voiture, mais dans une pièce sans meubles éclairée par une lucarne circulaire. Je suis ligoté et le Gros aussi (lui serait plutôt alligoté) et allongé à même plancher. Mon compère occupe une position assise. Il a la tête légèrement inclinée sur le burlingue et il chante d’une voix morte, en considérant l’extrémité de ses targettes.

— Béru !

Il se tait, relève la tête et me regarde avec une certaine indifférence. Il paraît fatigué.

— Vous me causez, m’sieur ? qu’il balbutie.

J’ai idée que le coup de tarataboumvoilà a déguisé sa pauvre cervelle en mayonnaise.

Il ajoute :

— On se serait-y pas rencontré à Casablanca ?

— Voyons, Béru…

— Je vous cause !

— Je ne suis jamais allé à Casablanca !

— Moi non plus ; il devait s’agir de deux autres personnes…

Il se désintéresse de moi, dodeline la tronche et se remet à chanter :

« Nous zirons tous deux,

« Une nuit z’au caprice des voiles. »

Ça me file en rogne de le voir à ce point ensuqué. Vous ne voyez pas qu’il reste gaga, le brave Béru ? La petite chaise à roulettes avec sa grosse Berthe attelée dans les brancards ! Troïka sur la Piste Blanche !

— Hé ! Gros, ramone-toi un peu le bulbe !

Mais je n’insiste pas. Le plancher sur lequel je gis vient de décrire une embardée terrible. Pendant un court instant une vague frangée d’écume a obstrué le vasistas qui s’avère ainsi être un hublot. Pas d’erreur, le subconscient du Gros a deviné juste ; nous sommes en mer, c’est pourquoi la bonne pomme brame à tout va les Grands flots bleus.

— Béru ! Recolle au peloton, mon gars, sinon tu vas être disqualifié !

Il vagit, vrombit, barrit, éternue et finit par relever la hure une nouvelle fois. Il me regarde, me voit, me reconnaît, me sourit et, d’un ton gracieux, me dit :

— Salut, mec, j’ai fait un bon petit somme. Alors quel est le programme de la matinée ?

— On pourrait commencer par la visite du château d’If, je soupire.

— A cause d’à propos de quoi tu dis ça ?

Je ne réponds rien. Il mate autour de lui, plisse son front de penseur, et balbutie :

— Mais où qu’on est, San-A. ?

— Point d’interrogation à la ligne !

— Mais t’es attaché !

— Presque aussi solidement que toi !

— Mais je le suis aussi !

— C’est ce que j’ai cru bon de te préciser dans la précédente réplique.

— Ah ! mince, je me rappelle : les flics. Comment qu’ils nous ont assaisonnés, ces vaches !

— Ça m’étonnerait que ce soit des flics.

— Tu crois ?

— Et ceux d’hier non plus n’étaient pas des flics.

Comme dans une pièce de théâtre, la porte s’ouvre à cet instant, et quatre personnages font leur entrée. Il y a là les deux faux flics d’aujourd’hui, les deux faux flics d’hier, plus un mince vieillard, extrêmement élégant. Il a une tête de vieux petit garçon. Une fente de tire lire à la place de la bouche, deux boules de loto à la place des yeux, et deux feuilles de lotus à la place des gouvernails de profondeur. Ah ! j’allais oublier : un pied de marmite à la place du naze.

Il porte des lunettes à monture d’or, un complet bleu marine aussi uni que le Royaume du même nom, et il a les cheveux blancs en brosse. Illico, je constate que les quatre autres lui témoignent les marques (et même les contremarques) du plus profond respect (le leur fait au moins douze mètres de profondeur, c’est vous dire !).

Le cortège s’avance jusqu’à nous et s’immobilise. Un vrai cauchemar ! Il me semble que je suis calanché et que je viens d’arriver aux Enfers où un aréopage effrayant me juge.

C’est le vieillard qui prend le crachoir. Il le fait en français, mais un français suçoté. Après chaque mot, le vioque lichouille l’emplacement supposé de ses lèvres.

— Messieurs, fait-il, c’est un grand honneur pour moi de vous accueillir sur mon yacht.

— Et pour nous, alorss ! clame le Mastar. Détachez-nous un coup, qu’on puisse vous faire la bibise !

Le vioque poursuit :

— Je ne voudrais pas vous causer de trop grands désagréments ni accaparer votre temps précieux, c’est pourquoi je vous serais reconnaissant de bien vouloir me remettre l’enveloppe que vous savez !

— Quelle enveloppe ? je gazouille, en chiquant à l’étonné.

— Monsieur le commissaire, vous devez savoir ce dont je parle !

— Pas le moins du monde !

Le vieillard sort de sa poche un petit vaporisateur, il ouvre grande la tirelire et s’asperge le palais.

— J’ai de l’asthme, s’excuse-t-il en remisant son matériel.

— Une cure dans les monts Dore vous réussirait, affirmé-je.

— Alors, cette enveloppe ?

— J’ignore ce que…

Il reprend, un ton au-dessus :

— Cette enveloppe que vous avez saisie sur le cadavre de notre cher et noble ami Fouzy Houtusé, que vous avez montrée au portier de votre hôtel, que vous avez portée à un vieux libraire de la rue Rrhû-Hi-Guiliguili-Hou, lequel, ses mânes reposent en paix dans la gloire de ses ancêtres, s’est fait hara-kiri après l’avoir touchée…

Silence. Pas la peine de biaiser. Il a mené son enquête, le tétard à binocles. Il sait beaucoup de choses…

— Je ne l’ai plus, assuré-je.

— Nous le savons, car nous nous sommes permis de vous fouiller très attentivement.

— Comme vous avez fouillé ma chambre d’hôtel ?

— Comme nous avons fouillé votre chambre d’hôtel ! Où se trouve-t-elle ? Il vaut mieux, pour le salut de votre vie et de celle de votre ami, que vous nous la rendiez !

Le Gros renifle et me lance d’un ton sec :

— Allez, rends-y sa baveuse, à ce vieux cocu, et qu’on se barre ; moi, elle commence à me battre les pruneaux, ton affaire.

Je frémis. Hier au soir, le Gros n’a pas vu que je laissais l’enveloppe à Roult et il suppose que ce document mystérieux est toujours en ma possession.

— Tu es complètement zizi, Béru, tu sais bien que je l’ai remise à notre ambassadeur.

— Morte vache ! s’exclame le Gros, où que c’est-y que j’avais la bouille ? Même que c’est mézigue personnellement que je l’ai portée à Sa Majesté l’ambassadeur !

Béru, il est comme les comédiens de petites tournées, faut toujours qu’il en fasse trop et qu’il déclame la tirade des amis par-dessus son texte.

Le vieux Jap nous considère derrière ses verres bombés. Ma parole, ils ont tous des besicles, les Nippons, c’t’ année. Il se détourne vers ses camarades et leur lâche deux mots dans sa langue.

Illico les quatre sbires empoignent Son Excellence Bérurier et l’évacuent. Je reste seul dans la cale, seul avec le bruit de la mer, le tangage, le roulis et l’envie d’être ailleurs.


Plus de deux heures s’écoulent. J’essaie de me libérer de mes liens, mais macache comme dit Bonnot ! On nous a ligotés très serré avec un fil de nylon, et lorsque je pèse dessus, mes entraves me cisaillent la viande. J’ai un mal de tronche qui n’est pas dans un bandage herniaire. Le coup de goumi était de first quality. C’était pas de la matraque d’amateur, mais de l’outil de précision : nerf de bœuf renforcé plomb avec revêtement de caoutchouc. La faillite des analgésiques, les gars ! Un coup sur la praline après le dîner et vous pouvez foutre vos suppositoires à la poubelle ! Ma dose a été d’autant plus efficace que mon petit infirmier me l’a doublée. Le facteur nous sonne toujours deux fois !

Donc, une cent vingtaine de minutes s’écoulent avant que ne se rouvre la lourde du cagibi. Les faux matuches d’hier viennent prendre livraison du commissaire. L’un me saisit les cannes et l’autre les endosses et nous voilà partis.

Nous partîmes Saint-Saëns (pour une Danse Macabre), mais par un prompt renfort… Ces carnes cavalent dans la coursive, en prenant bien soin de me cogner le but contre les parois.

Nous débouchons dans la vraie cale. Les trois autres sont là qui entourent un énorme tonneau d’où s’échappent des rires, des gloussements. Je finis par distinguer, sortant du tonneau, la bouille écarlate du Gros. Il se marre comme un congrès de bossus en train de voir jouer Bobosse sur le dos d’un chameau.

— Ah ! les cons, meugle l’Affreux. Ce qu’ils vont chercher !

« Arrêtez, j’en peux plus. Hihihi ! Ho ! Ça chatouille ! »

Mes convoyeurs[9] m’approchent du tonneau. Avec une horreur indicible, je découvre le machiavélisme de ces crapules. Béru est à poil. On l’a badigeonné de miel et introduit dans ce fût qui est plein de fourmis. Une plaque de verre, percée d’un trou pour laisser émerger la tronche du Gros, sert de couvercle. Un boisseau de bestioles grouillent sur le corps de mon cher petit camarade.

Le vieux Jap aux lunettes cerclées d’or se tourne vers moi.

— Le miel sert de hors-d’œuvre, m’assure-t-il. Mais lorsqu’ils l’auront fini, ces aimables insectes continueront leur repas. Ce sont des fourmis Boufbéru, les plus terribles de l’espèce. Dans deux ou trois heures, il ne restera de votre valeureux ami que son système osseux.

Cette perspective calme comme par enchantement le fou rire du Big-Lard.

— Hé ! San-A. ! Fais pas l’œuf ! me supplie-t-il. Dis-leur où que t’as mis l’enveloppe ; moi, je joue plus !

Pour lors, votre petit San-Antonio mignon se livre à un calcul express. Si je leur dis la vérité, Roult aura les pires ennuis et notre situation ne sera pas solutionnée pour autant, car je me doute bien que nos tourmenteurs ne nous remettront pas en liberté après cette série de voies de fait ! L’enveloppe maudite entre leurs mains, ils nous attacheront un gros morcif de ferraille aux nougats et nous virgulerons dans le Pacifique. Pour lors, ce sera définitivement « Bonsoir m’sieur-dames » sur l’air des lampions (et des lanternes japonaises).

Mais, vous ne l’ignorez plus (car ça fait un bout de temps que je vous le serine, n’est-ce pas mes mésanges ?) j’ai plus d’un tour dans mon sac.

— Très bien, en supposant que je parle, que me proposez-vous en échange ?

— La vie sauve, rétorque le Jap au nez en pied de marmite.

« Je sais que vous autres, Occidentaux, y attachez une grande importance. »

— Qui me prouve qu’une fois en possession de l’enveloppe, vous respecterez votre engagement ?

— Rien, certes, répond le nain jaune sans s’émouvoir. Mais comme c’est la seule chance que vous ayez, il est normal que vous vous y cramponniez. Je vous donne ma parole que si vous donnez l’enveloppe, vous ne serez pas mis à mort. A vous de décider…

— Fais confiance à monsieur, intervient Béru. On voit tout de suite que c’est quelqu’un de sérieux !

Les fourmis commencent à lui briffer la bidoche et il donnerait n’importe quoi, plus autre chose, pour qu’on le sorte de son tonneau, le cher Diogène. Il en a assez d’être déguisé en friandise.

— Entendu, je vais parler, fais-je. Mais comme gage de votre bonne foi, commencez par sortir mon ami de là !

Courbette aimable du petit croquant binoclard.

— Qu’à cela ne tienne !

Et il bonnit quelque chose à ses acolytes.

Aussitôt, l’un des gnaces va chercher un appareil à fly-toxer et se met en devoir de vaporiser un liquide par le trou du fût de Béru. Le Gravos éternue à plusieurs reprises. Puis il cesse de se trémousser car les fourmis ont été foudroyées par cette pulvérisation. Trois minutes plus tard le brave inspecteur Bérurier est hissé hors de son sépulcre. Sa peau est rouge vif. Jamais il n’a été aussi propre, notre bon Pépère. Les fourmis lui ont fait sa grande toilette car, en même temps que le miel, elles ont becté toute sa crasse.

Le pauvre Biquet se met à se gratter à pleins ongles.

— Ces charognes-là m’ont déclenché une crise d’antiquaire, ronchonne-t-il. Oh ! ce que ça me démange ! Déliez-moi les paluches que je puisse me gratter partout, bordel de merde !

Mais au lieu de souscrire à sa requête, c’est vers moi que les autres se tournent maintenant. C’est bibi qui polarise l’attention.

— Nous vous écoutons ! fait Grand-Papa Bouton-d’or.

— J’ai mis l’enveloppe dans une autre enveloppe que je me suis adressée recommandée, en poste restante, assuré-je sans sourciller.

Un silence suit.

— Pourquoi avez-vous agi ainsi ?

— En attendant de connaître sa signification.

— Car vous l’ignorez ?

Les deux boules de loto jaunâtres me fixent comme les gobilles d’un hypnotiseur fixent le médium.

— Oui, monsieur, je l’ignore.

— Eh bien, tant mieux, fait le petit vioque au bout d’un moment de silence.

Il se tourne alors vers ses petits amis et les harangue. Les autres opinent. Le vieux se retourne vers moi.

— Deux de ces messieurs vont vous conduire au bureau de poste, décide-t-il. Ils vous surveilleront très étroitement et interviendront avec promptitude si vous essayez de leur échapper.

Il retire de sa poche une sorte de petit écrin en laque et l’ouvre. A l’intérieur, il y a une bague munie d’un gros chaton.

— Valeureux étranger, dit le ouistiti à binocles, il faut que je vous explique le secret de cette bague…

Il la passe à son doigt et avec l’ongle du pouce fait jouer un mécanisme invisible. Une sorte d’aiguille de la taille d’une aiguille de phonographe jaillit du chaton.

— Une piqûre de cette aiguille et vous tombez foudroyé, me dit mon hôte.

Nouvelle manœuvre, mais inverse afin de faire rentrer l’aiguille dans son logement. Il retire la bagouze et la passe au doigt d’un des vilains pas beaux de sa collection.

— M. Padecarburohamamoto, ici présent, vous tiendra par le bras. A la moindre velléité… Vous comprenez, je pense ?

— Vous pensez ! ricané-je.

— D’autre part, nous conservons votre ami en otage. Si par miracle vous parveniez à vous échapper il serait mis à mort immédiatement et ce, d’une manière particulièrement désagréable.

Un temps. Le vieux crabe aux pinces d’or hoche la tête.

— C’est tout.

Il fait un signe aux autres. Padecarburohamamoto et un autre minable s’approchent de mézigue et me déligotent. Puis Padecarburohamamoto m’empoigne par le bras.

— Fais pas l’œuf, hein, San-A. ! me crie Béru au moment où nous franchissons la lourde.


En débouchant sur le bridge (ou plutôt sur le deck) je m’aperçois que nous naviguons sur un yacht magnifique. Je ne sais pas combien de tonneaux il jauge, mais c’est une belle unité. Il a jeté l’ancre à quelques encablures du rivage et le capitaine Kishiduhoduma est en train de donner des ordres pour qu’on mette une embarcation to the sea. Trois minutes after, nous dévalons l’échelle de coupée et prenons place dans le canot à moteur qu’un marin du bord pilote. Mine de rien, je mate le nom du bâtiment. Ça peut servir. Le barlu est blanc comme un cygne. Il s’appelle Hositodihositofé. Banco, c’est inscrit dans mon petit fichier cérébral.

Nous abordons un instant plus tard dans un petit port privé. Un jardin japonais borde la grève à cet endroit. Et, au bout du jardin, s’élève une merveilleuse construction, toute en bambou refendu. C’est de la crèche de grossium. Mes escorteurs m’entraînent vers la demeure.

J’ai dans l’idée qu’elle appartient au proprio du yacht.

L’un des deux, pas celui-là : l’autre va chercher une puissante limousine (non pas à Limoges mais dans un garage proche de l’habitation) et Padecarburohamamoto me pousse à l’arrière du véhicule. Cette patate respecte vachement la consigne, et ne me lâche pas le bras d’une semelle, comme ne manquerait sûrement pas de dire Béru.

— C’est de la poste centrale ? me demande-t-il.

— Oui.

Nous roulons dans un petit chemin qui embaume la verveine, le jasmin, le chrysanthème, l’héliotrope, le réséda, la fougère sauvage, l’œillet fané de Grenoville et le lotus roja (merci monsieur Vilmorin, ça c’est de la terre meuble !). Après deux cent vingt-deux mètres quarante et un de trajet dans ce chemin délicat, nous débouchons sur la route qui va de Kawasaki à Tokyo. Personne ne moufte. La main de Padecarburohamamoto est pareille à un bracelet. Je la sens bouclée à mon bras d’une manière quasi définitive. Bien calé sur les coussins moelleux de la chignole, je réfléchis. Je me dis : « Et maintenant, mon San-Antonio chéri, que va-t-il se passer ? Que vas-tu faire (car je me tutoie dans l’intimité) ?

Nous allons aller à la poste. Naturellement, il n’y aura rien à mon nom.

On me ramènera à bord de l’Hositodihositofé, et ensuite…

Ensuite, je n’ose envisager ce qui se passera. Nous sommes tombés sur des types passés maîtres dans l’art du sévice. Le peu que j’ai vu est édifiant et je n’ai pas envie d’assister à la suite du programme. Je pourrais bien jouer mon va-tout et essayer de les mettre, mais alors ce serait la fin du gros bonhomme. Béru, mort à la tâche ! Après quelle séance, grand Dieu ! Le vieux magot est très capable de lui faire découper les vestibules avec des ciseaux à broder ou de lui faire avaler un bidon d’essence avec des pierres à briquet pour enflammer celle-ci. Que faire ! Je me recueille, je me concentre. J’adresse un message au Très-Haut avec accusé de réception et réponse payée.

Mais je ne trouve rien et nous continuons de rouler. Nous voici maintenant dans Tokyo. Nous roulons devant les anciennes usines allemandes Besstaguengretchen-Kejbeztakrupp et nous atteignons la place Hifoskifo au milieu de laquelle s’élève la statue d’Hokilépabo, l’inventeur de la brouette japonaise à double carburateur.

L’auto se range devant un grand édifice. Nous v’là à pied d’œuvre, m’sieurs-dames ! Je me mets à siffloter « Il est nippon, ni carré, ni pointu », cette fameuse chanson suisse qui met en cause la ville de Bâle. Mon mentor me tient toujours de la même manière. Il n’a pas l’air bien cuit, ce mec-là, bien qu’on affirme « qu’un mentor n’est jamais cru ».

Nous pénétrons dans un hall gigantesque entouré de guichets. Un tas de broux vibrent sous l’immense verrière : il y a des brouhahas, des brouhihis (pas de brouhuhus car le « u » se siffle en japonais).

Mes deux camarades m’encadrent soigneusement, comme vous encadreriez la photographie de Mme Michèle Morgan si elle vous faisait l’honneur de vous la dédicacer. Ils me guident droit au guichet de la poste restante. Manque de bol (de riz), il n’y a personne et c’est tout de suite à moi. Le préposée est une ravissante gosse au sourire en forme de violette.

— Je dois avoir une lettre recommandée à mon nom, lui dis-je, en anglais.

Et je balance mon blaze sans l’articuler, car je viens d’avoir une very good idée, mes frères.

— Quel nom ? demande la mignonne enfant.

Je répète, mais en escamotant davantage encore.

— Vous avez des papiers ?

— Bien sûr, miss !

En voilà une qui, malgré la couleur de sa peau, ne mérite pas le prix citron.

Maintenant, c’est le moment de faire vérifier le gonflage de vos cellules grises, si vous voulez bien piger ce qui va suivre. J’ai mal prononcé mon nom afin d’amener la fille à me demander mes fafs, avant de constater qu’il n’y a rien à mon nom dans ses casiers, you see ? Et je voulais qu’elle me les demandât (carte, ou de virement) afin de me donner un prétexte logique pour lever un peu les bras. Padecarburohamamoto me tient le bras gauche juste au-dessus du coude. Vous y êtes ? Bon. Pour prendre mes papiers dans la poche intérieure gauche de mon veston, les mouvements normaux sont les suivants : élever ma main gauche jusqu’à mon revers gauche. Saisir celui-ci d’icelle et d’écarter pour permettre à ma main droite de se glisser à l’intérieur de mon veston. Vous comprenez toujours, oui ? Sinon faudrait le dire et je vous ferais un dessin. Pas la peine, dites-vous ? O.K.

Comme le Jap me serre très fermement le bras gauche, avant de lever celui-ci, je me tourne vers lui et je murmure discrètement :

— Vous permettez ?

Ceci afin qu’il relâche un peu son étreinte.

Et ça se produit tel que je le souhaite. Il ne me lâche pas, oh non ! Mais ses doigts se décrispent un peu. Alors j’exécute la première partie du mouvement et, de ma main gauche, je saisis mon revers gauche. Natürlich, ce que je vous raconte de manière aussi détaillée se déroule logiquement. Ça vous paraît long parce que je vous fais du ralenti littéraire (si peu littéraire d’ailleurs que vous voudrez bien m’excuser).

Maintenant la seconde partie du mouvement reste à accomplir. Au lieu de plonger ma main droite à l’intérieur de mon veston, elle va continuer par-dessus le vêtement en se transformant en poing. Et il faut que ce poing atteigne la pointe du menton de Padecarburohamamoto à une vitesse suffisante pour qu’il soit K.-O. avant d’avoir déclenché le chaton de la bague.

Je ne peux pas prendre d’élan : ça les alerterait. Je me concentre à bloc. Toutes mes forces se dirigent vers mon biscoto droit. La charmante postière attend, avec son sourire extrême-oriental. O.K., San-A. ! Vas-y, mon fils. Et pense à ta brave Félicie qui t’attend en ce moment en passant de l’encaustique dans ta chambre à coucher.

J’ai tiré bien des ramponneaux à des types depuis le début de ma carrière, mais jamais un comme celui que voilà ! La plus belle droite in the world, si on vous dit que c’est Robinson qui l’a administrée lors de son combat contre La Motta, vous pouvez jurer que c’est un mensonge et qu’elle a été interprétée au bureau de poste central de Tokyo.

Très courte, très brève, sèche comme la prise de congé d’un ambassadeur à la suite d’une rupture diplomatique. The patate, les gars ! Elle claque sec. Et instantanément le Jap s’écroule. Il n’a pas eu le temps de faire jouer la bague meurtrière, ou alors j’ai rien senti. Continuant sur la trajectoire de mon coup de poing, je saute par-dessus Padecarburohamamoto et je gagne la sortie à une vitesse qui laisse très loin derrière Mag 2, Mag deleine et Mag num.

Je bouscule des tas de mecs et j’arrive à la sortie.

Point d’interrogation : que fiche l’autre sbire ? Me file-t-il le train ou s’occupe-t-il de son petit camarade ? Je ne peux perdre un dixième de seconde pour m’en assurer. Je cours, je cours. Je plonge dans la bagnole car au départ j’ai remarqué une chose : elle n’a pas de clé de contact. Je tire sur le démarreur : elle dit oui. Je passe une vitesse, c’est la seconde, mais ça s’arrache, d’autant plus que j’envoie une bonne ration de coco dans les carburos.

Une silhouette se plaque contre l’auto. C’est l’autre patate qui fait un numéro de rodéo. Pas dégonflé, le monsieur ! Il s’est jeté, d’une détente terrible, à plat ventre sur le capot. Comme numéro de haute voltige, ça se pose là ! J’essaie de le décramponner en donnant des coups de volant à gauche et à droite, mais ce macaque est d’une agilité inouïe. Loin de décramponner, le voilà au contraire qui parvient à dégainer son feu.

Seul le pare-brise nous sépare. Il me masque la visibilité et je suis obligé de me tenir presque debout pour conduire. Déjà le canon de l’arme s’élève. Ces Japs, quel courage ! Il sait qu’en me butant, ce sera l’accident inévitable et qu’il a de fortes chances de se faire écrabouiller contre un mur, mais il s’en branle. Un pruneau pour pulvériser le pare-brise et un autre pour déguiser San-A. en macchabée. Que faire ?

Je freine à mort. Une voiture de police qui me filait ne peut éviter le choc et me percute. Le choc est assez terrible et du coup, le tireur disparaît du capot. Comme bouchon de radiateur, je le trouvais plutôt déplaisant.

Je redémarre. Ce faisant, ma bagnole a un soubresaut et je sens que j’écrase quelque chose de mollasson. Aucune importance.

La voiture de police a écrabouillé tout son avant sur mon arrière et ne peut repartir. Les poulets ont été commotionnés, mais l’un d’eux, moins sonné que les autres, défouraille à tout va dans ma direction. Les pruneaux crépitent sur ma carrosserie. Pourvu que je n’en morfle pas un dans le paletot ou qu’il ne crève pas mes boudins. Mais non. La distance grandit entre le tireur et moi.

Sauvé !

Maintenant il s’agit de faire fissa. Je suis libre, mais le Gros attend, à fond de cale, ligoté comme du saucisson (c’est d’ailleurs cette métaphore qui doit le réconforter en ce moment). Sa pauvre vie se joue à pile ou face. S’il y a le bigophone à bord, tout est fichu. Mais si Padecarburohamamoto ne peut prévenir son chef à distance, j’ai une minuscule chance de pouvoir intervenir. Si je peux disposer d’une petite heure, tout sera O.K. car les flics ont noté mon numéro. La voiture est facilement repérable et j’aurai les archers au panier, ce qui sera une bonne chose une fois que je me trouverai sur le yacht. Mais s’ils intervenaient avant, le temps que je parlemente et que je raconte ma petite histoire et c’en serait fait du Gros.

Mon merveilleux sens de l’orientation, mon non moins merveilleux sens du volant font qu’en très peu de temps, je me trouve dans le chemin creux qui sent la verveine, le jasmin, le chrysanthème, l’héliotrope, le réséda, la fougère sauvage, l’œillet fané et le lotus roja. Je trace jusqu’à la demeure et je l’atteins à l’instant précis où j’entends carillonner le téléphone.

Ça s’appelle tomber à pic. Nul doute que Pademotosancarburo (ou inversement) ne soit en train de prévenir les gens de la maison pour leur commander de prévenir ceux du yacht que j’aperçois au loin, tache blanche dans l’infini azuréen de la mer, comme dirait une romancière du jury Femina.

J’arrête la tire derrière une haie d’héliconsbasses à fleurs intempestives et je me trotte en direction de l’embarcadère où le canot se balance doucement, comme une mouette légère bercée par le flot (comme écrirait quelqu’un de doué).

Comme j’y parviens, voilà le mataf et un larbin en kimono de toile cirée qui radinent. Je me jette à plat bide derrière une haie de cornemusiers à tiges rampantes. Les deux ouistitis s’annoncent vers le canot dans lequel le marin saute à pieds joints. Le larbin, lui se met à défaire l’amarre. J’attends qu’il ait terminé, ensuite de quoi je saute de ma cachette et je shoote ! Just Fontaine à Stockholm, c’était un unijambiste perclus de rhumatismes à côté de bibi. Le larbin est dégagé en touche et pique une tronche dans la tisane.

Pendant qu’il barbote, je saute dans le canot. Le matelot qui vient de lancer le moteur ne s’est aperçu de rien. Il se redresse et c’est pour se trouver nez à poing avec mes deux livres de cartilages. Il prend un crochet dans le naze, un coup de genou dans ses bijoux de famille et un gauche à la mâchoire. C’est rapide et efficace. Le voilà déguisé en tas de guenilles dans le fond de l’embarcation. Je le palpe et j’ai la joie de découvrir, passé dans sa ceinture, un soufflant à canon long qui pourrait faire du mal à un rhinocéros.

Je chope le feu et je balance le marin dans l’eau pour lui faire recouvrer ses esprits.

Maintenant, à nous la grande bleue ! J’engage la manette des vitesses et le canot fait un saut de trois mètres. Il détale ! Je ferais bien un peu de ski nautique si j’avais des skis, quelqu’un pour piloter le barlu, le temps et un ange gardien à la hauteur pour s’occuper de Béru.

A bord du Hositodihositofé, c’est plein de gnaces qui guettent mon arrivée. Parmi eux, il y a le petit vioque à besicles. J’accoste, mais on ne me lance pas l’échelle de coupée.

La voix du maigrelet bonhomme me parvient :

— Que se passe-t-il, commissaire ?

— Je vous apporte l’enveloppe.

— Comment se fait-il que vous soyez seul ?

— En cours de route nous avons écrasé un piéton. La police nous a arrêtés, mais je suis parvenu à m’enfuir…

— Vraiment !

Sa voix est chargée d’incrédulité au point que je me demande comment il se fait que le yacht ne donne pas de la bande (comme dirait Velpeau).

— Si vous ne me croyez pas, écoutez les informations à la radio, on doit parler de l’accident ; il a été assez spectaculaire.

— Et vous n’avez pas profité de l’occasion pour vous enfuir ? nargue l’homme au regard de loto.

— Au contraire : j’ai eu peur que, ne nous voyant pas revenir, vous mettiez à mort mon ami et j’ai risqué le tout pour le tout.

— Pourquoi pilotez-vous vous-même le canot ?

— Votre marin ne voulait pas me charger, et il ne parle pas l’anglais ; j’ai donc dû lui expliquer mon cas à coups de poing.

Là-dessus, je risque le tout for the all !

— Si vous doutez de moi, dites-le ! Auriez-vous peur d’un homme seul ? Vous imaginez-vous que je serais revenu les mains vides pour vous raconter des gaudrioles ?

Mes sarcasmes portent.

— Très bien, dit le gnome. On va vous descendre un filin avec un panier, vous déposerez l’enveloppe dedans.

— D’accord, seulement, auparavant, il faudra descendre mon ami.

— Sûrement pas.

Je sors de mon portefeuille une enveloppe qui m’a été adressée par une petite amie à moi (laquelle répond au doux nom de Marthe Indugart).

— Assez tergiversé, lancé-je. C’est vous qui avez créé cette sotte situation en ne lançant pas l’échelle de coupée. Votre défiance me prouve la malignité de vos intentions. Envoyez-moi mon ami tout de suite et vous aurez l’enveloppe. Sinon, je la déchire en morceaux et je la jette à l’eau…

Je m’approche du bord du canot.

— Et inutile de me flinguer ! Je tomberais à l’eau avec !

Un temps mort réclamé par l’arbitre.

Le vieux bonze donne des directives.

— Très bien, dit-il. Mais n’essayez pas de me duper car vous le paieriez cher !

Je comprends à quoi il fait allusion lorsque je vois quatre types passer par-dessus le bastingage quatre mitraillettes impressionnantes. Je sais que c’est râpé. Lorsque j’aurai donné l’enveloppe, ils ouvriront le feu. Je n’aurai pas le temps de m’écarter du bord. On n’échappe pas à quatre mitrailleurs qui déjà ont l’œil fermé pour viser.

Au bout de quelques minutes on annonce le Gros. Il est en train de remettre ses fringues, en maugréant. Alors j’ai l’idée la plus folle, la plus inouïe de ma garce de carrière.

Il faut que je mette le Gros dans le coup pendant qu’il est encore sur le barlu. C’est notre ultime chance. Seulement, je dois lui parler sans être compris des autres. Or, comme le Vieux Chprountz parle français, je dois utiliser un langage hermétique audible du Gros seulement.

— Hé ! Béru, ouvre un peu tes étagères à mégots, mon mec ! je crie.

— Mince, t’es de retour ! s’écrie le digne homme.

— Je viens de brader une salade qui n’est pas de saison, bonhomme, et il va y avoir du mou dans la corde à nœuds avec les défourailleurs d’élite que tu vois, pourvus de plumeaux. Alpague si tu le peux le dabe à binocles, crache-le-moi et pique une tronche dans la tisane.

L’old Jap trépigne.

— Silence ! me crie-t-il. Ou alors exprimez-vous en français. Je ne…

Il n’en dit pas plus long. Le Mahousse vient de jouer son very famous numéro of haute voltige. Pendant que les foies-jaunes déroulaient l’échelle de corde, il a bondi et, avant que ces messieurs aient eu le temps de comprendre, il a propulsé le père Casse-noisette par-dessus le bastingage. Le vieux pousse un cri d’orfèvre et s’abat dans l’embarcation. J’ai amorti sa chute comme j’ai pu mais il a pété sa petite gueule contre le pontage du canot, et avec ce qui lui reste de dents, il peut se faire monter un solitaire. Ses dominos, les faux et les vrais, sont éparpillés dans l’embarcation comme une poignée de riz. Il est groggy. Je le soulève et le tiens contre moi.

Les mitrailleurs n’osent pas défourailler. Là-haut c’est la confusion. Il y a trois mectons sur le paletot du Gravos. Il les secoue de première. Il rue, il cogne, il écume, son beau costard blanc-vert part en lambeaux. Et puis il finit par plonger, avec un petit zèbre hargneux accroché à lui. Les deux antagonistes tombent à un mètre du canot. La flotte ne les fait pas lâcher prise. Le teignard a mis ses deux pouces sur la glotte de Béru et il lui écrase doucement la gargante. Mon pauvre Gros qui n’est pas un champion de natation se démène comme il peut et il peut mal. Il va couler. Alors, de ma main libre je choque mon feu et j’envoie une bastos dans le bocal du petit Jap. Un glouglou répond à la détonation… L’homme coule à pic tandis qu’une flaque de sang se met à flotter à la surface de l’eau.

— Grimpe vite ! lancé-je au Gros.

A bord, c’est le désarroi. Bécause le big boss à mon bord, les dégourdis se refusent à me vaporiser du plomb chaud. Ils savent très bien qu’ils allongeraient le patron.

En ahanant, Sa Majesté grimpe dans le canot. Son rétablissement ferait chavirer le France ! Je manque aller au bain, mais heureusement, la pointe de mes lattes est engagée dans les caillebotis et je me rattrape in extremis (comme disent les Vaticanais).

— Mets-toi au volant, Grosse pomme. Baisse la manette noire et appuie ensuite sur la blanche.

Il obéit tout en suffoquant. Il est violacé, le pauvre chéri. Le moteur miaule sauvagement et le canot bondit.

Là-bas, les autres patates sont sidérées.

Lorsque nous avons mis un demi-mille entre eux et nous, le Gros se retourne.

Il resplendit comme le soleil d’Austerlitz à la gare du même nom.

— Tu vois, San-A., me dit-il. Tu vois…

Il secoue sa vaillante tête.

— On pourrait vivre encore cent ans que j’oublierais jamais ce qu’on vient de réussir. Le coup le plus fumant de notre carrière, reconnais !

— Je reconnais, Gros.

Il me tend sa large main couverte de poils dans sa partie extérieure.

On échange un long shake-hand ému.

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