CHAPITRE IV

L’hôtesse de l’air affectée à notre service est Japonaise à ne plus en pouvoir. Elle a le visage rond et jaune, un sourire énigmatique et des yeux en coups de canif. On a beau dire que c’est jaune et que ça ne sait pas, elle ouvre la bouche de saisissement en voyant débarquer Bérurier dans cette tenue extraordinaire.

— Le señor Alonzo y Cordoba y Berurier a eu un accident de voiture en venant à l’aérogare, expliqué-je. Notre taxi s’est retourné…

Comme à l’état normal le gars Béru a déjà l’air accidenté, elle accepte mon explication et nous guide à nos places.

Au premier regard, je note que quatre-vingts pour cent des passagers sont de race jaune.

Le commandant de bord se présente. Il s’appelle Lahoyapadmoto. Il dit qu’on va aller vadrouiller à six mille mètres, que la prochaine escale c’est Rome et que nous devons attacher nos ceintures.

— Si je pouvais au moins attacher mes bretelles ! soupire le Gros. Mais Berthe, c’est pas le genre petite main. Pour lui faire recoudre des boutons, c’est la croix et la bannière.

Le décollage s’effectue sans incident et sans incendie. Dès que nous sommes en l’air, l’hôtesse nous cloque notre plateau-repas et M. Bérurier s’épanouit. Il lui reste une nostalgie en évoquant la blanquette que Berthe est sans doute en train de se taper. Mais il se console en pensant qu’il serait arrivé trop tard pour avoir une part valable.

— Elle me laisse que le gras et les os, m’explique-t-il. C’t’ une vorace dans son genre.

— Dis voir, ton zigoto, tu le reconnaîtrais ?

Il se soulève un peu, regarde les passagers, mais comme la plupart d’entre eux nous tournent le dos, Béru hausse les épaules.

— Je les vois mal. Et puis ils sont tous jaunes.

— Il faut pourtant savoir. Il y a près de soixante passagers. Sur les soixante, on compte au moins quarante-cinq Asiatiques…

Je commence à me dire qu’on y est allé rapidos, à l’emballement.

— Quand c’est que j’aurai fini ma gamelle, j’irai aux ouatères, promet Béru. Je reluquerai bien mon monde.

Il mange sa macédoine de légumes, son rôti de veau aux haricots, son fromage et son gâteau, il vide sa bouteille de vin, éructe puissamment, chose dont le bruit des réacteurs atténue la gravité ; puis se lève et arpente l’allée centrale de l’appareil.

Quand il revient, il est maussade.

— Je vais te faire un naveu, San-A. Je sais plus lequel que c’est. Y a bien l’histoire de la valise noire, mais ils n’ont pas leurs valoches ici.

Je me renfrogne.

La situation est absurde. Nous partons pour le Japon, à la poursuite d’un type dont nous savons seulement qu’il est jaune, alors qu’il y a une cinquantaine de Jaunes parmi nous. Et sur ces cinquante Jaunes, je suis prêt à vous parier Alger la Blanche contre Pise la Chaude que la moitié au moins possèdent une valise noire. Pas marrant.

— T’as pas l’air joyce, me fait Bérurier, tout jovial. C’est pourtant chouette d’aller faire une virouze au Japon. Surtout si inattendue. Après le dîner, on devait avoir la visite de mon beau-frère…

Il rêvasse, prenant une pose commode dans son fauteuil pullman.

— Dis voir, San-A., le Japon, c’est bien à gauche de Madagascar ?

— A gauche en descendant de la gare, précisé-je.

Satisfait, il clôt ses jolis yeux. J’en profite pour gamberger d’un peu plus près à tout ce micmac. Admettez qu’on ne me laisse pas respirer longtemps ! Ce matin j’étais au-dessus de l’Atlantique et voilà que…

Y a drôlement besoin de faire un peu le ménage dans cette histoire. D’un côté, l’agence Pinaudère, ou plutôt — excusez-moi — la Pinaudère Agency Limited dont les deux associés disparaissent après qu’une Mme Helder les a chargés de filer son mari…

Je sursaute. Son mari qui fréquentait une Asiatique !


Une petite Asiatique se fait descendre à coup de 9 mm devant chez Bérurier. Le meurtrier roule en Cadillac jusqu’à Orly et prend l’avion de Tokyo. Il est vraisemblablement jap.

Je tube au Vieux qui est dans tous ses états parce qu’on vient de foutre le feu à l’ambassade du Japon ! Ah dites donc, cette fois, le péril jaune, c’est plus des bobards !

Existe-t-il un lien entre la disparition d’Hector, celle présumée de Pinaud et l’assassinat de la jeune fille ? Je suis porté à le penser. Comme ça, d’instinct. Ce qui me trouble, c’est que cette gosse ait été abattue devant chez Bérurier. C’est cela qui est suspect. Il habite une rue peinarde, le Gros. Tout est bizarre dans cette aventure, ne serait-ce que ce meurtre en Cadillac. Les gens qui jouent les Ravaillac fauchent en général une voiture de série pas voyante… Je suis persuadé que le passager meurtrier a agi, pressé par le temps. Il avait son avion à prendre, et il devait liquider cette gosse coûte que coûte.

Je lève le doigt et ma charmante hôtesse s’empresse.

— Combien de temps dure l’escale de Rome ?

— Quinze minutes, monsieur.

— Merci.

Je sors mon stylo à injecteur direct, j’arrache une feuille de mon carnet et me mets à composer un message…


Roma ! Bérurier s’arrête de ronfler et je lui dis d’attacher sa ceinture. La Ville Eternelle flamboie, là-bas, au creux de l’horizon. En quelques minutes nous la survolons, puis nous nous posons impeccablement.

— Ne bouge pas d’ici ! dis-je au Mastar.

Il bégaie :

— Tu descends ?

— Quelques minutes seulement.

— Rate pas le coche ! Qu’est-ce que j’irais foutre tout seul au Japon ? Je connais personne là-bas. La capitale, c’est bien Oslo, n’est-ce pas ?

— Exactement.

Il hoche la tête.

— Elle me fait marrer, Berthe, quand elle dit que je suis nul en géographie !

Je bombe tout droit au poste de police de l’aéroport. Un ami à moi y travaille, l’inspecteur Canelloni. Par veine, il vient juste de prendre son service et son visage s’épanouit en m’apercevant.

— Le signore San-Antonio dans nos murs ! s’écrie-t-il.

— Dans vos nuages seulement, je ne fais que passer à tire-d’aile. Dites, cher vieux, je suis sur une affaire du tonnerre de Zeus et je vous serais reconnaissant de bien vouloir câbler ce message en urgent.

Il prend la feuille de carnet à reliure spirale et lit laborieusement.

Prière vérifier propriétaire Cadillac parking Orly plaque immatriculation boueuse, stop. Chercher parmi les Parisiens nommés Helder celui qui fréquente une Asiatique et le surveiller étroitement, stop. Chercher identité jeune Asiatique assassinée rue de Bérurier, stop. S’assurer si Pinaud toujours pas reparu, stop. Communiquer renseignements à bord avion en utilisant Code 14, stop. Merci. San-Antonio.

J’ai l’air de donner des ordres au Vieux. Peut-être que ça va le vexer, mais je m’en tamponne le coquillard.

Poignée de pogne à Canelloni. Je retourne à l’avion. Comme je vais gravir la passerelle, une ravissante dame d’une trentaine d’années, belle à faire damner un saint et pourvue de tous ses accessoires, s’approche de moi.

— Commissaire San-Antonio ? souffle-t-elle.

— Oui, aspiré-je.

Elle me remet une big enveloppe.

— De la part de l’ambassade de France, d’après des instructions de Paris.

Je chope l’enveloppe et je virgule à la messagère mon regard incandescent No 609, celui qui provoque des divorces et des incendies de forêts.

— Vous ne prenez pas l’avion avec moi ? je risque, plein d’espoir.

— Non.

Elle a un gentil sourire. Sa bouche, faudrait pouvoir s’en faire un collier.

— Dommage !

La vie est pleine de rencontres rapides. Un regard, un sourire, des promesses informulées, et puis bonsoir…

Je salue la personne et je vais reprendre ma place. Béru redort. Quand il ne se bat pas ou qu’il ne mange pas, il roupille. C’est un don, un apostolat, une mission sacrée, une vocation. Il est fait pour pioncer comme le derrière de Mlle Brigitte Bardot pour être photographié.

Je décachette l’enveloppe et j’y trouve deux passeports munis d’un visa en règle for Japan. Ce qu’il y a de formide avec le Vioque, c’est qu’il est puissant et actif. Avec sa pomme, les difficultés se dénouent aussi facilement que le slip d’une respectueuse.

Je planque les documents dans mes vagues et nous redécollons. Béru n’a même pas dégrafé sa ceinture pendant la halte romaine et il ne s’aperçoit de rien.


— Où qu’on est, San-A. ? questionne l’Enflure après des heures de ronflette.

— On survole l’Iran, à ce qu’il paraît, Gros.

— L’Iran du Shah ?

— L’Iran du Shah et du rhâ Dada.

— Au poil, mais je croyais qu’on allait survoler la Perse ?

— C’est kif-kif, mon z’ami.

Le Gros, après un temps de réflexion, risque son bon mot de l’année : « On peut dire qu’on connaît des hauts et des Farah Diba ! »

— Excellent, approuvé-je sombrement, tu devrais le classer dans ton répertoire.

Il enchaîne :

— L’autre soir, à la télé, on a eu une pièce marrante sur la Perse. C’était une espérience en cacophonie. Fallait se carrer un poste de radio dans le dossard. Moi, j’ai pas pu choper le poste qu’ils disaient ; mais j’ai réglé ma radio sur Andorre. Ils ont donné des baths chansons d’avant-guerre : Les Beaux Pyjamas, Elle m’a fait pouët-pouët, etc. Ça cadrait drôlement bien avec la pièce d’Achille.

— D’Eschyle ?

— Echine ou Achille, c’est du kif, te goure pas, c’est du pneudomyne. A mon avis c’était une pièce d’Eschyle Zavatta : y z’avaient tous des masques, et puis au lieu de causer, ils chantaient. Ils avaient la voix perçante, mais je me demande si c’étaient des vrais Perses. Très marrant, je te dis. Y a un mec qu’est venu annoncer qu’ils s’étaient fait repasser par les Grecs. Tu vois le genre ? Un peu leste, quoi ! Berthe était choquée, elle voulait écrire à la télé pour protester, c’est bien dans ses manières. Elle disait que des gaudrioles pareilles, c’est bon chez les chansonniers mais qu’à la télé, c’est déplacé. J’y ai dit : « Garde-toi z’en bien, malheureuse ! » Après, on aura droit à des pièces de Claude Paudel…

Nouvel atterrissage. Une demi-plombe d’arrêt pour permettre de remplir les réservoirs du zoizeau. Cette fois, tous les passagers déhottent en direction du buffet. Le Gros me dit qu’il a faim.

— C’est quoi comme patelin, Tonio ?

— Téhéran.

— On y bouffe bien ?

— J’ignore, mais ici t’illusionne pas, la cuistance, c’est surtout à base de pétales de rose.

Bérurier secoue la tête et son sombrero à grelots fait un bruit de troïka sur la piste blanche.

— Tu sais, les roses, j’ai rien contre si elles sont frites à l’huile et servies comme garniture avec une entrecôte marchand de vin.

Un peu plus tard, il pousse un drôle de naze, mon fringant coéquipier. Comme tortore, il doit se contenter d’un sandwich plus éculé que les tatanes du saint curé d’Ars. Pas content, il est, le Boulimique.

— Ce jambon, ronchonne-t-il, on l’a taillé dans un cochon qu’avait une jambe de bois, c’est pas possible ! Ah ! dis donc, je comprends que le Shah ait du mal à se faire des héritiers s’il briffe pas mieux. C’t’ un Shah de gouttière !

— Au lieu de fulminer, dis-je, tu ferais mieux d’examiner les passagers pour essayer de repérer notre homme !

Bérurier hausse les épaules.

— Notre homme, je l’ai vu que de trois quarts, mon pote.

— Il était habillé comment ?

— Il avait un imperméable sombre.

Mon regard fait un tour de buffet, et sélectionne au passage six voyageurs vêtus d’un imper sombre. Je mentionne le fait au Gros.

— Ça circoncit déjà les recherches, convient-il. Attends, je vais les mater de plus près.

Grâce à son accoutrement, il passe inaperçu, mon Valeureux guerrier. Qui donc se douterait que ce burlesque, ce grotesque, cet ahurissant personnage, est un éminent flic des services spéciaux (ô combien !).

Qui donc a la gamberge assez hardie pour imaginer pareille extravagance ?

Le Mastar fait le tour du buffet comme un papillon, souriant aux dames et clignant de l’œil aux messieurs qui le dévisagent.

Quand il revient, son siège n’est pas complètement fait, mais du moins a-t-il encore limité le champ du doute.

— Ecoute, San-A., le jules qu’il est question, c’est soit le type qu’est au comptoir, là-bas, soit çui qui cause à l’hôtesse de l’air, ou peut-être alors le mec qui se boit du thé, tout seul à la table ; tous les autres on peut les illuminer sans arrière-pensée.

— Eh bien, que voilà donc un résultat tangible, dis-je.

Au moment de douiller nos consommes, je m’aperçois que je n’ai que de l’artiche français. Et que j’en ai peu. Le Vioque a pensé aux passeports, mais pas aux devises. Et pourtant, il a le culte de la devise, ce cher Tondu.

J’en suis là de mes constatations lorsqu’un type à mine préoccupée fait son entrée dans le buffet. Il va de table en table et finit par s’arrêter devant la nôtre.

— Monsieur San-Antonio ?

— Un peu, oui !

— Paris me charge de vous remettre ceci.

La même formule à Téhéran qu’à Rome ; presque la même enveloppe, mais pas le même contenu. Celle-ci renferme une liasse de dollars épaisse comme le sabot d’un cheval. Et ce sont des talbins de dix !

— Quoi t’est-ce ? s’informe le Gros.

— Un miracle, fais-je. Nous sommes au pays des Mille et Une Noyes, Gros.

Je remercie le malingre et il s’éclipse comme il est venu. Le haut-parleur nous conseille de regagner le zinc. La nuit est douce, vachement étoilée.

— Qu’est-ce tu regardes ? s’inquiète le Colosse, t’as peur des satellites ?

— Je cherche à apercevoir un tapis volant, mais ils n’ont pas dû allumer leurs feux de position !

Le Gros se claque les jambons.

— Sacré San-A. ! Est-ce qu’on voit des cloches dans le ciel de Rome ?

— Non, conviens-je, c’est bien pourquoi on est obligé d’emmener les siennes avec soi.

Il rit d’abord, puis son visage s’aplatit comme une bouse de vache parvenue à destination.

— C’est pour moi que tu dis ça ?


Le voyage continue. Les heures coulent, les kilomètres s’engloutissent dans la nuit du monde. Bérurier ronfle ou bouffe des collations.

Nous approchons de Karachi lorsque la ravissante hôtesse de l’air au visage jaune et rond comme un plat d’offrande m’apporte un câble codé. Je la remercie et je me mets à transcrire le message du Vieux. Ça me prend une bonne demi-heure. Et, puisque je n’ai pas de secrets pour vous, j’obtiens très exactement ceci :

Plus trouvé trace Cadillac parking Orly. Stop. Découvert votre Helder. Stop. C’est un riche expert philatéliste. Stop. Etait l’ami jeune Asiatique assassinée. Stop. Mais possède alibi irréfutable. Stop. Aucune nouvelle Pinaud. Stop. Soyez prudent au cours de votre enquête. Stop. Si Japon avez besoin assistance adressez-vous Gilbert Roult, correspondant France-Presse Tokyo. Stop. Votre affaire peut être en relation étroite avec attentat ambassade Japon. Stop. Amitiés. Pas Stop.

Je relis le message à trois reprises avant de le déchirer en menus morceaux que je brûle dans le cendrier de mon fauteuil. Le jour commence à poindre dans un lointain faramineux. Tous les passagers de l’avion en écrasent. Parmi eux, un assassin mystérieux. Mais lequel est-ce ? Il faut absolument que nous démasquions l’homme avant d’arriver à Tokyo.

Oui, absolument.

Je file un coup de tatane à Béru. Il ouvre un store et émet un grognement qui n’est pas sans rappeler les chutes du Niagara se déversant dans un conduit d’évier.

— C’ qu’y a ?

— Je viens de prendre une décision, Gros.

— On fait demi-tour ?

— Non.

— Dommage. Je pense à Berthe, elle doit se demander ce que je fabrique. Moi que je lui avais promis de remonter illico.

— Béru, il faut absolument que nous découvrions l’assassin. Il est inadmissible que nous volions des heures dans le même zinzin que lui sans rien faire pour le démasquer.

Le Gros agite les grelots de son sombrero.

— D’ac ; mais je vois pas le moyen !

— Moi, je l’entrevois, dis-je.

— Quel est-ce ?

— Je vais essayer de le débusquer en lui filant les grelots.

— De quelle manière ?

— Tu vas voir ça à la prochaine escale.

— C’est-à-dire.

— Calcutta.

Le Gros n’insiste pas.

— Calcutta, c’est bien au Danemark ! murmure-t-il d’un ton indécis.

— Naturellement.

— C’est ce qui me semblait. On a beau dire, mais l’instruction ça reste. On ne sait pas toujours, mais quand on sait, on sait.

Sur ces paroles bien senties, il s’offre un nouveau roupillon. Que fait alors le ravissant commissaire San-Antonio, mes chéries ? Il arrache une nouvelle page de son carnet. Il divise le feuillet en trois parties sensiblement égales et sur chaque morceau de papier il écrit :

Il a été pris en venant chercher la Cadillac. Tout est découvert.

Ceci fait, je plie chacun des messages et je les range dans ma fouille en attendant l’escale de Calcutta.

Si celle de Karachi a été brève, par contre celle de Calcutta dure quarante minutes et les passagers en profitent pour se dégourdir les cannes. J’attends qu’ils soient tous sortis en faisant semblant de pioncer, ensuite de quoi je vais placer mes messages sur le dossier de chacun des trois voyageurs suspects. Ceci fait, je rejoins discrètement les autres au buffet. Bérurier est aux prises avec le garçon. Ayant appris que nous étions dans l’Inde, il exige une entrecôte de vache sacrée pommes pont-neuf, mais le loufiat proteste et parle d’appeler la police pour faire alpaguer le sacrilège.

J’ai toutes les peines du monde à rétablir l’ordre. Nous nous contentons de boire un lait de tigre. Béru est maussade. Il dit qu’il en a marre de l’avion, que ce voyage dure trop longtemps et qu’il a pris froid. Je le secoue en lui parlant du pays du soleil levant. Les geishas, l’alcool de riz ! Je fais miroiter, histoire de le doper.

On repart.

En regagnant ma place, je surveille, mine de rien, mes trois bonshommes. Ils ont chacun une réaction très différente. Le premier trouve le papier, l’examine, et appelle l’hôtesse en lui demandant des explications. Le second regarde aussi le papelard et le montre à sa compagne de voyage comme s’il ne lisait pas le français et voulait se le faire traduire. Le troisième enfin lit également le poulet et il le jette dans son cendrier sans marquer la plus légère contrariété.

J’ai idée que le San-A. est marron comme la forêt de Marly au mois de novembre. Au fait, qu’espérais-je ? Ces Asiatiques ont un drôle d’empire sur eux-mêmes (celui d’Hiro-Hito).

Nous revoilà à six mille mètres avec un Béru en pantoufles et sombrero qui dort, et des milliers de bornes à parcourir avant de se poser au Japon.

Une fois là-bas, que ferai-je ? Je dégode, mes amis. Ça fait comme lorsque au cours d’une biture on décide de partir en voyage et qu’on se retrouve dans le train avec la gueule de bois, en ne comprenant plus très bien pourquoi on a fait ça.

Un temps assez longuet s’écoule. C’est beau, l’aéronautique, seulement ça n’est pas varié. Je m’assoupis. Je songe à ma pauvre Félicie qui est sans nouvelles. Je lui ai bien dit que j’ignorais à quelle heure je rentrerais, mais tout de même ! Elle a dû passer la nuit à m’attendre, la chère vieille. En voilà une qui doit avoir le battant à toute épreuve pour ne pas mourir d’embolie.

Comme je m’endors pour de bon, je suis éveillé par une légère effervescence du côté des toilettes. Les hôtesses cavalent vers le poste de pilotage. Le commandant de bord radine. Je pige qu’il se passe de l’insolite et je me lève pour aller mater ça sur place. Je réalise l’émoi des Miss Safran. La porte des ouatères est fermaga de l’intérieur, mais, au ras du plancher, une petite rigole de sang zigzague dans l’allée. Le commandant Lahoyapadmoto agite la poignée en appelant en japonais. Mais personne ne répond. Il appelle tour à tour en anglais, en français, en allemand, en norvégien, en congolais ex-belge, en aztèque, en bolivien, en péruvien, en finnois, en bulgare, en russe, en ukrainien, en chinois, en coréen, en canadien français, en canadien anglais, en suisse romand, en espagnol, en épagneul, en setter irlandais, en bordelais, en bègue, en sourd-muet, en morse et en latin, macache : nobody.

M’est avis que la parole est aux actes. Je fais signe à l’officier de s’écarter et, d’un coup d’épaule, je fais sauter la serrure chétive du mince panneau de contreplaqué.

Un spectacle stupéfiant nous apparaît alors.

Le troisième voyageur à qui j’ai adressé le billet (celui qui l’a jeté dans le cendrier) est là, assis sur l’abattant de la cuvette. Il a encore les deux mains crispées sur le manche d’un poignard japonais qu’il a eu le courage de se plonger dans le buffet. Il y a un foulard blanc autour de ce manche, un foulard maintenant rouge de sang. Et le gars est mort comme il n’est pas permis.

Les petites hôtesses virent au vert comme si on venait de les badigeonner au bleu de méthylène. Le commandant Lahoyapadmoto semble extrêmement préoccupé. On le serait à moins. Il bonnit des trucs en jap aux souris, puis me considère d’un œil mécontent.

— Je suis journaliste, dis-je. J’appartiens à l’Agence France-Presse de Tokyo.

Il hoche la tête.

— Hara-kiri, me dit-il.

— Je vois.

Les autres passagers, eux, n’ont rien vu.

— Ecoutez, fais-je, ça n’est pas la peine de jeter l’émoi à bord. Si vous voulez, nous allons envelopper le défunt dans une couverture et le porter dans la soute à bagages.

Je lui mets du baume dans le cœur. Du coup sa physionomie se décrispe un peu.

— Vous êtes très aimable, monsieur.

— C’est la moindre des choses.

Fracas ! C’est le Gros qui, venant aux nouvelles, s’est pris les targettes dans ses bretelles et vient de s’étaler.

Il se relève, le sombrero cabossé.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? demande-t-il.

Le commandant lui fait front.

— Hara-kiri, souffle-t-il.

Béru lui saisit la main et la secoue.

— Et moi Benoît-Alexandre ; enchanté !

Ce faisant, il avise le mort dans son étroit local.

— Qu’est-ce qu’il a, cézigue, me demande le Mahousse, de l’embarras gastrique ?

Je lui fais signe de la boucler.

— Il s’agit d’un suicide. Nous allons éviter de jeter la panique à bord. Ces demoiselles vont nous donner une couverture dans laquelle nous envelopperons cet homme et nous le porterons dans la soute à bagages.

— Ça y est ! Croque-morts, à c’t heure ! rouscaille le Gravos. Faut se met’ à toutes les sauces dans ce…

Nouveau regard charbonneux de San-Antonio. Il la boucle. Le commandant Lahoyapadmoto me touche le bras.

— Il reste une cabine de libre, ce sera mieux que la soute.

— Entendu. Ne vous préoccupez de rien, commandant. Au contraire, allez plutôt distraire les passagers en les entretenant du paysage.

— Je ne sais comment vous remercier, monsieur. Ce fâcheux incident est si inhabituel…

— Je m’en doute.

On se sépare. L’une des petites Fleurs de Loto m’apporte une couvrante, une autre me désigne la cabine vide dont à propos de laquelle le commandant m’a causé.

Je leur conseille, comme au commandant, d’aller voir ailleurs si les passagers y sont tranquilles et nous ensevelissons le cher défunt.

— Quelle idée qu’il a eue, ce zigoto, de se faire une césarienne ? s’informe Béru.

Je murmure en fouillant consciencieusement les poches du mort :

— C’est en quelque sorte moi qui l’ai tué, Gros.

— Qu’est-ce tu débloques ?

— C’est lui notre assassin. Il a lu le message que j’ai déposé sur son siège lui annonçant que tout était découvert. Les Japs, tu les connais : le chemin de la gloire et de l’honneur, la torpille humaine et tout le bigntz. Il a pas voulu survivre à sa défaite et c’est pourquoi il s’est opéré à chaud.

— Faire ça dans les gogues, c’est pas poétique, remarque Bérurier qui sait se montrer bucolique à ses heures.

Je finis de fouiller le défunt. Je commence par noter son identité. Il se nomme Fouzy Houtusé et il habite : Accent circonflexe-chapeau pointu-carré barré-ombrelle-hameçon et deux accents circonflexes superposés, à Kawasaki, patelin qui se trouve, comme chacun le sait, entre Tokyo et Yokohama. Dans son larfeuille, je trouve des francs français, des dollars et des yen. Je déniche aussi une enveloppe portant une adresse en japonais, un timbre japonais et dont le papier est naturellement du papier japon. Chose curieuse, cette enveloppe ne contient aucune lettre et elle est elle-même enfermée dans du papier cellophane. Je la cloque dans mon propre porte-cartes en me promettant de me faire traduire l’adresse, ensuite de quoi je remets les fafs et la mornifle du gars en place. Il a sur lui des objets classiques : peigne, clés, canif, lime à ongles, cigarettes et briquet. C’est sans intérêt.

Le Gros qui attend, adossé à la cloison, me demande :

— T’as fini tes besoins, oui ? On peut ranger le monsieur ?

— Allons-y !

Nous transbahutons le cadavre dans la petite cabine attenante aux toilettes et l’allongeons sur la couchette.

— Dis voir, murmure le Gros, puisqu’il s’est suicidé, l’action de la justice est éteinte, non ? On pourrait peut-être descendre à la prochaine et faire demi-tour ?

Je réfléchis à la pertinence de sa suggestion, puis, d’une voix nuancée :

— C’est vrai, Bidendum, on pourrait. Mais on ne le fera pas.

— A cause ?

— J’ai idée qu’on tient le maillon d’une chaîne. Il faut suivre cette chaîne !

— Un peu brisé, ton maillon ! murmure l’Obèse. Enfin, puisque t’as la bougeotte, allons-y.

L’une des petites hôtesses est en train de nettoyer le plancher des ouatères. Je l’aborde avec mon sourire number one, celui qui fait friser la chicorée.

— Sale boulot, hein, mon chou ?

Elle me rend mon sourire, car elle est d’une honnêteté aussi foncière que le crédit du même nom.

Quelle mignonne que cette mignonne-là. Elle se relève et je l’attire à l’écart après avoir fait signe à Bérurier de rejoindre sa base.

— Dites, mon lapin, je crois qu’il faudrait aller chercher les bagages du défunt dans la soute. La police va enquêter tout de suite, je connais le travail, et ça faciliterait les choses.

Elle admet. Je l’aide à transporter la valise noire de l’hara-kirié.

— On devrait jeter un coup d’œil à l’intérieur, fais-je.

— Pourquoi ? suçote la douce enfance (elle est toute jaunette !).

— Pour voir. Un homme qui se suicide en avion, c’est pas un homme normal. Un homme qui n’est pas normal ne doit pas avoir des bagages normaux, ce n’est pas votre avis, ma chère ?… Au fait, quel est votre nom ?

— Yo !

— Ravissant, et ça signifie ?

— Hirondelle qui passe dans le lointain tout nimbé de soleil.

— Je comprends que vous vous soyez faite hôtesse de l’air avec un blaze commak.

Tout en la chambrant, j’inspecte la valoche du mort. Bagage honnête. Il y a deux complets, de la lingerie, une robe de chambre, une trousse de toilette. J’ouvre cette dernière. Elle pue le parfum extrêmement extrême-oriental. Elle est pleine de petits flacons, certains contiennent des essences, d’autres des cristaux pour le bain. Ecoutez, mes chéries, vous n’allez pas me soutenir que l’instinct poulardin ça n’existe pas ? Voilà qu’au lieu de reboucler la trousse, votre fabuleux San-Antonio débouche un à un tous les flacons pour les renifler.

Parvenu au dernier, je constate qu’il est muni d’une paroi particulièrement épaisse. Ça me surprend. Je le débouche et je regarde. Son contenu est du genre huileux ; il est jaunâtre. Et le célèbre San-Antonio qui sait tout, réalise brusquement qu’il s’agit de nitroglycérine. Vous esgourdez bien ?

— Vous semblez inquiet, remarque la pertinente hôtesse de l’air.

— Il y aurait plutôt de quoi, ma jolie. Allez chercher le commandant.

La petite Japonaise me considère drôlement, comme si j’étais une ombre chinoise. Mais elle obtempère. Lahoyapadmoto ramène sa fraise (ou plutôt son citron) en deux temps trois mouvements.

— Que se passe-t-il encore ? me demande l’officier.

Je lui montre le flacon. Il va pour s’en saisir, mais je l’écarte de sa main.

— Eh là ! Pas de blague, commandant. Si vous faisiez tomber une goutte de ce liquide, vous vous retrouveriez chez vos ancêtres dans la seconde qui suivrait.

— Pourquoi ?

— Nitroglycérine !

— Vous êtes certain ?

— Absolument. Je ne vous propose pas de vous le prouver, mais vous pouvez me croire.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Au lieu de répondre, je regarde la valise de Fouzy Houtusé. Elle porte à la poignée quatre étiquettes. Sur l’une est écrit le nom du passager, mais sur les trois autres, il n’y a qu’un mot énorme : « Fragile », en français, en anglais et, je suppose, en japonais.

Moi, San-Antonio, je me gaffe bien de ce que signifie cet explosif. Fouzy Houtusé s’en est muni par mesure de sécurité. Je m’explique : si nous avions un accident d’avion, il voulait être certain que l’appareil serait complètement détruit, vous mordez ? Le choc aurait fait détoner l’explosif et on n’aurait pratiquement rien retrouvé. Donc, le hara-kirié transportait quelque chose de tellement important qu’il ne voulait pas qu’on puisse le découvrir, même après sa mort. Je continue ma petite gymnastique mentale sous le regard bridé de l’officier. Il a pris cette précaution extraordinaire et cependant il s’est suicidé sans faire sauter l’avion. Pourquoi ? Parce qu’il pensait que tout était découvert.

Tout quoi ? That is the question. Donc, le fait d’être découvert changeait tout.

— Cet homme devait être fou, dis-je à Lahoyapadmoto, manière de satisfaire sa curiosité. Seulement, mon cher commandant, il conviendrait de larguer cet explosif au plus vite !

— Rebouchez le flacon ! je m’en occupe immédiatement.

Je m’approche d’un hublot et je regarde à l’étage au-dessous. Une plaine immense se déroule à l’infini.

— Ce n’est pas prudent de larguer cela sur des terres. Il faudrait attendre que nous survolions la mer…

Le commandant secoue la tête.

— Aucune importance, fait-il en prenant délicatement le flacon, c’est le territoire chinois.

J’en suis un peu baba. Mais enfin, puisque nous survolons des rizières…

Je retourne à ma place. Le mystère s’épaissit de plus en plus.

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