CHAPITRE X

Et maintenant ? demande le Gros.

Nous venons d’aborder dans une petite crique déserte. Je regarde autour de moi avec circonspection.

— Maintenant, surveille Pépère, je me charge du reste.

Je pose mes pompes, mes chaussettes et mon falzar. J’axe le bateau droit vers le large et j’attache un cordage à la poignée des gaz et un autre à celle des vitesses.

Ensuite de quoi je saute à l’eau et je tire un coup sec sur les deux cordages à la fois. Le canot démarre à fond dans un sillage d’écume blanche. Délesté, avec la manette des gaz tirée à bloc, il vole littéralement. Lorsque j’ai remis mon grimpant, ce n’est plus qu’un point minuscule à l’horizon.

— Jusqu’où qu’y va aller ? rêve le Béru.

— S’il rate les îles Marquises, il a ses chances d’atteindre le Chili, assuré-je.

Je me penche sur le petit bonhomme. Il est toujours dans le sirop. M’est avis qu’il a une petite fracture du crâne ou quelque chose dans ce genre. En tout cas, sa dernière ratiche vient de partir entre ses lèvres écrasées. Mal en point, le dear Vieux Sagouin !

Nous nous asseyons dans l’herbe odorante d’un merveilleux jardin pour reprendre haleine.

— Comment que ça s’est passé à la poste ? demande mon féal.

Je le lui raconte. Il se met à pleurer dès que j’ai fini et me presse contre sa poitrine de gladiateur en hoquetant :

— Alors t’es revenu juste pour me chercher, Tonio ? Au lieu de les mettre ou de prévenir les matuches, t’as risqué ta peau pour sauver celle de ton pote ! Ah ! vois-tu, je l’oublierai jamais !

La séance lacrymale passée, nous décidons d’aviser. Rapide conseil de guerre. La situation n’est pas très nette.

— Ce bonhomme, dis-je en montrant le vioque, est sûrement un grossium et il doit avoir des appuis. Nous, nous ne parlons pas japonais ; de plus j’ai eu cette fois des démêlés avec la police. Si on nous arrête, ça risque de mal carburer. Il vaudrait mieux que je puisse prévenir l’ambassade de France avant.

— D’ac, dit le Mahousse. Vas-y, moi je garde le mironton, et fais confiance qu’il risque pas de m’échapper…

Dans le jardin où nous avons abordé, il y a une espèce de petite hutte en bambou. Nous y portons le vieux Sans Binocles (il les a perdues dans sa chute).

— Bon, tu m’attends. Ne te montre pas…

Et je pars en reconnaissance.


Je suis un sentier qui tombe dans un autre sentier, qui débouche sur un sentier, lequel conduit à un sentier qui mène tout droit à un autre sentier qui franchit un pont et j’aperçois, se dressant au milieu d’un bosquet de cèdres nains, une agréable demeure aux couleurs vives. Je m’avance quelque peu. Aussitôt, la porte s’ouvre et une volée de jolies filles se précipite vers moi.

Un rêve, les gars ! Un vrai rêve en technicolor. Elles sont là une vingtaine, toutes Japes, mais des beautés triées sur le volet. Elles portent des kimonos aux couleurs chatoyantes et des sandales à semelles de bois qui clapotent sur le fin gravier. Ces demoiselles m’entourent en gloussant et en babillant. Elles se bousculent, se poussent du coude, pouffent, me touchent du bout des doigts comme si elles doutaient de mon existence comme je doute, moi, de la leur. Elles me posent des questions que je ne pige pas.

— Vous parlez français ? je demande.

J’entends le chœur des belles qui s’exclame :

— Fran-cé ! Fran-cé !

Et l’une d’elles s’avance en déclarant :

— Moi, je, un tout petit peu…

C’est la plus belle. Un corps incroyable, une peau comme du satin, des yeux comme des pierres précieuses taillées en amande, sur le sommet de la tête un énorme chignon noir comme le jais, dans lequel sont piquées de longues aiguilles à boule de verre. On dirait que cette gosse a été dessinée au pinceau sur de la porcelaine précieuse par le peintre number one de son bled.

— D’où vous venir ? elle demande.

— Je me promenais le long de la grève avec un ami. Nous avons entendu des gémissements et avons trouvé un vieil homme inanimé.

Elle traduit à ses compagnes. Toutes redoublent de cris et de petits gestes frivoles…

— Où est l’homme et votre ami ?

— Venez…

On se met en route vers la grève. Et nous suivons en gambadant le sentier qui franchit le pont et mène tout droit à un sentier qui conduit à un autre sentier qui débouche sur un sentier qui tombe dans le sentier de la hutte.

Je bavarde avec ma petite compagne. Elle s’appelle Monkusulakomodo, ce qui en français veut dire Lulu. La maison qu’elle habite avec ses compagnes est une école de geishas. Mais aujourd’hui c’est jeu-dhi et elles ont vacances. Elles sont seules pour la journée et se grattent le luth pour se distraire. Si je pige bien, je suis une providence pour ces demoiselles. La mienne (Lulu) est en première année. Elle doit passer son morbac en juin et, si elle est reçue, elle entre en siphilo l’année prochaine. Elle compte se spécialiser plus tard dans les langues fourrées orientales et elle pioche dur son Kamasoûtra afin de décrocher le premier prix (en l’occurrence, une nuit d’amour avec un eunuque). Bref, une bonne petite élève.

L’ahurissement de Béru en me voyant débouler avec cette horde de pin-up est indescriptible.

— Où que t’as dégauchi cette volière ? me fait-il.

Il a déjà les lampions qui lui dégringolent sur les joues.

— C’est Bouddha qui a guidé mes pas, dis-je. Imagine-toi que nous avons accosté dans une école de geishas en vacances.

— C’est pas possible !

— Textuel !

Conquérant, il promène son regard salace sur l’assistance.

— Alors, c’est à nous, tout ça ?


La ravissante Monkusulakomodo nous guide jusqu’à une chambre dans laquelle nous enfermons le vieux type. Il délire et profère des mots sans suite.

— Que dit-il ? demandé-je à ma souris jaune.

— Il dit qu’il est le fils de Dieu, fait-elle gravement.

— C’est le délire, mon chou, ne vous cassez pas la théière pour ça.

— Il faut prévenir le médecin.

— J’ai un docteur merveilleux. Téléphonons-lui.

Et je lui refile le numéro de Roult. Pendant que Béru veille l’agonisant, nous allons bigophoner dans le salon voisin.

Ces demoiselles préparent une collation pour nous ; elles sont tout émoustillées par notre présence. Lulu m’explique que ses amies sont ravies car elles allaient précisément étudier l’amour français la semaine suivante et elles veulent épater leurs professeurs en leur démontrant qu’elles sont à la page.

Elles ont étudié tour à tour les amours élémentaires ; l’amour anglais et l’amour américain ; les amours sentimentales : l’amour allemand, l’amour russe et l’amour polonais ; les amours sauvages : l’amour mongol, l’amour congolais ; les amours propres : l’amour suisse et l’amour suédois ; les amours polissonnes : l’amour beige ; et enfin, tout à fait en fin de programme, les amours cochonnes : c’est-à-dire l’amour français.

— C’est donc considéré ici comme le nec plus ultra ? je questionne, amusé.

— Non, il y a dans l’amour français une subdivision…

— C’est-à-dire ?

— Les amours dépravées.

— C’est-à-dire ?

— L’amour lyonnais.

Elle murmure, d’une voix qui ose laisser libre cours à l’espoir :

— Vous n’êtes pas Lyonnais ?

— Moi, non, dis-je, mais mon compagnon l’est, lui.

Monkusulakomodo pousse un cri de joie et lance la bonne nouvelle à ses camarades de classe et les ravissantes pensionnaires battent des mains.

Tout en devisant, nous avons appelé l’Agence France-Presse. C’est Roult soi-même personnellement qui répond en chair et en os.

— J’écoute.

— San-A. !

— Mince ! Depuis ce matin, j’essaie de te joindre à ton hôtel.

— Il s’est passé des choses étonnantes, faramineuses et antidérapantes, Roult. Viens me rejoindre dare-dare avec une ambulance.

— Avec une ambulance ?

— Oui, il y a eu de la casse…

— Ton copain ?

— Au contraire : mon ennemi intime. Vu les circonstances, je ne peux pas l’emmener à l’hosto. Si tu avais un petit coin peinard où nous aurions la faculté de le soigner sans la faculté des sciences de Tokyo…

— Je vais aviser. Quel bouzin ! Où es-tu ?

Je pose la question à Lulu et je réponds :

— A l’Ecole spéciale de geishas de Bhoufémon.

Un silence, je crois que nous sommes coupés (comme disait un de mes amis rabbins) et je brame : « Allô ! ».

— Oui, m’esquinte pas les tympans, marmonne Roult. Qu’est-ce que tu fiches dans cette honorable institution ? Comment y es-tu entré ? C’est un endroit très fermé.

— Une maison close, en somme ?

Il se marre.

— Et le cheptel, il est chouette ?

— Tu verras.

— O.K., je fais le nécessaire. Mais on peut dire que tu me files dans un drôle de maverdavier. Je serai là-bas d’ici un couple d’heures…

— Merci, boy.

L’âme en fête, nous passons à table, Béru et moi. Collation de gala, mes amis ; jugez-en plutôt : riz farci aux ailes de libellules, oreilles de hannetons frites dans l’huile de coude et pistil de pistache au pisse-vinaigre. Mais ce ne sont point tant les mets qui nous enchantent que les serveuses ! Ces demoiselles sont pleines d’attention délicates. Elles nous font manger, nous massent le ventre pour nous faire digérer, grattent le trou de leur luth en chantant une mélopée à loilpé, nous essuient la bouche, nous versent du thé (Béru a demandé du beaujolais mais la dernière bouteille Ju-lié-na a été bue par le professeur d’amour lyonnais lors de son dernier stage dans l’établissement).

Après le dessert, nos ravissantes hôtesses nous sollicitent, nous provoquent, nous supplient, nous aguichent, nous titillent, nous pressent, nous compressent, nous caressent, nous invitent, nous accueillent, nous reçoivent, nous conçoivent, nous apprécient, nous le disent, nous le montrent, nous le prouvent, nous le signifient, nous embrassent, nous enlacent, nous bravent, nous dépravent, nous dévorent, nous consomment, nous ponctionnent, nous déboutonnent, nous échangent, nous refilent, nous assaillent, nous adoptent, nous interchangent, nous enveloppent, nous développent (dans le sens de la longueur), nous bouleversent, nous ébahissent, nous ébaubissent, nous épongent, nous comblent, nous vident !

Le Grand Vertige ! Le goinfrage suprême ! La volupté démesurée !

Le Gros est K.-O. Moi z’aussi.

— J’ai dû m’en payer une demi-douzaine, soupire-t-il. Quand c’est que je raconterai ça à la Grande Cabane, on croira que je bluffe. Mais t’es témoin, hein, San-A. ! Tu pourras te porter gérant !

— Je suis plus que témoin, Grosse Pomme, je suis coactionnaire majoritaire. Pour moi, ç’a été quatorze nanas !

— Ton record ?

— Mon record ! Dommage qu’il ne soit pas homologué par la F.F.Z.[10]

Il exulte, le Béru.

— Vois-tu, me dit-il, j’en ai plus appris sur l’amour en une heure que pendant des années. Pourtant, Berthe, tu connais sa réputation. Au dodo c’est pas un bonhomme de neige ni la momie de Tous-en-Camion. Elle connaît des trucs que t’aurais beau chercher, tu les trouverais pas sur le Larousse. Mais à côté de ces mousmés, elle a pas plus de tempérament qu’un manche de pioche, la pauvre biquette ! A partir de dorénavant, quand j’y rendrai mes devoirs… culjugaux, faudra drôlement que je me fasse mousser la gamberge !

Il se tait, car les petites geishas s’annoncent, en délégation. Elles se prosternent devant nous et la plus âgée, une certaine Lu-Thi-Né nous remet : à moi une petite fleur de lotus en or massif et à Bérurier une petite fleur de nave en argent. Ce sont là, m’explique Lulu, les plus hautes récompenses décernées par la Fondation, pour prouesses amoureuses.

La fleur de lotus n’a été décernée jusque-là que trois fois : deux fois à titre posthume, car les récipiendaires étaient morts sur le coup, et une fois à titre honorifique à un certain Cha-Rpi-Nhî qui, lui, avait obtenu la récompense en qualité de geisha d’honneur. Quant à la fleur de nave d’argent, bien que plus répandue, c’est néanmoins une distinction très recherchée. Le Gros est aux anges (ce sont des rencontres courantes au septième ciel) et il promet de ne jamais la quitter.

Je retourne au chevet de notre vieux schnock. Il n’est pas encore clamsé, mais franchement, si vous avez un placement à faire, ne mettez pas votre pognon sur sa peau, vous risqueriez une déconvenue.

Je perçois les mugissements impérieux d’un klaxon et je me dis que ça doit être Roult. En effet, notre petit camarade est là, devant la grille (en bambou) de la propriété, au volant d’une ambulance.

Je délourde et il se met à ouvrir des vasistas de cérémonie en reluquant les pépées.

— Vous avez les jambes en forme de double « v », toi et ton ami, me dit-il.

— Il y a de quoi. Je te raconterai tout en cours de route, évacuons en vitesse, mon bonhomme.

Il déroule un brancard pliant et nous nous précipitons pour charger le petit vioque. Mais, en entrant dans la pièce où gît le blessé, Roult s’immobilise.

— C’est pas possible, murmure-t-il.

— Quoi ?

— Tu sais qui c’est, ce type ?

— Pas la moindre idée.

— C’est Boku-Hokury, l’une des plus fameuses familles de l’empire japonais ; et en tout état de cause la plus riche. Il pèse des millions de dollars, ce brave homme !

— Tu es sûr ?

— Tu parles ! Je l’ai vu plus de cent fois dans des manifestations officielles. Il a l’industrie lourde, l’armement, les banques, les manufactures de vermicelles et la marine marchande. L’empereur lui-même tremble devant lui.

Je me gratte le crâne.

— Tu m’en bouches un coin !

— Et moi tu viens de me faire perdre ma place. Bien heureux encore si on ne m’embastille pas après un coup pareil.

— Personne ne saura rien.

— Tu te crois où, chez les Papous ? La police nippone vaut la nôtre, mon fils. Il va y avoir enquête et…

— Ménage tes méninges, j’ai plusieurs cordes à mon arc. On déblaie le père Boku-Hokury et je te mets au parfum en cours de route.

Nous v’là donc partis : Roult, Béru, le vieux coing et moi. Adieux émouvants de la merveilleuse volière. Ces demoiselles ont des larmes au bord des cils. Elles nous font adieu avec leurs éventails. Béru a la gorge nouée comme la ceinture de chasteté d’une femme de croisé.

Enfin on est parti.

— Tu as déniché un endroit pépère ? je demande à Roult.

— Chez Barbara.

— T’es dingue ! Jamais on pourra passer inaperçu en montant notre zig au sixième étage de son building !

— Aussi n’allons-nous pas à son appartement à Tokyo, mais à sa maison de campagne que notre rousse amie possède à Tchochi.

— Ça ne l’ennuie pas trop que nous abusions de son hospitalité ?

— Barbara ? Plus on abuse d’elle, plus elle est contente ! gouaille Roult.


Trois quarts d’heure plus tard, l’ambulance se pointe dans la propriété de la pétulante Mrs. Takemehall. Celle-ci nous attend, en bokono[11] vert émeraude. Elle prend un bain de soleil à l’ombre d’un palétuvier à feuilles d’acanthe et à chapiteau corinthien, une bouteille de scotch à portée de sa jolie main.

— Hello ! fait-elle en nous voyant venir.

— Inutile, je le bois sec, répond Béru, qui a compris « Et l’eau ? » alors qu’il louchait sur la boutanche de Black and White.

Il fait un baise-main à notre hôtesse. Mais c’est une formule de politesse trop au-dessous de l’appétit de la dame qui se met à lui dévorer la bouche à pleines dents. Protestations du Gros qui a fait des heures supplémentaires et n’aspire plus qu’au repos. Barbara en conçoit de l’humeur.

— Aô, fait-elle, vous êtes peut-être impouissant ?

Lors, le Mahousse désigne sa boutonnière.

— On cause pas comme ça à un homme qui porte cet insigne, mâme Barbara, déclare-t-il.

Nous les laissons s’expliquer et emmenons le père Boku-Hokury dans la piaule qui lui est réservée. Lorsqu’il est couché, Roult, qui a été brancardier dans les limonadiers pendant la dernière guerre, examine la blessure du bonhomme.

— Pas très joli, fait-il. Il s’est fracassé la mâchoire ?

— En tombant la tête la première sur le pontage d’un canot d’une hauteur de six mètres.

— Bigre ! Je vais appeler un médecin.

— C’est risqué !

— Non. J’ai un copain belge qui travaille à l’université d’ici et qui fera ça pour moi.

Il bigophone, ensuite de quoi je lui narre les événements par le menu. Ça le sidère.

— Du diable si je pige quelque chose à cette histoire ! murmure Roult. Que peut bien représenter cette enveloppe, je me le demande ! J’ai mis une annonce ce matin dans le hall de l’agence et un professeur suisse, spécialisé dans les langues orientales, s’est présenté.

Je fronce les sourcils.

— Comment ça ? Tu devrais montrer l’enveloppe à Sir Prise-Party ?

— Oui, mais manque de pot, il venait de rentrer à Londres. Alors j’ai eu l’idée de mettre un écriteau ainsi libellé : « Cherchons Européen spécialiste des textes orientaux pour déchiffrage d’un document. »

Je me fous en renaud.

— T’es con pour de bon, ou tu le fais exprès, Roult ?

— Ben quoi, il fallait bien qu’on arrive à un résultat !

— Et tu l’as obtenu, ce résultat ?

Il secoue la tête.

— Non. Le type qui est venu et à qui j’ai montré l’enveloppe, bien qu’il eût une tête de rat de bibliothèque, n’a pas su déchiffrer le texte.

— Personne d’autre ne s’est présenté ?

— Non, personne.

— Bigophone tout de suite à ta secrétaire pour lui demander de retirer l’écriteau.

— Inutile, je l’ai fait moi-même avant de m’en aller !

— Heureusement !

Nous allons boire un godet en compagnie des tourtereaux. Béru a retrouvé de sa superbe et fait le joli cœur sur le gazon avec sa belle amie en bokono.

— Je crois que décidément j’ai le ticket maison, me souffle-t-il en aparté. Elle vient de me dire que j’étais son genre à bloc. Elle aime les hommes gros et forts qu’ont des cicatrices et des manières brusques ; mon cas, en somme.

Au bout d’un moment, il se lève et demande la permission d’aller téléphoner. Je le rattrape de justesse.

— C’est Berthe que tu appelles ?

— Oui, avoue-t-il en rosissant, cette fois mon tabouret est fait, San-A. Je crois que cette femme me convient et que je m’adapterai à la vie japonaise.

J’essaie de le raisonner, mais le Gros est commotionné et il ne veut rien entendre.

— Tu ne pourras pas exercer ton métier ici, voyons, Béru !

— Tant pis, j’en ferai un autre.

— Lequel ?

— Ne serait-ce que professeur de lyonnais dans les écoles de geishas !

— Attends au moins demain avant de téléphoner.

— Non.

— Si ! hurlé-je. Nous devons être recherchés, et si tu demandes la communication pour la France nous serons repérés. Je te défends d’appeler, Béru, c’est un ordre !

Il se résigne.

— Très bien, J’attendrai. Mais si tu espères que je vais changer d’idée, tu te colles le doigt dans l’œil jusqu’au fémur !

Là-dessus, le copain toubib de Roult se pointe. C’est un jeune garçon blond, dynamique. Roult lui demande de soigner un blessé sans poser de questions. Le toubib tique un peu, mais il acquiesce.

Nous assistons à l’examen du père Boku-Hokury. Le doc fait la grimace.

— Pas brillant.

— Fracture du crâne ? je questionne.

— Non, mais traumatisme sérieux. Il a beaucoup saigné ?

— Pas mal, merci.

Sans mot dire, il lui fait une piqûre pour soutenir le battant du vieux coing.

Il faut absolument lui faire une transfusion sanguine. Seulement pour cela il doit être en clinique.

— C’est provisoirement impossible, affirmé-je. Ne pouvez-vous pratiquer cette transfusion ici ?

— Compliqué.

— Il le faut, toubib, soupire Roult. Nous sommes dans la chose jusqu’au trognon, si vous faites la moindre vague, nous risquons une intoxication !

Il sourit.

— Bien. Je vais déterminer son groupe sanguin.

Nous le laissons procéder à son analyse.

— Groupe O ! annonce-t-il. Qui parmi vous appartient à cette classification ?

— Bérurier ! m’exclamé-je. J’en suis certain.

Nous appelons le Gros. Nous avons quelque peine à le dénicher car il s’était enfermé dans la chambre de Barbara. Il réapparaît, chancelant et barbouillé de rouge à lèvres comme une selle d’agneau est barbouillée de moutarde.

— Quoi t’est-ce ? bougonne mon célèbre écuyer, y a plus moyen de discuter en tête-à-tête avec une dame sans qu’on vienne vous faire tartir et ce en pleine minute gynécologique !

— Tu veux sans doute dire « psychologique » ? proposé-je.

— Ecrase avec le vocabulaire, San-A. Qu’est-ce que tu veux ?

— Ton sang !

— Débloque pas et dis-moi ce que tu veux !

— Je te le répète : ton sang !

— Pour quoi fiche ?

— Tu es de quel groupe ?

— Zéro.

— Alors tu es bien l’homme qu’il nous faut ! On va faire une transfusion au vieux pour l’empêcher de clamser.

L’indignation de Bérurier ressemble à un typhon sur la Jamaïque.

— C’t’ une plaisanterie ou quoi t’est-ce ! s’insigne-t-il. Moi ! Refiler mon bon raisin à ce tordu qui voulait me faire becter par les fourmis voilà seulement quelques heures !

« Du sang français, élevé au bœuf de premier choix et au beaujolais contrôlé ! J’irais le refiler dans les égouts de Môssieur ! Un raisin qui titre ses 16 degrés de tension ! Que t’aurais beau le bigler au migrostock que tu y trouverais même pas un microbe gros comme un dé à coudre ! Du sang de chez nous, que même pour la patrie ça serait ballot de le verser, j’en ferais cadeau à ce vieux syndic ! Apprends une chose, San-A. : c’est que, quand je trinque avec mon raisin, je choisis les partenaires ! »

Il s’éponge.

— Ecoute, Gros, ce vieux crabe est la seule personne qui puisse nous apprendre la vérité sur ce galimatias. Nous devons coûte que coûte le sauver. Une petite saignée ne te fera pas de mal.

— Parle-moi-z’en ! Avec ces parties de plumards, je me sens déjà mou comme un navet cuit.

— Peu importe ! Ce sang généreux, Béru, il faut en offrir une tournée à la Vérité, notre patronne à nous autres flics !

L’œil humecté, il se décide :

— Bon. Mais pas plus d’un demi-litre ! C’est vraiment de la confiture donnée à un cochon.


Les pourparlers ayant abouti, la transfusion s’effectue.

Nous retenons notre souffle pour voir Boku-Hokury retenir le sien. Vers le milieu de cette opération, il reprend connaissance. Ses paupières de crapaud se soulèvent, un regard indéfinissable, mais déjà vif se met à balayer la pièce. Il regarde le médecin, il me regarde, il regarde Roult. Puis ses yeux se tournent lentement en direction du Gros qui, allongé sur un canapé, lui refile un peu de sa vie. Môssieur La Dorure a beau être doté d’une grande impassibilité, il a un très léger sursaut. Ses paupières s’abaissent et il murmure d’une voix que la perte de ses dents et la fracture de sa mâchoire rendent difficilement audible :

— Votre témérité n’a d’égale que votre générosité, ô étrangers !

— Amen ! lâche Bérurier.

Je lui enjoins de se taire. Ce que j’espérais ardemment s’est donc produit : le vieux est en mesure de parler.

— Parler vous fatigue-t-il ? je lui susurre au creux des feuilles.

— La mort sera mon repos, réplique le petitou.

— Tiens, encore un qu’a lu Sacaissepart, ne peut s’empêcher de grommeler l’Empereur des truffes. Si c’est pour lui permettre de dégoiser de la littérature que vous me piquez ma gelée de groseille, je demande un remboursement anticipé !

— Silence ! intimé-je.

Mais le Gros est duraille à intimider.

Boku-Hokury soupire :

— Chevaleresque Français, ma fortune sera à vous si vous la convoitez, mais de grâce, rendez-moi le message !

— Le voilà qui fait de la putréfaction de fonctionnaire, souligne Béru.

— Quel message ? demandé-je au Gnome.

— L’enveloppe.

Alors là, j’y vais de ma tyrolienne à pas de vis inversé.

— Ecoutez, monsieur Boku-Hokury, je vais vous faire une confidence : l’enveloppe est bien en notre possession, en effet, mais nous ignorons sa signification. Dites-la-nous, et peut-être alors vous la rendrons-nous… Au lieu de nous kidnapper et de nous torturer, vous auriez peut-être mieux fait de commencer par là !

Le petit Jaune a une faible approbation.

— Eh bien, soit ! D’ailleurs mon temps est compté maintenant et l’heure approche où je vais aller retrouver mes ancêtres.

Touché, le gars Béru proteste :

— Vous caillez pas le sang, pépère, d’ailleurs maintenant c’est le mien qui coule dans vos tuyaux. Et souvenez-vous d’une chose, c’est qu’un raisin signé Bérurier est garanti pour des années…

— Merci, vaillant policier français.

— Pas de quoi, seulement faudra que je me refasse des calories si je veux devenir professeur de lyonnais.

— J’ai soif, chuchote Boku-Hokury.

— Voulez-vous un peu de thé ?

— Non.

— De l’eau ?

— J’aimerais mieux du vin, fait le transfusé. Je n’en ai encore jamais bu.

On se regarde, Roult et moi.

— C’est le sang de ton ami qui commence à faire de l’effet, rigole-t-il.

Nous abreuvons le vieux Jap. Il clape de la menteuse et assure que c’est un divin nectar.

— Laissez la bouteille à promiscuité de ma main, implore l’Enorme, j’en ai encore plus mieux besoin que lui !

Mais revenons aux révélations du blessé.

— Approchez-vous, mes forces déclinent. Et j’ai du mal à parler…

C’est parti, mon kiki ! Et comme c’est long, tortueux, étonnant, compliqué, formidable, historique, japonais et entrecoupé de silences, je préfère vous le résumer succinctement, car avec le paquet de coton que vous avez dans le caberlot, il vous faudrait soixante-quatre ans pour piger. Vous y êtes, les z’enfants ? Débouchez-vous les pavillons, croisez les bras et prêtez-moi toute votre attention, je vous la rendrai à la sortie.

Au milieu du siècle dernier régnait un célèbre empereur plein de bonté et de sagesse du nom de Tafégalva-Nhisétonku. Le dieu-monarque[12] n’avait qu’un défaut (mais en est-ce un ?) : il aimait trop caramboler les chambrières. Et c’est ainsi que tout dieu qu’il était, il fit un lardon à l’une d’elles, la belle, la douce, la pathétique Handofé. La loi du Shogouiat était formelle : l’empereur marié ne pouvait reconnaître l’enfant d’une roturière. Aussi maria-t-il Handofé à un riche fils de famille nommé Poulé-Hokury.


— Votre grand-père ? interrogé-je.

— Mon père, rectifie le vieux.

— Mais quel âge avez-vous donc ?

— Quatre-vingt-douze ans.

— On vous les donnerait pas, affirme Béru, vous êtes encore vert pour votre âge.

— Ainsi, s’exclame Roult, vous êtes l’enfant bâtard de l’empereur Tafégalva-Nhisétonku ?

— Exactement !

— Mince ! jubile Bérurier. Qui m’aurait causé qu’un jour je donnerais mon sang à un vice-empereur ?

Mais Boku-Hokury a poursuivi…

— Au lieu de se désintéresser de l’enfant, le bon empereur s’y attacha. Comme il est dit dans la loi shogounat qu’un dieu-monarque ne peut établir un acte de reconnaissance en paternité, Tafégalva-Nhisétonku tourna la difficulté. Quelques heures avant sa mort, il rédigea une enveloppe en langage shogounat[13] ainsi libellée : « Au fruit de ma chair, le Vénéré Boku ».

Et, dessous, en japonais normal :

« Aux bons soins de Poulé-Hokury en son palais de Yokohama ».

Il timbra avec un timbre réservé au souverain et chargea son chambellan, Vavi-Démonpô, d’aller poster la lettre, ce que l’autre fit. Mais le chambellan connaissait le langage shougounat et, lorsque le monarque défunta, un peu plus tard, il n’eut rien de plus pressé que d’aller rapiner le truc au nouvel empereur Cétoloto-Ktatouperdhû. Le successeur de Tafégalva-Nhisétonku comprit le danger que constituait cette lettre et il posta des sbires devant le palais des Hokury avec mission de s’emparer du courrier ; ce qui fut fait. L’enveloppe revint donc au Palais Impérial où on l’enferma avec les archives secrètes, car il est dit aussi dans la loi shogounat qu’on ne peut détruire un texte écrit de la main d’un empereur sous peine de revivre après sa mort sous la forme d’un porc pendant cent mille générations.

Le transfusé ferme ses yeux. L’épuisement le gagne. Vu son âge, ça n’a rien de surprenant.

Je prends le toubib à l’écart.

Vous ne pourriez pas lui faire une nouvelle piqûre d’un tonique cardiaque ?

Il a justement sur lui un excellent régulateur des contractions du cœur, d’origine british : le Toni-Armstronjohn’s, à base d’hyposulfite. Il l’administre à Boku-Hokury qui, illico, reprend des forces et se remet à révéler.

Un traître est toujours un traître. Le chambellan félon qui trahit la mémoire de son empereur Tafégalva-Nhisétonku eut la langue trop longue et ne parla pas seulement de la terrible enveloppe à son nouveau maître, mais aussi à ses maîtresses, qui en parlèrent à leurs autres amants, qui le dirent à leurs épouses, qui le racontèrent à leurs amants et c’est ainsi que la nouvelle s’ébruita. Certes, le chambellan fut puni, et ce de façon désagréable, puisqu’on lui ouvrit l’abdomen sur une largeur de soixante centimètres et qu’on emplit celui-ci de poivre moulu et de piment rouge avant de le recoudre, mais une certaine partie de la population n’en connut pas moins le secret.

Les années passèrent. Boku-Hokury sut qu’il était fils d’empereur mais rien ne le prouvait officiellement, sinon le message fameux. Hélas ! celui-ci dormait dans les coffres souterrains du palais. La dynastie changea et personne ne pensa plus à l’incident. Personne, sauf Boku qui, sa vie durant, remâcha la plus affreuse des amertumes. Et puis un jour…

Un jour de la semaine passée, l’ambassade japonaise de Paris organisa une exposition sur l’art japonais ancien. Un congrès de philatélistes demandèrent que l’on produisit un exemplaire du premier timbre privé des empereurs. Celui-ci était tellement rare qu’on ne l’avait jamais vu.

Le gouvernement nippon savait qu’il en existait un au Palais : celui qui était collé sur la fameuse enveloppe, vous pigez, mes agneaux ?

Il y eut des hésitations, et puis, il fut décidé que, pour le prestige jap, on enverrait l’enveloppe à Paris pour y être exposée. Près d’un siècle s’était écoulé. L’enveloppe-testament était devenue une sorte de confuse relique. Mais Boku sut la chose. L’occasion qu’il avait attendue toute sa longue vie (comme on dit dans les aciéries) se présentait enfin. Il avait la possibilité de rentrer en possession de son bien puisque, pour la première fois, l’enveloppe sortait des coffres secrets du Palais Impérial. Il s’assura les services d’un ancien chef de la gestapo japonaise : Fouzy Houtusé, et de son équipe. A prix d’or, il les expédia à Paris avec ordre de s’emparer coûte que coûte de l’enveloppe et de la lui ramener.

Maintenant je pige tout : l’attentat à l’ambassade, la nitroglycérine dont s’était muni Fouzy Houtusé pour le cas où l’avion tomberait… Oui, sauf une chose.

— Dites-moi, monsieur Boku-Hokury, comment se fait-il que deux honorables Japonais se soient suicidés après avoir lu l’enveloppe ?

Boku réclame une nouvelle gorgée de beaujolais, puis, l’ayant bu et déclaré excellent, il explique :

— Il est dit, dans nos textes sacrés, que qui touchera de ses doigts un texte écrit par un empereur sera maudit pour l’éternité s’il ne met fin lui-même à ses jours dans l’heure qui suit !

Cette fois tout est clair, net et sans bavures.

La transfusion est finie depuis longtemps. Béru s’en est retourné auprès de son égérie. Nous apportons le téléphone à ce pauvre Boku afin de lui permettre de donner des instructions chez lui. Ses troupiers vont venir le ramasser en ambulance et je lui promets solennellement de lui faire parvenir sa chère enveloppe-acte-de-naissance dans les heures qui suivent.

Ça le dope !

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