CHAPITRE VIII

Eh ben, dis donc, soupire l’Enorme lorsque nous franchissons la porte tournante de notre hôtel, on peut dire que la journée a z’été rude ! Il récapitule :

« Un vieux zig qui s’ouv’ le bide ! Deux flics auxquels qu’on casse la gueule. Une pinupe qui me fait du rentre-dedans, m’amène z’aux bords du divorce et me laisse quimper ; et z’enfin un vieux tordu qui se file la pipe par la fenêtre après avoir tenté de t’assommer, y a pas à tortiller, c’est captivant, le Japon ! »

On se serre la louche dans le couloir et on pénètre chacun dans sa carrée. Dès que j’ai actionné le commutateur, je tressaille : ma turne est complètement retournée. Quelqu’un (ou quelqu’une) est venu pendant mon absence et a tout fouillé. Le matelas est à terre. Les tiroirs sont béants. Ma valise éventrée…

Comme je considère le désastre, le Gros se radine, l’air féroce dans son kimono.

— Et la fiesta continue ! hurle-t-il. Viens voir un peu mon isba à quoi qu’à ressemble !

— Pas la peine, dis-je, il me suffit de contempler la mienne.

Il découvre mon désastre intime et secoue sa tête de gladiateur surmené.

— Vois-tu, San-A., je sens qu’on file du mauvais coton dans ce patelin. C’est pas un pays pour nous. Les gens et les choses ne ressemblent pas à ceuss d’ailleurs. Moi, nettement, je bourdonne.

J’hésite à alerter la direction. Tout bien pesé, j’y renonce. Les patrons de l’hôtel préviendraient la police et c’est la dernière chose que je souhaite. Nous retapons nos plumards en maugréant.

— Qu’est-ce tu crois qu’il cherchait, le tordu qu’est venu faire not’ ménage ?

— Peut-être l’enveloppe…

— Tu crois ?

— Je ne vois pas autre chose.

Le Gravos se campe au mitan de la turne, les poings aux hanches.

— Faudrait tout de même arriver à savoir quoi t’est-ce qu’il y a de marqué sur cette saloperie d’enveloppe, non ?

— Oui, il faudrait. Seulement ceux qui savent lire l’adresse se zigouillent. Alors nous nous trouvons dans un cercle vicieux, Bonhomme.

— A propos de vicieux, cette Barbara, c’est tout de même un chouette morcif, San-A., admets !

— Pour manger tout de suite peut-être ; mais ça ne vaut pas le coup d’en faire un paquet.

— Elle a l’air un peu historique, hein ?

— Pas un peu, Gros. T’as intérêt à continuer de pêcher la Baleine. Cette rouquine, c’est un vrai chalumeau : on s’y brûle les doigts.

Sur ces considérations, nous nous couchons. Mais je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je suis prêt à me rendre aux objets perdus, lorsqu’il me vient une autre idée. Je décroche le bigophone et je demande le numéro de ce polisson de Roult.

Son biniou carillonne un long moment. Je me demande s’il n’aurait pas fini la notche dans les bras parfumés de la bonne Mrs. Takemehall ; mais non. Une voix épaisse comme du goudron en fusion grommelle :

Yes ?

— San-Antonio, ici !

Ça le réveille.

— Oh ! Attendez que j’écluse un coup de désinfectant pour me réveiller.

Il doit avoir une boutanche de scotch à portée de la main car je perçois le bruit symptomatique d’un glouglou.

— Ça y est, San-Antonio, je suis paré.

— On ne se tutoie plus ? je ricane.

— Si tu veux, pourquoi pas ? fait Roult. Je crois qu’on était tous un peu blindés quand le vieux crabe s’est défenestré.

— Comment ça s’est passé avec les archers ?

— Pas mal. On leur a dit que Yamamotokétolabo avait mal au cœur et qu’il a voulu prendre un bol d’air. Il s’est trop penché et il est allé déguster le bitume.

— Ils ont accepté la version ?

— Sur catalogue. Nous sommes des gens considérables, mon vieux poulet ; je voudrais voir qu’on mette notre parole en doute.

— Tu as toujours l’enveloppe ?

— Ben voyons : elle est dans mon coffre. Je la montrerai demain soir à Sir Prise-Party, un éminent Rosbif qui vit au Japon depuis la fin de la guerre afin de préparer une thèse sur les langues fourrées nippones depuis l’institution du shogounat.

— Bon. Maintenant, je voudrais te demander un tuyau à propos du vieux prof. Avant d’entrer en transe, il a gueulé un truc en jap. As-tu compris ce qu’il disait ?

— Malédiction.

— Seulement ?

— C’est déjà pas mal.

— A ton avis, toi qui connais les mœurs, qu’est-ce qui peut provoquer de pareilles réactions chez ces bonshommes ?

— C’est certainement d’ordre religieux, mais je ne saurais te préciser davantage.

Il bâille comme toute une ménagerie lorsque les abattoirs n’ont pas livré les entrecôtes du jour.

— Je vais te laisser dormir, m’excusé-je.

— Bonne idée ! Comment trouves-tu ma belle Américaine ?

— Un peu névrosée sur la périphérie, mais gentille au demeurant.

— Accueillante, hein ?

— C’est le self-service !

Il se marre.

— Moi, fait-il, j’aime les souris comme ça. Elles simplifient la vie de l’honnête homme et résolvent ses problèmes physiologiques.

Je le quitte et j’en écrase pendant une demi-douzaine d’heures en rêvant qu’un professeur Yamamotokétolabo démesuré tombe du ciel en hurlant « Malédiction ! ».


Juste au moment où nous arrivons dans le hall, le portier nous désigne à deux types qui se tiennent assis à promiscuité de la porte. Les deux hommes se lèvent et s’approchent de nous. Ils sont de taille moyenne, vêtus de complets gris et coiffés de chapeaux de paille noirs, style américain. Ils sont japonais et paraissent aussi joyeux que le monsieur qui vient d’allumer par mégarde sa cigarette avec le billet gagnant du sweepstake.

Je les considère sans joie, pressentant qu’ils viennent nous causer des ennuis.

— Police, fait l’un des deux en français, suivez-nous !

Le Bérurier me coule un regard aussi pendant que les oreilles d’un teckel.

— C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, que les Perses se percèrent, que les Satrapes s’attrapèrent et que les Croisés sautèrent par la fenêtre ! me dit-il.

Ce qui, traduit en langage courant, signifie :

« On est cuits, essayons de nous débiner. »

Mais je le calme d’une œillade. On ne peut pourtant pas jouer les Buffalo Bill dans un palace ! D’autant plus qu’avec l’intervention de l’ambassade, notre cas doit pouvoir s’arranger.

— C’est à quel sujet ? questionné-je.

— Vous le saurez ! rétorque le poulet.

Nous n’insistons pas et nous sortons, flanqués de ces deux anges gardiens.

— En Laponie, dit le Gros, est-ce qu’on appelle un flic poulet ?

— Je l’ignore.

— On devrait plutôt l’appeler canard ?

— Pourquoi ?

— Ben, parce qu’il est jaune ! C’te couennerie !

Vous le voyez, le moral du Gravos n’est pas infecté outre mesure, comme dit mon tailleur.

Nous prenons place dans une grande voiture noire. Un type est au volant. Je le reconnais au regard haineux qu’il me file : c’est le même chauffeur qui pilotait l’auto d’hier, celle dont nous dégonflâmes les pneus. J’ai idée que nous allons avoir quelques difficultés à faire admettre nos manières aux collègues nippons.

La chignole démarre en trombe. Nous sommes assis à l’arrière avec un des « canards ». L’autre s’est installé sur le siège avant, mais se tient de guingois et ne nous perd pas de vue.

L’auto fonce dans la cohue à toute vibure, manquant à chaque instant d’écraser un passant. On roule un bout de temps dans le centre, and after on se retrouve dans la banlieue. Comme c’est la route de Kawasaki, j’en conclus qu’on nous conduit directo sur le terrain de nos bas forfaits.

Mais pour une fois, San-Antonio déduit mal. La ville de Kawasaki est dépassée et l’auto ne diminue pas son allure. Qu’est-ce à dire ?

— Dis voir, San-A., murmure l’Obèse, est-ce qu’on peut rentrer en France par la route ?

— T’es louf ! Le Japon est un archipel !

— Un quoi ?

— Un groupe d’îles !

Je m’adresse au Jap parlant français.

— Où nous conduisez-vous ? m’enquiers-je.

— Yokohama !

— Dans quel but ?

— Vous le verrez !

Vous le savez, ou si vous ne le savez pas, je me fais un plaisir de vous l’apprendre, mais on ne parle pas sur ce ton trop longtemps à San-Antonio.

— Dites donc, mon cher ami, tonné-je, n’oubliez pas que je suis citoyen étranger. Vos façons ne me plaisent pas et elles pourraient vous valoir certains gros ennuis.

En guise de réponse, il sourit, mais alors sans s’émouvoir le moins du monde.

— Ecoutez, reprends-je, plus furax qu’un tigre du Bengale à la queue duquel on a attaché une ruche bourrée d’abeilles. En France, pour arrêter quelqu’un, il faut un mandat d’amener, je suppose que vous en avez un ?

Sans s’émouvoir, l’autre patate sort de sa poche une vague feuille de papier couverte de caractères nippons.

— Il y a une faute d’orthographe au dernier paragraphe, souris-je.

J’ignore ce que le copain qui partage notre banquette se figure, toujours est-il qu’il me file un coup du tranchant de la main dans le gosier. On dirait que j’ai un court-jus dans la moelle épinière, avec élargissement de la membrane supérieure droite, expectoration progressive du compresseur différentiel, et atrophie jugulaire consécutive du cartilage de conjugaison avec retenue à la base et séisme surmultiplié.

Je manque d’air. J’ai beau ouvrir mon clapoir grand comme les portes de Westminster Abbey un jour de couronnement, je ne peux décider la moindre particule d’oxygène à visiter mes poumons. Je me dis que je vais canner. Combien d’années un homme peut-il vivre sans respirer ?

Le Gros veut prendre mes patins. Je le vois saisir mon agresseur au colbak, mais le flic de la banquette avant lui ramone le promontoire avec un solide goumi. Béru pousse un soupir d’extase et s’écroule dans la bagnole. A mon tour, j’ai droit à une infusion de néant. Bing ! Je pars à dame. Nous sommes deux loques inconscientes, entassées sur le plancher de cette bagnole qui roule toujours à forte allure.

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