CHAPITRE II

Le taxi me débarque devant mon pavillon. Je cigle le général russe et je m’immobilise entre mes deux valtouzes, attendri jusqu’aux larmes par cette maison paisible, drapée de lierre, à l’intérieur de laquelle ma Félicie attend son grand garçon.

Je vous l’ai dit mille fois et je le répète pour ceux d’entre vous qui n’étaient pas à l’écoute au début de l’émission, mais pour l’homme aventureux que je suis, Félicie et notre pavillon représentent quelque chose comme le paradis terrestre. Après les parties de castagne, c’est le havre de grâce.

La grille grince. Mes semelles font crisser les graviers roses de l’allée. Voilà le printemps, les gars. C’est le moment où les demoiselles ne se nourrissent plus que de pommes vapeur. Les arbres et le tarin des collégiens bourgeonnent. La terre sent le « remettez-nous une tournée, c’est le Bon Dieu qui paie ». Je gravis le perron. La porte n’est pas fermaga.

Félicie ne se barricade jamais. Elle n’a pas les chocotes des voleurs, ma vieille. C’est quelqu’un dans le style de l’évêque de Digne cher au père Hugo : elle trouverait des casseurs au turbin chez nous, elle leur cloquerait les chandeliers de la salle à manger (les gros qui nous viennent de tante Léocadie, celle qui avait des moustaches à guidon bas et le nez en trompette because son menton le tenait relevé).

Une chouette odeur de ris de veau au madère me caresse la cloison nasale. Je marque un nouveau temps d’arrêt. Félicie chante dans sa cuistance. Elle a bien reçu mon télégramme et elle est toute joyce, la chérie. Je pose mes bagages et je m’avance sur la pointe of the feet. M’man porte sa blouse noire par-dessus laquelle elle a noué un tablier mauve. Elle chante un truc du passé : Que ne t’ai-je connue au temps de ma jeunesse. Sa voix chevrote un peu et elle marque bien les « r », comme il était de mise jadis. C’est pourtant vrai que Félicie a été jeune. Elle a aimé, on l’a aimée… Mais je sais que ces amours-là n’étaient que le prologue de son amour personnel. Une espèce de bref apprentissage qui préparait la venue dans sa vie de San-Antonio. Pour elle, oui, je suis bien le seul, le vrai, l’unique, l’incomparable, le merveilleux, le superbe, le triomphant, le suprême, l’adorable, l’irrésistible, le suave, l’enjôleur, l’extraordinaire San-Antonio.

— ’jour, m’man !

Elle se tait, fait volte-face avec dans la main une grosse cuillère en bois qu’elle brandit comme un sceptre.

— Oh ! mon grand, te voilà !

On s’attrape à pleins bras et on se serre l’un contre l’autre.

— Je ne t’attendais pas si tôt, Antoine.

— En arrivant à Orly, je n’ai pas pu résister : je me suis fait amener ici dare-dare[2] avant de passer à l’usine.

— Comme tu es gentil, mon petit. Tu as fait bon voyage ?

— Oui, excellent.

— Ça t’a plu, Cuba ?

— Pas mal. Mais j’ai préféré le Mexique.

— Tu n’as pas été trop en danger au moins ?

La pauvre chérie s’imagine que plus je vais loin, plus je risque mes os.

— Penses-tu. C’était un simple voyage d’information. Le Vieux mijote un truc là-bas… Il voulait que j’aille me rendre compte sur place. Alors j’en ai profité pour pousser une pointe jusqu’au Yucatan. Tiens, je t’ai rapporté un poncho de Mérida.

— Un quoi ? murmure M’man.

J’ouvre une valise et j’y prends un magnifique poncho fabriqué main.

— C’est une couverture ?

— A peu près. Tu pourras te la mettre sur les jambes si tu veux, le soir, quand tu tricotes en m’attendant.

— Elle est merveilleuse. Je vais m’en servir comme dessus de lit.

— J’ai rapporté aussi un souvenir à Pinuche et un autre à Bérurier.

— Tu penses à tout le monde.

— Pour Béru, un sombrero avec des pompons et des grelots, regarde !

Je sors un immense bitos noir et rouge, un peu meurtri par le voyage.

— C’est très joli, admet Félicie.

Elle contient mal son envie de rire.

— Tu imagines la tronche du Gros, là-dessous, hein, m’man ?

— Oui, fait-elle en s’esclaffant. Ce qu’il sera drôle.

— Et voici pour Pinaud.

— Qu’est-ce que c’est ?

Una pipa de la paz, c’est-à-dire un calumet de la paix.

« Il mesure près de quatre-vingts centimètres, de cette façon au moins il ne se brûlera plus les moustaches.

Voilà brusquement le visage de ma Félicie qui se crispe.

— Mon Dieu, à propos de M. Pinaud, j’oubliais de te dire…

— Quoi donc, m’man ? Il n’est pas mort pendant mon absence, j’espère ?

— Non. Mais depuis hier il m’a téléphoné trois fois pour demander si tu étais rentré. Il a quelque chose de très urgent à te communiquer, paraît-il…

Ecoutez, mes mecs, on collerait ça dans une pièce de théâtre, les spectateurs diraient que ça fait gratuit (malgré le prix élevé des places). A peine Félicie vient-elle de m’annoncer la chose que la sonnette of the grille tintinnabule. On mate par la croisée et on voit s’amener le révérend Pinuchet.

Il porte un imper trop long qui lui ramone les pompes. Il a un cache-col tricoté par sa bergère, dans les tons marron, et son vieux bitos aux bords relevés par-derrière et gondolés par-devant. Un mégot est piqué sous sa moustache mitée pareil à un anus de poulet négligé. L’Illustre s’amène de sa démarche chancelante. Son nez long et étroit confère à sa physionomie un je ne sais quoi d’endeuillé, de navré, de navrant, d’affligeant, de résigné, de miséricordieux, de soumis, et d’attendrissant.

Quand on voit la photo de Pinaud sur un journal, d’instinct on sort sa pointe Bic pour lui dessiner des lorgnons.

En m’apercevant, sa gueule en berne s’éclaire d’un sourire aussi pâle qu’un coucher de lune sur le mont Blanc.

— Ah ! Enfin ! fait-il, du ton du pèlerin qui arriverait à Lourdes après cinquante-deux ans de marche à pied dans les mêmes chaussures.

Il avise mes valoches.

— Tu débarques ?

— A l’instant. Alors, Vénérable extinction de race, on me cherche ?

— M’en parle pas, San-A. !

Il hoche sa tête de tamanoir navré.

— Assieds-toi, Pinuche, on va t’offrir un cordial.

Il déboutonne son imper style soutane.

— Il sera le bienvenu, affirme le Superflu. Depuis quarante-huit heures, je suis dans un état !

— Ton troquet a fait faillite ?

— Non. D’ailleurs je m’en occupe plus.

— Alors ?

— Ton cousin Hector, Antoine…

M’man pousse un cri et lâche sa bouteille de Chartreuse verte que je rattrape au vol.

— Il lui est arrivé quelque chose ? balbutie ma brave femme de mère.

— Il a disparu.

Malgré ma vaste intelligence, mon abondance de phosphore et le surdéveloppement de ma matière grise, je mets deux secondes six dixièmes à réaliser.

— Comment ça, disparu ?

Il lève ses bras de plainte.

— Disparu, quoi !

Félicie emplit trois verres à liqueur de Chartreuse. J’en tends un au Facultatif. Il le boit cul sec (il a un imperméable, je le répète) et fait claquer sa langue d’hépatique.

— Attends, Pinaud, j’aimerais que tu me mettes un peu au parfum. Comment peux-tu savoir que mon cousin Hector a disparu ?

— Tu sais bien que nous sommes associés ! s’étonne l’amoindri.

— Associés ?

— Saperlipopette, dit-il en vieux français, nous t’avions bien annoncé que nous allions fonder une agence de police privée…

Alors là, mes chéries, votre San-A. en a les cannes qui font bravo. Je suis obligé de m’asseoir pour supporter la suite du trajet.

— Hector et toi, associés !

— Mais oui. On a fondé le mois dernier la Pinaudère Agency.

— La quoi !

— La Pinaudère Agency, répète l’Achevé. Nos deux noms mélangés. Pinaud, mon nom. Et Dère, çui de ton cousin. On a choisi Agency pour que ça fasse amerlock ; de nos jours y a que ça qui plaît.

Il sort une carte de sa poche et la dépose sur la table. Je cramponne le bristol et je lis à haute et intelligible voix afin que Félicie en profite :

LA VERITE, RIEN QUE LA VERITE,TOUTE LA VERITE

Grâce à la Pinaudère Agency Limited

Recherches de toute nature, filatures.

Les spécialistes des enquêtes délicates.

On croit rêver. Quand je vois des trucs pareils, je remercie Félicie de m’avoir mis au monde. Rien qu’une carte comme celle-ci, ça vaut la trajectoire, non ?

— Alors Hector a démissionné de son ministère ?

— Oui. Il avait eu un nouvel incident très grave avec son sous-chef. Figure-toi qu’à la suite d’une réprimande de celui-ci, Hector lui a fait un pied de nez ; oh ! dans son dos, bien sûr. Mais un collègue d’Hector l’a vu et a rapporté…

— La vilaine ! Ça marche votre agence ?

— Pas mal. On a eu deux adultères et une recherche en paternité.

— Il est bien, Totor, en poulaga ?

— Parfait. C’est l’homme consciencieux, quoi !

— Et il aurait disparu avec sa conscience ?

— Xactement. Figure-toi qu’il était sur une filature dans la bourgeoisie.

— Attends, raconte par le commencement.

— Avant-hier, à l’Agency, on a eu la visite d’une dame tout ce qu’il y a de bien : manteau d’astrakan à col de vison, tu vois le genre ?

I see ; after ?

— La dame que je te parle voulait faire surveiller son mari, dont au sujet duquel elle avait des doutes sur sa fidélité. Le mari fréquentait une petite Asiatique et la dame voulait des preuves.

« Comme j’avais une enquête en cours, j’ai mis Hector sur la filature… »

— A Roubaix ?

— Non, pourquoi ?

— Une filature, je croyais…

Le Détritus jette un regard effaré à Félicie.

— Il ne peut pas rester sérieux ! Et pourtant, c’est grave, quoi !

— T’inquiète pas, Pinuchard, c’est ma soupape qui fonctionne. Alors ?

— Hier matin, Hector s’est mis au travail. Il devait venir au rapport à midi, mais je l’ai pas vu. Le soir, il n’était pas là non plus. J’ai commencé à m’inquiéter. Je suis été chez lui, mais j’ai trouvé porte close et sa concierge ne l’avait pas revu depuis le matin… Du coup, j’ai pris le traczir pour de bon. J’ai pensé à toi. C’est ton cousin, je m’ai dit que tu ferais quelque chose !

Sacré vieux boy-scout ! Jouer les Callaghan à son âge, et avec cette patate d’Hector comme assistant.

— Tu as revu la cliente ?

— Non. Elle attend de nos nouvelles. Elle a téléphoné ce matin, mais notre secrétaire a répondu que…

— Ah ! parce que vous avez une secrétaire ?

— Ben alors, on est une maison sérieuse. Et on a des bureaux aux Champs-Elysées, si tu veux le constater au verso de notre carte.

La stupeur m’étourdit. Ils ont becté du lion, les deux raclures de fond de malle.

La Pinaudère Agency ne deviendrait-elle pas un organisme réputé ?

— Notre secrétaire, reprend le Délabré, a biaisé. Mais il va falloir que je lui dise quelque chose à cette personne ! Et cet Hector qui a disparu sans laisser de trace. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

C’est aussi le tourment de Félicie. Quel pastaga ! J’arrive de voyage et au lieu de déguster peinardement les ris de veau de m’man, voilà un turbin calamiteux et familial qui me choit sur le râble.

— Comment se nomme la dame qui fait filer son jules ?

Pinaud se renferme comme la vertu d’une rosière dans un slip en fil de fer barbelé.

— Secret professionnel, riposte-t-il.

— Quoi ! tonitrué-je. Môssieur vient chialer dans votre giron parce qu’il n’est pas foutu de retrouver sa crêpe d’associé, et il prétend jouer les X-27 !

— Parfaitement, objecte le Fossile. Le secret professionnel, c’est une chose sacrée, San-A.

Je rengaine mes rognes. Il est si émouvant, Pinoskof, avec ses yeux en virgule et sa moustache de rat qui ne sait pas fumer.

— Bien, alors tu vas te mettre sur les talons du bonhomme que devait suivre Hector. Observe son comportement et tu apprendras peut-être quelque chose de positif. Rendez-vous ce soir à tes bureaux. Disons sur les choses de six heures, vu ?

— Vu !

— Tiens, je t’ai rapporté un souvenir du Mexique.

Je lui cloque sa bouffarde à coulisse et il est aux anges.

— Merci, c’est merveilleux, San-A. Ce que tu es gentil, tout de même ! Qu’est-ce que ça représente ?

— C’est un calumet de la paix. Fume avec ça, et c’est la sauvegarde de tes moustaches.

— Un vrai ! s’extasie le Vioque.

— Garanti sur facture. Il porte même l’adresse d’un bazar de Chicago, c’est te dire !

— Il est de la tribu des Asticots ?

— Des asticots ?

— Ben oui, y a bien la tribu des Asticots là-bas ?

— Tu veux parler des Aztèques ?

— Oui.

— Tout me porte à le supposer.

Poignée de main. On se sépare. Quand la silhouette du Chétif a disparu, je me mets à considérer Félicie avec incertitude.

— C’est alarmant, n’est-ce pas ? murmure-telle.

— Oh ! c’est plutôt ridicule. Ces deux vieilles noix jouant les Nick Carter !

— A ton avis, qu’est-ce qui est arrivé à Hector ?

— Le type qu’il filait sera parti en voyage et il vadrouille peut-être en ce moment du côté de Limoges ou de Valenciennes…

— Hector est un garçon pondéré. Il aurait prévenu M. Pinaud.

C’est aussi mon avis. In petto, comme disent les chauds Latins, je ne suis pas très content de cette histoire. Tout à fait entre nous et le château d’If, j’ai le pressentiment que ce crétin de Totor s’est embarqué dans un coup fourré à la gomme.

Il est fait pour être détective, comme Georges Brassens pour être sacristain. Afin de rassurer Félicie, je chique à l’insouciant. On passe à table et je lui raconte mon voyage. Mais, dans sa prunelle, un je ne sais quoi d’inquiet subsiste.

L’après-midi, je vais faire une petite visite au big boss. La conférence dure deux plombes. Je lui rends compte de ma mission, on discute du pourquoi du comment du chose, après quoi je cours écluser un beaujolais en compagnie de Mathias. Bérurier a pris un jour de congé et je regrette son absence, d’autant plus que j’ai pris son sombrero dans ma chignole et que je comptais bien faire marrer la Maison Poulardin avec cet élément vestimentaire.

A six plombes pétantes, je remonte les Champs-Elysées. Le bureau de la Pinaudère Agency Limited est situé en haut de la triomphale avenue et en haut, tout en haut d’un immeuble. En fait, il s’agit d’une chambre de bonne transformée. Je presse le timbre de la sonnette. Il fait dring ! et, illico, le crépitement d’une machine à écrire se déclenche.

— Entrez ! glapit une voix.

Je tourne le loquet et je pénètre dans un vaste local d’un mètre quarante sur deux. Il y a la place pour une minuscule table, pour un classeur et pour deux chaises. La première est envahie par une ravissante demoiselle de soixante-quatorze piges dont les kilogrammes sont supérieurs aux ans. Elle ressemble à un boxer sans dents. Elle porte un corsage mauve contenant un quintal de glandes mammaires. Elle a des lunettes à monture d’écaille, façon Marcel Achard, un chignon signé Pauline Carton, un cordon de velours autour du goitre et de la pommade au soufre sur les quatorze mille six cent vingt-deux bubons qui lui constellent la frime.

Elle continue de tapoter sans s’occuper de moi. L’air sauvagement pressé, qu’elle a, cette dame ! A sa frénésie dactylographique, on pourrait penser qu’elle tape le recours en grâce d’un gnace qui va passer au coupe-cigare dans trente secondes. Comme mon arrivée ne l’affecte pas, je tousse, mais c’est en pure perte. Alors je m’avance délibérément, ce qui ne nécessite qu’un effort modéré étant donné que nous ne sommes éloignés l’un de l’autre que d’une bonne vingtaine de centimètres.

— Dites, chère mignonne, susurré-je, qu’est-ce qu’on fait dans un cas pareil ? On attend qu’une crise de rhumatisme articulaire vous stoppe ou on flanque votre Underwood par le vasistas ?

Tout en parlant, j’examine son travail et je m’aperçois qu’elle est en train de recopier l’annuaire des Téléphones.

— C’est un travail de longue haleine, n’est-ce pas ? compatis-je.

La môme aux bubons s’immobilise. Ce qu’elle doit bouffer comme strombolis pour avoir une irruption pareille ! Elle ne va tout de même pas prétendre que c’est de l’acné juvénile.

Elle me virgule un sourire qui me découvre complaisamment une molaire beige clair qui ne doit pas lui servir à casser des noisettes.

— SSSSe m’excssssss ! fait-elle du ton modeste d’un pneu qui perd de la valve.

Elle se penche, rafle un énorme sac à mains[3] posé par terre et le hisse en geignant jusqu’à ses genoux. Elle y prend un objet que je n’identifie pas tout de suite et qui, à seconde vue, s’avère être un dentier. Elle se l’introduit dans le tout-à-l’égout, l’essaie, le ressort, prend une burette, huile les charnières, revisse deux canines qui précisément se faisaient la paire, arrache une incisive trop branlante et se réintroduit le piège à saucisse. Son élocution y gagne à quatre-vingts pour cent, du moins pendant les premières phrases.

— Mon appareil me bleffe, dit-elle, je ne le mets que pour cauzser.

« C’est à quel sujet ? Le directeur de l’agence n’est pas encore rentré. »

— J’ai rendez-vous avec lui.

— Fi vous voulez bien attendre, prenez le fiège !

Elle va pour ajouter autre chose, mais son râtelier se bloque et elle reste avec la bouche ouverte. Je détourne pudiquement les yeux afin de ne pas m’abîmer dans la contemplation de son slip. La vaillante secrétaire extrait sa mécanique à racler les feuilles d’artichaut au moyen d’un coupe-papier. Ensuite elle essaie de fulminer, mais ne produit plus qu’un bruit d’ébullition et je me désintéresse de son cas.

J’attends un quart de plombe, une demi-plombe, une plombe, soit un total approximatif de soixante minutes. Je commence à me faire tartir copieusement. C’est pas que j’exige l’air conditionné dans les salons d’attente où je suis obligé de séjourner, mais cette mansarde et cette vieille édentée qui tape le Bottin pour me faire croire que l’Agency marne à plein bord me dépriment honteusement. Je sais pas où ils l’ont pêchée, leur secrétaire, les Cono’s brothers, mais elle est gratinée.

A sept plombes, la vioque commence à loucher sur sa breloque grand sport carossée par Lip.

— Si vous voulez partir, m’empressé-je, n’hésitez pas. Je suis un copain de Pinaud, je peux garder les établissements.

Mais elle, c’est « Devoir avant tout ! »

Elle hoche la tête. Pour vaincre ses scrupules, je lui montre ma carte de police.

— Vous pouvez avoir confiance, ma beauté. Je suis le commissaire San-Antonio !

— Oh ! bourrasque-t-elle, ssssc’est vous ?

Je vois que Pinuche a soigné ma légende auprès de son personnel.

Soulagée, la secrétaire range l’annuaire dont elle a déjà tapé les cent vingt premières pages ; elle met une housse à sa machine, se barbouille le bas de hure de rouge à lèvres, prend ses béquilles derrière le classeur, rajuste la bretelle de sa jambe de bois, vérifie la pression de son sein gauche qui marche au gaz de ville et se lève. Elle s’approche d’un morceau de miroir en parfait état, retire sa perruque pour pouvoir mieux la recoiffer, la rajuste, l’orne d’un chapeau et enfin se dirige vers la lourde que je m’empresse de lui ouvrir après qu’elle m’ait cycloné un gentil bonsoir qui ressemble à un jet d’arroseur municipal dans un quartier à forte pression.

Me voilà seulabre. Je m’approche du téléphone. Par chance, il fonctionne. Je compose le numéro du bistrot Pinuchard et la vaillante épouse de mon collègue retentit à l’autre bout du fil.

— Ici San-A., chère madame, m’annoncé-je. Votre glorieux mari est-il chez vous ?

— Non, se lamente dame Pinette. Je ne l’ai pas revu depuis ce matin.

« Avez-vous des nouvelles de votre cousin ? »

— Non plus.

Dame Pinette hésite, puis :

— Je suis inquiète. Peut-être mon mari est-il allé chez Bérurier ? Il m’avait dit que s’il ne vous trouvait pas, il ferait appel à Benoît-Alexandre.

— La chose est envisageable, admets-je. Fort bien, excusez-moi de vous avoir dérangée.

Elle s’apprête à me dire que tout le plaisir a été pour elle et à me brader par-dessus le marka ses plaies variqueuses, son coryza, l’érysipèle de son neveu et bien d’autres délicatesses, mais j’ai déjà raccroché.

Le retard de Pinuche accroît mon angoisse. M’est avis qu’il se passe des trucs pas ordinaires chez les frères Karamazov de la filature. Je me permets de fouiller le classeur. C’est chose rapide. Il ne contient en fait de documents qu’un carnet à couverture de moleskine noire et un plan de Paris.

Comme je connais Paris, je me saisis du carnet. C’est le grand livre comptable de l’Agency Limited. Il contient plusieurs noms. Je lis : M. Lhenuyer (cocu) avance 100 F. Solde 400 F. Mme Jamporte-Débelles (cocu) avance 100 F. Solde 500 F. Mme Pétrousse (rech. en p.) avance 300 F. Solde 700 F…

Ils n’ont pas l’air de se débrouiller trop mal, les duettistes du cinq à sept, les tarifs grimpent.

Enfin, dernier nom ! Mme Helder (cocu) avance 500 F. Comme le solde ne figure pas à la suite de cette rubrique, j’en conclus qu’il s’agit bien de la fameuse affaire en cours. Mais ces brillants détectives poussent le souci de la discrétion jusqu’à s’abstenir de l’adresse de leurs clients. Enfin, j’ai toujours le blaze, comme dit l’autre, ça peut servir.

Il est sept heures vingt et le Délabré n’est toujours pas là. Je lui laisse un mot lui demandant de me rappeler à la maison et je décide de rentrer en opérant un crochet par chez Béru.

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