CHAPITRE III

Je sonne avec ma distinction coutumière et, presque aussitôt, la voix chuintante de B.B. fulmine :

— Ah ! non alors ! Qui c’est encore le cornichon qui vient nous faire chier.

Ignorant jusqu’à ce jour les vertus laxatives de ce cucurbitacée, je venge l’honneur d’icelui en arrachant l’anneau de la sonnette.

— Va ouvrir, enflé ! enjoint Berthe Bérurier à son pachyderme d’époux.

Les pantoufles tous terrains du Gros font miauler le linoléum de son vestibule. Il m’ouvre, les sourcils joints comme les mains d’une première communiante. Il est en bras de limace. Ses bretelles lui battent les jarrets, façon Dubout. Il est congestionné comme un homard à qui on raconterait des histoires gauloises dans un court-bouillon à cent degrés.

— Tonio ! s’écrie-t-il en me proposant une paluche large comme le slip de la Vénus Hottentote. T’es donc rentré de voyage ?

— Comme tu vois, Turabras, riposté-je, histoire de créer une ambiance favorable.

— Entre vite, on s’est fait mettre la télé depuis quelques jours et en ce moment y a une émission du tonnerre que moi et Berthe on ne veut pas rater.

Je le suis jusqu’à la salle à manger. La Gravosse est avachie (je devrais dire Aberthie, cela reviendrait au même) dans un fauteuil d’osier qui grince sous son poids comme une forêt de peupliers dans la tempête.

— Ah ! c’est vous ! m’accueille-t-elle avec urbanité en me présentant un paquet de côtes premières que j’identifie comme étant une main, grâce à une bague.

Lorsque j’ai pressé ces deux kilogrammes de bas morceaux, elle fait « chut » et me désigne le petit écran. Un solide cuisinier barbu est en train de manipuler des casseroles.

— Raymond Olivette et la duchesse de Langeais, m’annonce Béru dans un chuchotis semblable à un coup de couteau dans un sac de blé.

Berthe, enamourée, murmure :

— Quel homme prodigieux ! Il est en train de donner la recette de la patte d’alligator farcie aux aromates. En voilà un qui fait beaucoup pour le renom de la France.

Elle s’écrase une larme tricolore sur la vitrine, lisse l’aigrette en poil d’éléphant de sa verrue préférée et écoute avec une attention forcenée les explications du maître queux.

— Tu notes ? s’enquiert-elle.

— T’occupe pas, rétorque le Gravos.

Il a un stylo à bille à la main, une feuille de papier sur les genoux et il écrit au jugé, sans perdre de vue les évolutions culinaires du célèbre cuisinier.

Raymond Oliver explique à Catherine Langeais que, pour réussir la patte d’alligator farcie, il faut commencer par lui limer les ongles. Ensuite de quoi on pratique une incision dans le sens nord-sud, on retire l’articulation centrale, mais on ne la jette pas car elle doit cuire avec le court-bouillon. On hache menu les paupières, le foie et l’œil gauche de l’alligator (certains cuisiniers mettent aussi l’œil droit, mais c’est moins raffiné, car la plupart des alligators font de la conjonctivite) en y ajoutant du lard fumé, de la banane écrasée, de l’oignon blanc, de l’œillet d’Inde, de la feuille de nénuphar et de la graine de héros. On fourre la patte (en évitant de se la fourrer dans l’œil. On recoud avec du coton à repriser vert (le vert étant la couleur de l’alligator). Puis on met à cuire au court-bouillon ainsi qu’il a été dit plus haut. On attend seize heures quatre minutes. On retire, on égoutte, on met dans un plat de terre, on épice avec de la noix muscade, du curry, du paprika, du poivre de Cayenne (la marque Chéri-Bibi est préconisée), des clous de girofle, de la sauge, du thym, du laurier, du bleu de méthylène, du trèfle à quatre feuilles et un article de Jean-Jacques Gauthier paru depuis moins d’un mois. Lorsque la patte est bien dorée, on la retire du four. On la dresse sur un plat d’argent contrôlé, on garnit avec des nouilles fraîches et la photographie du Négus et on sert. Raymond Oliver précise que la patte d’alligator se consomme arrosée de jus d’ananas ou, à la rigueur, de Chambertin 1949, et il ajoute que si l’on ne trouve pas de patte d’alligator dans le commerce, on n’a qu’à aller au Grand Véfour où le foie gras truffé est de première !

Fin de l’émission.

Berthe allonge son cuisseau de bœuf et éteint le poste.

— Lumière ! demande-t-elle.

Sa Majesté Béru Ier actionne le commutateur. Je regarde la Baleine. Un grand filet de salive dégouline de ses babines. Elle a l’œil nostalgique. Le Gros aussi.

— Ça doit z’être rudement fameux, ces machins-là, soupire Berthe.

Le Gros jure puissamment.

— Sacré ceci de machin de cela[4], dans l’obscurité, le papier où ce que je prenais note a glissé et j’ai écrit la recette sur mon pantalon de coutil ! tonitrue-t-il.

Berthe le calme. Qu’à cela ne tienne : elle le recopiera.

J’estime que le moment est venu de donner à la conversation un tour sérieux et je demande au Gros s’il a ou non vu Pinaud.

— Non, s’étonne-t-il. Pourquoi ?

— Tu sais qu’il a fondé sa fameuse agence ?

— Oui, je sais. Il a raison. Y a des jours où que je me demande si que j’en ferai pas z’autant.

Berthe le rabroue véhémentement, alléguant que rien ne vaut l’administration et que c’est pas en suivant des couples illégitimes qu’on prépare sa retraite.

Ces considérations ne font pas mes affaires. Je me sens franchement inquiet maintenant. Pinuche aurait-il disparu itou ? Alors, là, ce serait le comble. La Pinaudère Agency escamotée !

— Alors, d’où que t’arrives ? demande le Gros en débouchant une bouteille de Cep Vermeil.

— Mexique…

Il fronce les sourcils.

— C’est près de l’Australie, ce patelin, si je ne m’abuse.

— Tu t’abuses, Gros !

Berthe ricane.

— Benoît-Alexandre n’a jamais su une broque de géographie…

Et, à l’ignare époux :

— C’est en Afrique du Sud, gros malin ! N’est-ce pas, commissaire ?

Toujours galant avec les dames, je la contredis avec mollesse.

— Il y a de ça, chère amie.

« Je t’ai rapporté un cadeau, Béru. »

— Sans charre !

— Il est dans ma bagnole ; tu descendras avec moi, je te le donnerai.

On écluse un verre de gros rouge et nous déhottons.

— Arrête-toi pas ! préconise la Baleine, je mets ma blanquette à chauffer…

— Je descends et je remonte ! proteste le Mahousse.


Le sombrero lui fait vachement plaisir, à Béru. C’est les pompons et les grelots surtout qui l’enchantent. Il se coiffe de l’immense couvre-chef et décide :

— Je t’offre l’apéro au troquet en bas de chez moi. Ils vont en faire une bouille en me voyant entrer !

L’estaminet est tenu par un bougnat à baffies coiffé d’une casquette et pourvu d’un durillon de comptoir à carénage spécial.

L’Ignoble fait une entrée contondante dans le bistrot. Quelques habitués font un 421 au rade. Personne ne sourcille en voyant pénétrer le Gravos.

— Et pour m’sieur Bérurier, ça sera ? demande flegmatiquement l’Auvergnat sans marquer le moindre étonnement.

— Un petit rouge pour grande personne, fait mon éminent collaborateur.

Qui ajoute :

— Vous ne remarquez rien ?

Le mastroquet écarte ses sourcils touffus pour considérer mon vaillant camarade de combat.

— C’t’ un bouton de fièvre que vous avez au coin de la lèvre ?

— Quelle truffe ! grogne le Gros, déçu jusqu’au trognon. Je vous cause de mon bada ! Vous avez déjà vu des sombres héros comme ça ? Un bitos qui vient en droite ligne du Gratémoilas ou du Bozon-Verduraz, j’sais plus ; même que c’est mon chef hiéraltique ici présent qui me l’a ramené !

Le bougnat hausse ses épaules de déménageur courbatu.

— Oh ! oui, le chapeau. Il est marrant.

Comme il vient de proférer ces mots d’un ton aussi neutre que la Suisse et la Suède réunies, deux détonations éclatent dehors. Je vous parie les quatre cents coups contre un coup de sang que c’est un pétard qui vient de donner ce récital, et pas du tout un pot d’échappement. A l’oreille, je peux même ajouter que c’est du 9 mm.

Le Gros et moi sommes déjà dehors. Nous voyons disparaître les feux rouges d’une chignole américaine. Dans la rue, au bord du trottoir, il y a un petit tas sombre. Nous nous en approchons de plus près et nous constatons qu’il s’agit du cadavre d’une jeune Asiatique. On se rend compte qu’elle est asiatique à son teint et à ses yeux bridés comme le moteur d’une voiture neuve, et qu’elle est cadavre aux deux trous qui lui percent la tempe et le cou.

Il me désigne l’extrémité de la rue paisible. Celle-ci est obstruée par un lourd camion de déménagement qui manœuvre pour pénétrer dans un entrepôt. Ce faisant, il empêche la voiture américaine de poursuivre sa route.

En moins de temps qu’il n’en faut à un appareil électronique pour calculer la couennerie d’un adjudant-chef, nous voilà dans ma tire. Béru a un peu de mal à s’y glisser because sa brioche et le sombrero ; mais il y parvient et je déhotte.

Le camion vient de reculer suffisamment pour laisser passer la chignole amerlock. Celle-ci a eu un rush terrific et elle bombe à tombereau ouvert dans les rues tranquilles.

Elle est beaucoup plus puissante que la mienne, mais ma M.G. offre l’avantage de se faufiler. J’ai l’impression que je gagne du terrain.

Le conducteur de la tire est seul à bord.

— Tu peux lire le numéro ? demandé-je à Bérurier.

— A cette distance, faudrait avoir un œil de sphinx ! proteste le Gros. D’autant plus que sa plaque est crépite de boue. Course-la à mort, San-A.

J’essaie. Mais le zig de la grosse guinde est aussi champion pour le volant que pour le défouraillage express. La distance reste sensiblement la même entre nous. Tantôt je lui prends cinquante mètres et tantôt il m’en prend cent, selon les caprices de la circulation.

Tout en jouant les Fangio, nous arrivons vers la porte d’Italoche. L’assassin braque vers l’autoroute Sud. Je l’imite. Un instant, un léger encombrement de chignoles me fait espérer le rattraper, mais des clous ! Il repart au moment où l’espoir commençait à renaître en nos âmes ulcérées.

— Si z’au moins j’avais mon appareil à débiter de la viande froide ! se lamente le Gros. J’y aurais déjà fêté son jubilé à ce tordu. T’as pas ton Eurêka, San-A. ?

— Mais non, j’arrive de voyage…

— Et tu pars en voyage sans ton truc à rougir les trottoirs ! T’es d’une négligence…

Nous voici maintenant sur l’autoroute. Pas besoin de me faire un dessin au tableau noir : c’est couru. Avec les trente-six bourrins qui piaffent sous son capot, monsieur le meurtrier peut m’envoyer un baiser et s’évanouir. Effectivement, en dix secondes les feux rouges de sa brouette ont presque disparu à l’horizon.

— On l’a dans le baigneur, soupire le Gros. C’était une Cadillac son os, je crois ?

— Oui.

— Faudrait faire barrer la route !

Bonne idée. Comme il est impossible de faire demi-tour, je continue à fond de plancher jusqu’à Orly. C’est direct. Je déboule comme une fusée sur le parking et j’enjoins à Béru de m’attendre, vu qu’avec ses pantoufles, ses bretelles tombantes, sa chemise sans col et sa recette de la patte d’alligator écrite au crayon sur le falzar, il est plutôt pas présentable.

Les coudes au corps jusqu’aux cabines téléphoniques. Je compose le numéro de la brigade routière et je donne des instructions pour qu’on établisse des barrages sur l’autoroute et qu’on stoppe toutes les Cadillac noires qui viendraient à passer.

Comme j’achève de téléphoner, j’aperçois un énorme Mexicain à travers la vitre de la cabine. Je l’identifie à ses bretelles et à ses pantoufles : c’est Bérurier. Il m’adresse des mimiques expressives…

— Notre mec est ici, San-A. ! exulte le Gros.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Pendant que tu bigophonais, j’ai eu l’idée d’escruter le parking et je tombe en arête sur une Cadillac noire que sa plaque d’immatriculation est crépite de boue et que son capot est encore tout chaud. Je demande au gardien qui se trouvait là s’il a vu le proprio du wagon et il me dit que c’est un Chinois ou amissilé, avec une valise de cuir noir. Moi, ne faisant ni une ni deux, je cavale jusqu’à l’hall des départs. Et je découvre un Chinois avec une valise noire qui s’en va prendre l’avion de Tokyo.

— Merveilleux, Gros, tu es bien l’homme qui remplace le beurre rance !

Nous filons jusqu’au départ du vol pour Tokyo et je suis stoppé par des employés d’Air France. Je leur montre ma carte en leur disant que je dois appréhender un gazier qui vient de grimper dans le coucou, mais ils me répondent que c’est trop tard. L’avion est jap et il est considéré comme territoire japonais, je n’ai pas qualité pour appréhender, sans autorisation dûment établie, qui que ce soit.

— L’appareil décolle dans combien de temps ?

— Dix minutes !

Je retourne en courant jusqu’au téléphone. J’ai le Vieux.

— Ah ! mon cher, me dit-il, je vous cherche partout. Un événement d’une gravité extrême vient de se produire : on a mis le feu à l’ambassade du Japon !

Je reste trois secondes et demie sans voix. Après quoi, je lui révèle ce qui se passe : le meurtre de la jeune Asiatique, la poursuite éperdue, etc.

— Comme on ne peut arrêter le meurtrier, il faut que je le suive. Je suis avec Bérurier. Mais nous n’avons ni passeport, ni argent, ni arme, rien… Rien !

— Restez près de la porte du hall, je m’occupe de vous…

— Alors ? demande Bérurier sous son immense sombrero.

Il est bath, le gars. Les gens font cercle pour l’admirer. C’est pas tous les jours qu’on découvre des gnaces pareils en liberté. D’ordinaire, ils habitent les asiles psychiatriques.

— Faut attendre, le Dabe s’occupe de nous.

— Pour nous faire parvenir un mandarin d’amener ? rigole l’Ignoble.

— Non, mais un bifton de départ. J’espère qu’il reste de la gâche dans ce coucou !

— T’as de la veine d’avoir de la chance, soupire Sa Majesté. Tu vas encore te payer un de ces voyages tout ce qu’il y a de meû-meû.

Cinq minutes s’écoulent et rien ne se produit. Les haut-parleurs annoncent que le vol à destination de Tokyo va bientôt se payer un ticket de nuages. Il ne reste que trois minutes. M’est avis que malgré toute la diligence du Vioque, il sera trop tard. Ce sont les postillons qui ne suivent pas.

J’ai le regard fixé sur la trotteuse de l’horloge voisine. Encore deux tours et demi de cadran et le zinc illuminé devant nous, sur la piste, fermera ses lourdes. On retirera l’échelle, et bonsoir m’sieurs-dames !

— Le commissaire San-Antonio ?

J’ai un jeune type blond en complet veston devant moi.

— Oui ?

— J’appartiens à la police de l’air. Tenez, voici deux billets pour Tokyo, filez. Vite. Pour le reste, le nécessaire sera fait pendant le voyage.

— Tu viens ? fais-je à Béru.

— Où ça ?

— Au Japon. J’ai un ticket pour ta pomme…

Il me suit. Nous courons vers le coucou et nous y parvenons au moment où on va lourder. Ce n’est qu’en gravissant l’escalier roulant que Béru s’arrête et s’exclame :

— Merde ! La blanquette de Berthe !

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