Alexander Branlbitt, premier attaché (d'en faire autant) à l'ambassade U.S. de Paris, appuya sur son parlophone à moustache centrifugée.
— Faites entrer Ben Wilby ! jeta-t-il brièvement.
C'était un grand quinquagénaire couperosé, d'un blond presque roux, aux yeux délavés, avec plein de rides au front comme un qui est aux chiches et vachement constipé.
Un drapeau américain, inouïsement décoratif dans son porte-parapluies, parachevait l'ameublement fonctionnel de la pièce.
Celui qui entra ressemblait à un représentant en repas en sachets (t'en vides un dans un demi-litre d'eau chaude et t'obtiens un savoureux canard à l'orange, ou un couscous avec tous ses ingrédients). Il avait un côté à la fois râpé et fouille-merde qui déconcertait. Son complet léger avait l'air d'avoir passé seize nuits dans le transsibérien et sa chemise à col ouvert d'avoir fait l'aller-retour.
Il portait un chapeau de feutre comme en avaient les « Incorruptibles » dans la série des Eliott Ness. il ne pensa à l'ôter que lorsqu'il fut assis dans le burlingue, face à son terlocuteur.
— Une urgence, Dick ? demanda-t-il.
Si les rats parlaient, il aurait eu une voix de rat. Ça couinait au lieu de nasiller, il fixait l'attaché d'un air détaché, mais son regard était si ardent qu'il incommodait malgré tout son vis-à-vis.
Au bout d'un peu, il n'avait plus l'air d'un représentant en fausse bouffe, mais d'un truand ou d'un flic new-yorkais négligé.
— Un truc bizarre, Ben.
En homme dont le temps est précieux, Alexander Branlbitt entra dans le vif du sujet :
— Hier j'ai reçu la visite d'un homme, un Français, qui me proposait de me vendre un secret.
— Dans votre job, ça ne doit pas être rare, objecta le visiteur.
— Plus que vous ne le pensez. Les gens d'envergure vont frapper aux bonnes portes, pas à celles des ambassades.
— Ce qui signifierait que votre loustic n'est pas un champion ?
— Drôle de gars. On a vite froid dans le dos quand on cherche à le regarder au fond des yeux. Ce garçon tuerait sûrement père et mère pour une boîte de bière quand il a soif ! Il prétendait détenir un secret faramineux qui, selon lui, vaut un paquet de papiers grand comme ça. Le dollar n'est plus ce qu'il était, mais il continue d'exciter les appétits…
— Un folingue, non ? émit Ben Wilby.
— Non. Parce que je vais vous dire, vieux : après en avoir référé en haut lieu, il appert que nos sphères occultes avaient eu vent de l'existence d'un tel secret et qu'il les intéresse au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Nos chères « têtes pensantes » ont même jugé miraculeuse l'intervention de ce type. Elles se sont mises à phosphorer comme des allumettes et me chargent d'aller plus loin dans les pourparlers avec le gars. Il se peut que ce soit un fumiste, mais il se peut aussi que non. L'Histoire a prouvé que, bien souvent, des petits bons-hommes à la manque étaient détenteurs de choses susceptibles de modifier le sort du monde et que certains gouvernements furent mal inspirés de ne pas les prendre au sérieux. Et puis, imagine-t-on un bougre assez culotté pour vouloir vendre du vent dans une ambassade comme la nôtre ? D'autant que mon visiteur avait l'air malin comme cent singes.
— Bon, alors tout baigne, remarqua Ben ; qu'est-ce que je viens faire dans votre conte de fées, Dick ?
— Attendez. Tout ne baigne pas, justement. J'avais pris rendez-vous avec l'homme pour neuf heures du soir dans un bar des Champs-Elysées afin d'aller plus avant dans les tractations ; or, il n'est pas venu. La chose est d'autant plus surprenante que c'est lui qui a insisté sur l'urgence du marché. Lui qui a voulu cette rencontre. Je l'ai attendu jusqu'à dix heures et demie du soir : en vain. J'espérais avoir de ses nouvelles à l'ambassade, ce matin, mais rien.
— Donc, si je devine bien, vous comptez sur moi pour retrouver l'olibrius ?
— Affirmatif ! répondit Alexander Branlbitt qui raffolait du langage boy-scout.
— Je démarre sur quoi ?
— Trois éléments dont l'un est sans aucun doute bidon : je veux parler de son nom. Il a dit s'appeler Régalo ; mais ça pue son pseudonyme. Néanmoins rien n'est à négliger. Second élément : le bar où il m'avait fixé rendez-vous : Le Mazagran, on peut imaginer qu'il le fréquente plus ou moins, non ?
— Pas sûr, répondit prudemment Ben Wilby. Et le troisième élément ?
Un sourire radieux de vainqueur olympique baissant la tête sur la plus haute marche du podium pour recevoir sa médaille éclaira la couperose du diplomate.
— Sa photo ! répondit-il en ouvrant un tiroir. Vous ne le saviez peut-être pas, mais dans chaque bureau de l'ambassade un astucieux dispositif permet de filmer et d'enregistrer nos visiteurs.
Il tendit un portrait de format 13 X 18 à son vis-à-vis. Wilby se mit à le scruter intensément.
— Vous avez raison, murmura-t-il, cet homme est une vermine de la pire espèce.
— Peu m'importe, s'il est en mesure de nous vendre ce qu'il m'a proposé.
— Il est hors de question que je sache de quoi il retourne ? demanda négligemment Wilby.
Alexander réfléchit.
— Après tout, non, et ça pourra peut-être vous aider dans vos recherches. Il s'agit d'un truc capable d'opérer des transferts de personnalités.
L'autre fronça les sourcils.
— Qu'entendez-vous par là, Dick ? Du diable si je pige quelque chose à votre gadget.
— Je comprends votre stupeur, Ben. Il paraît qu'il s'agit de… disons d'une chose qui fait permuter le « moi profond » de deux individus. Ainsi, si nous servions de cobayes, il serait possible que vous héritiez de mon comportement et moi du vôtre !
— C'est dingue, non ?
— Complètement. Mais vous voyez de là les implications quand on peut manœuvrer le… la chose ?
Ils restèrent un instant songeurs. Et puis Wilby s'arracha de son siège et s'empressa de recoiffer son bitos de film B.
— J'aimerais pouvoir visionner et écouter l'enregistrement de cette étrange visite, déclara-t-il.
— O.K. : adressez-vous à Pamela Curtis, elle va vous arranger ça.
Ils se séparèrent.