Il a perçu mon appel et s'est arrêté. Son compagnon dodeline, comme s'il était premier prix de boisson…
Je les rejoins, radieux.
— Heureux de vous connaître, monsieur Wilby. Je suis le commissaire San-Antonio.
Il renfrogne à vue de nez, cézigo. Pas joyce de se voir interpeller en plein turf.
— D'où me connaissez-vous ? demande-t-il.
— De réputation, fais-je avec un clin d'œil. Je sais bien que les Français sont des pommes, mais ils se tiennent néanmoins informés de l'activité des gens circulant sur leur hexagonal territoire.
C'est cocasse, ce brusque désarroi emparant un homme comme lui, prêt à tout et au pire, dont la conscience doit ressembler à un pot de chambre plein de merde pas belle.
— Que me voulez-vous ?
— A vous rien ; simplement je vous suggère que nous nous occupions de ce gentleman tous les deux ; on le partage en camarades. Correct, non ? Mais grouillons-nous de filer car la rue sera barrée dès qu'arrivera le corps d'élite de nos pompiers parisiens…
Il sait faire front, Ben.
Sans piper il s'installe à son volant tandis que j'aide le gros type à grimper et que je prends place à mon tour dans la cabine du véhicule.
Avec peine, il se dégage. Des draupers qui déboulent d'un car grillagé nous barrent la route.
— Stop !
Je brandis ma brème par la portière.
— Permettez, je leur dis : y a urgence !
Ils saluent et nous ouvrent la voie pour faciliter notre décarrade.
— Vous voyez que je sais me rendre utile, monsieur Wilby ? Vous ne pouviez pas trouvez un camarade plus précieux que moi pour faire joujou.
C'est dur de trouver un coin paisible à la campagne quand tu es en plein Paris.
Voyant que l'Amerlock pilote fissa en direction de l'autoroute de l'ouest, je lui demande :
— Vous avez un endroit discret où conduire ce brave monsieur ?
— J'entendais le questionner dans ma voiture, à l'arrière. Mais pour cela, il me faudrait un coin de bois discret.
— Vous comptiez le laisser dans le bois, après cet interrogatoire ?
— Peut-être.
— A la verticale ou à l'horizontale ?
— Pour qui me prenez-vous ?
— Je demande à tout hasard : après tout je ne vous connais pas bien. J'ajoute que vous devez oublier ma qualité d'officier de police. Dans le cas présent, j'agis de manière occulte ; un peu comme vous. J'appartiens à un département assez spécial de la Rousse, mon vieux. Je me permets de gambader en marge quand on le juge utile en haut lieu, vous pigez ?
Il acquiesce, prudent. On dirait un petit racketteur de Chicago. Le genre de porte-coton de caïd qui passe ramasser la comptée dans les bars ou les blanchisseries « sous protection ».
Il questionne :
— Que s'est-il produit dans l'immeuble ?
— Ce gros lard blême a envoyé au type que vous surveilliez un mec piégé chargé d'un pli. Quand votre client a décacheté la lettre, tout a sauté et ce qui reste de plus gros du messager tiendrait dans votre beau chapeau. J'ignore ce dont il s'est servi comme explosif, mais c'était du concentré.
— Et le gars est mort aussi ?
— De même que sa poule. Si je m'en suis tiré, c'est parce que je gisais sur le plancher.
— Vous l'aviez fait parler ? s'enquiert Wilby, préoccupé.
— Pas mèche : un coriace, mens-je. C'est bien pourquoi on le tenait à dispose, chez lui. Une fois arrêté, il plongeait dans les rouages judiciaires et adieu Berthe !
— Vous croyez que ce gros dégueulasse est au courant ?
— Ce que je crois, c'est qu'il travaille pour les gens qui détiennent le secret. Il doit être le grand organisateur des coups foireux. Par lui nous devrions remonter jusqu'à eux !
— Et ensuite ? demande le Ricain.
Il aime bien voir dans quoi il met les pieds, Céziguemuche, il sait que nos trottoirs parisiens sont jonchés de crottes de clébards.
— Vous aimez connaître l'avenir, l'ami ! ricané-je. Après ? Je vais vous dire, après. Vous usez de vos petites recettes de grand-mère pour faire jacter le gros. Vu l'état dans lequel vous l'avez déjà mis, je suppose que ça ne sera pas difficile. Une fois qu'il s'est allongé, on part à l'attaque. Je dispose de troupes d'élite pour lancer l'assaut et vous ne pouvez pas en dire autant vu que vous travaillez en solitaire. Si les faquins ayant programmé la mort de l'ambassadeur parlent, eh bien, nous serons deux à connaître ce putain de secret ! Ce ne sera pas dramatique, mister Wilby. Après tout, jusqu'à preuve du contraire, la France et l'Amérique sont alliées, non ? Et puis dites-vous que les secrets les plus secrets finissent toujours par être connus de tout le monde un jour.
Il sort une cigarette froissée de sa poche, la glisse entre ses lèvres minces, mais oublie de l'allumer.
Alors voilà on dégage de l'autostrada par la seconde bretelle. On tire sur la gauche ensuite. Je connais un aimable boqueteau où, voici quelques années, j'allais calcer des petites vendeuses leur jour de congé. J'espère que le bois n'a pas été goinfré par les promoteurs, ces salauds voraces qui te saccagent la planète pour confectionner de la résidence secondaire !
Y a un chemin cavalier qui y mène vu que c'est plein de manèges-à-moi-c'est-toi dans la région, où les gonzesses du seizième vont se martyriser les ovaires avec une bombe sur la tronche. Dieu soit loué : le boqueteau subsiste.
Et, biscotte la vase qui en jette à pleins seaux, nobody ne vient s'éclater dans le secteur, et puis d'ailleurs c'est pas l'heure, tu vois ! Ils pinent jamais le midi, j'ai remarqué. Quéquefois le morninge, au réveil, tentés par la bandaison matinale ; énormément l'aprème ; à poltron fait minette aussi ; mais midi, c'est un autre sacrement qui les tourmente : celui de la sainte bouffe !
Le gars Wilby enquille un sentier orniéreux qui déjà s'emboue. Nous voici sous les frondaisons dégoulinantes. Un brin de clairière pour les pique-niques d'été. Avec troncs d'arbres moisissants, bien moussus.
Un écureuil s'envole à tire-d'aile en nous voyant débouler. Comment ? Qu'est-ce que tu dis, Henri ? Ça n'a pas d'ailes, un écureuil ? Alors disons qu'il s'envole à tire-pattes, et me fais plus tarter, t'es mesquin.
Tout le monde descend. Le gros reste dans la semoule. Pas exactement : on voit qu'il est conscient, qu'il gamberge et, probablement, qu'il se rend compte de sa fâcheuse posture, seulement il n'y peut rien, sa volonté est enfoncée dans un tonneau de miel. Il a le caberluche en apesanteur.
Wilby ouvre les portes arrière de sa fourgonnette et nous y grimpons. J'émets un sifflement appréciateur en découvrant ses aménagements intérieurs. Les Ricains, c'est comme les Teutons, ce qu'ils ont toujours pour eux, c'est le matériel haut de gamme, perfectionné en plein. On sent, au premier regard sur cette espèce de labo mobile que rien n'est superflu et qu'avec tous ces éléments rassemblés, il doit prendre parfois des pieds géants, le rat musqué.
Il installe le gros dans un fauteuil pivotant. L'y fixe par les poignets et les chevilles. Pendant qu'il pratique, j'extirpe le porte-cartes du bonhomme pour faire plus amplement sa connaissance. Ses fafs d'identité m'apprennent qu'il se nomme Jean-François Morlon, négociant, 618, rue de la Pompe ; qu'il est né à Oran, Algérie, dix-neuf siècles et quelque chose après Jésus-Christ.
Je montre les papzingues à Wilby.
— Vous saviez à qui vous aviez affaire, Ben ?
— Non, avoue-t-il après un rapide regard à la carte.
Et maintenant, il ouvre une armoire à pharmacie dans laquelle des produits sont bien rangés et étiquetés. Il s'empare d'une seringue stérile, déjà emplie d'un liquide incolore.
— Avec ça, annonce Wilby, il nous racontera toute sa vie depuis sa première branlette.
Et lui, vachement dégagé des préoccupations prophylactiques, d'enfoncer l'aiguille dans le fion de M. Morlon à travers son bénouze et son slip.
Pour causer, il cause, le « négociant en meurtres ». Il est absolutely magique, le produit de Mister Ben !
Pas seulement qu'il jacte, le gros, le plus joyeux c'est qu'il parle sans même qu'on l'interroge. Un besoin éperdu de communiquer, tu vois ? Il te balance tout, depuis l'arrivée du Mayflower sur le continent américain. T'as juste à orienter son délire. Tu lui pilotes la bavasse comme on tient la barre d'un canot tomobile. « Et ça, m'sieur Morlon ? » « Oh ! oui, ça, c'est comme ça… Nani nanère. » Pour l'enregistreur (car mon nouvel allié est équipé en conséquence) c'est pas de la tartine ! II surchauffe, le pauvre biquet, comme le fignedé de la concierge honorée par Bérurier.
Au bout d'une demi-heure, nous sommes presque épuisés par tant de faconde, Wilby, moi et le magnéto.
Mais nous savons tout !