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La nuit a été crémeuse. Avec des malodorances, des bruits de corps, des longueries à n'en plus finir.

Le couple n'a pas très bien réalisé la situasse. Ce qu'ils pigent pas, les deux, c'est pourquoi, après les avoir découverts et neutralisés, on les enchriste pas.

Ça les inquiète vachement, M. et Mme les flingueurs à gages.

D'autant qu'on leur cause pas. Aucune question, pas une broque. Ils sont abandonnés sur le tapis du studio, enchaînés.

Au bout d'une plombe, la fille a voulu la ramener :

— Mais enfin, bon Dieu, qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Ta gueule ! j'ai fait, calmos ; l'air lointain comme un qui cherche et qui est sur le point de trouver.

Comme elle piaillait, j'ai ordonné à Jérémie de la bâillonner. Il sait bien faire, se servant d'un collant de la môme trouvé dans un tiroir de la commode. Il la force à ouvrir la bouche en lui pinçant le nez et il place le collant préalablement torsadé dans sa gueule jolie ; un tour derrière la tête, qu'ensuite il serre fort sur le devant. Impec ! On organiserait les Internationaux du bâillon, il décrocherait la coupe, M. Blanc !

Avant de s'en aller, mes « déménageurs » m'ont apporté une grande cantine de fer bourrée de nourriture et de boissons. Selon l'expression : on peut tenir un siège !

Mathias a pris des photos du gonzier avant qu'il ne se réveille ainsi que ses empreintes de gitane, comme dit le Gros, et s'en est allé vaquer. Une plombe plus tard, l'identité du tueur tombait et il me la téléphonait : « Jean-Jacques Aubergenville, né à Clermont-Ferrand. Tout le papier : ses débuts. Au départ fils de commerçant, études plutôt brillantes, mais de sales instincts. Il a à moitié défoncé le crâne d'un condisciple au cours d'une bagarre et il a été placé en maison de correction. A compter de ça, c'est le tournant de son match. Au sortir de la maison de correction, il va à Lyon, s'acoquine avec des malfrats, participe à un braquage de banque et se fait poirer. Quatre piges de gnouf ! Faut croire qu'en taule il se forge une philosophie nouvelle car, une fois sa peine purgée, il disparaît dans la nature et ne fait plus parler de lui. Il a pigé que le mitan n'était pas fait pour sa pomme. C'est un individualiste. il devient tueur à gages.

J'écoute le papier que m'en fait Mathias, tout en regardant l'homme couché à mes pieds. Lui aussi me défrime. Putain, ce qu'il a l'air mauvais, ce mec ! Sa cruauté naturelle est atténuée par l'incompréhension qui le taraude. Il se pose des questions et n'ose nous les transmettre. Trop fier. II s'en veut de s'être fait gauler comme un con. Son orgueil en a pris un vieux coup ! Comme il est intelligent, il a de l'instinct. Il a compris que ça pue mauvais pour eux deux. Mon plan est sans faille. Sitôt que tout ce circus sera achevé, je retournerai chez Marie-Jeanne. Elle me hante, cette petite fleur jaune !

Jérémie s'ouvre une boîte de coke et la gloute.

— T'as pas soif ? me demande-t-il.

— Non, mais tu devrais nous préparer un bouffement, fils.

Il explore nos victuailles.

— Pâté, poulet froid, fromage ?

— Banco.

— Et naturellement, tu prendras du vin ?

— Naturellement ! Du rouge.

— Y a que du rouge puisque c'est toi qui as fait la liste et que tu n'aimes pas le blanc ! rechigne le schwartz mec.

— Toi tu ne prends pas de vin du tout, n'est-ce pas ? laissé-je tomber.

— Je m'en voudrais !

— Alors qu'est-ce que ça peut bien te foutre qu'il n'y ait pas de blanc ?

Bon, on se rend compte de l'oiseuseté de notre converse. On est là, on monte un grand coup biscornu et on se chicane comme deux écoliers qui se tirent une bourre rapport à la couleur de leurs sucettes !

Pendant la clape, on branche la télé pour le baveux de vingt plombes. Je veux savoir s'ils passent mon communiqué. Oui ! Ils l'étalent même en seconde position, tout de suite après les chines iraniennes. « Du nouveau dans l'assassinat de l'ambassadeur du Toufoulkan : la police a l'intime conviction que M. Tabîtâ Hungoû a été tué parce qu'il détenait un secret d'une importance capitale. Elle a la presque certitude que ce secret lui a été arraché sous l'effet de la torture par son meurtrier et que celui-ci aurait déjà pris des contacts afin d'en négocier la vente… »

Je lorgne le couple pendant ce blabla qu'il écoute comme je te vois, vu que le poste usine plein tube catholique (comme dit Béru). Instinctif, le regard qu'ils s'échangent. La môme Smurgh a illico tourné sa frime bâillonnée vers son jules. On lit un certain effarement sur ce qui lui reste de visage. Aubergenville, quant à lui, a les traits tirés tout soudain.

Nous deux, M. Blanc, on continue de mastéguer le poulet. Il préfère les ailes, ce qui tombe bien vu que j'ai une dilection pour les cuisses (là comme ailleurs, on ne se refait pas).

Que nous demeurions imperturbables, ça crée une ambiance terrible pour le couple infernal.

Quand on a clapé la moitié du calandos surchoix, « fait à cœur », comme disent les fromagers, je me recule un peu, satisfait de ce bien-manger.

— Et bien sûr, c'est le nègre qui doit desservir ? demande M. Blanc, aigre.

— Non, dis-je, le pauvre nègre va se mettre dans le fauteuil et regarder Columbo à la télé pendant que le grand salaud de blanc fera le boy.

Voilà que je joue les petites femmes d'intérieur : portant nos assiettes, nos verres et couverts sur l'évier où je pratique une vaisselle sommaire. Il y a bien une machine à laver dans la kitchenette, mais ça vaut pas le coup de la brancher pour si peu et, d'ailleurs, je ne sais pas m'en servir.

— J'ai besoin d'aller aux toilettes ! fait tout à coup Aubergenville.

Nous ne lui répondons pas.

Il monte le ton :

— Vous entendez, les deux ? Faut que je chie !

Je reviens dans le studio, les mains roses et humides du Mir suractivé dont j'ai probablement forcé la dose.

— Défèque ! lui dis-je. Qui est-ce qui t'en empêche : t'as un trou du cul que je sache ?

C'est ça, et pas autre chose, qui met un comble à sa stupeur !

Je vais m'asseoir dans le canapé, non loin de Jérémie.

L'autre se met à gronder :

— Vous n'allez pas me laisser flouzer dans mon froc !

Je soupire :

— Jérémie, muselle-le aussi, j'ai pas envie qu'il nous casse les oreilles avec ses problèmes intestinaux !

M. Blanc obéit, grâce à une seconde paire de collants. La fille en a toute une flopée.

On visionne la télé jusqu'aux toutes dernières nouvelles où ça répète ce qui fut dit au baveux de vingt plombes. Après quoi, on se dispose pour la noye.

Vérification des liens et des bâillons. Je note que la fille s'est fait pipi dessous, comme on dit puis chez moi. Là est pour nous la mise en condition. Des êtres auxquels on n'accorde ni le manger ni le chier sont vite à fond de déprime. Je ne ressens ni compassion ni regret pour le couple. Il me suffit d'évoquer le cadavre supplicié de sa malheureuse Excellence pour chasser de mon cœur toute pitié. Ces deux êtres sont des bourreaux sadiques, dénués de tout sens commun. Bien que n'étant pas un forcené de la loi du talion (Béru dit : du tabellion), je trouve juste qu'ils en bavent à leur tour. Toutefois, quand je songe que le Vieux m'ordonne de les « neutraliser » complètement, de sa voix tranquille, pas ému le moindre, exactement comme s'il m'annonçait qu'il n'aime pas les anchois dans la salade niçoise, je suffoque de l'âme ! Que vais-je bien pouvoir fiche de ces deux horribles, une fois ma mission conduite à bien ? Mystère. Faudra que le père Achille trouve d'autres équarrisseurs !


M. Blanc dort le premier. On a décidé d'une demi-noye chacun. Il va en écraser de minuit à quatre, moi ensuite de quatre à huit, si toutefois le jour ne me tire pas des toiles plus tôt.

Je mets les loupiotes en veilleuse, que juste une petite lampette juponnée suffit à éclairer la pièce. Veste tombée, godasses ôtées, bien carré dans le fauteuil, j'entreprends un rêve éveillé tout ce qu'il y a de choucard, au cours duquel je pars en voyage dans un pays de soleil avec la petite Marie-Jeanne. Je lui achète des robes légères comme des pétales de rose trémière, et on fait l'amour dans une chambre climatisée dont les fenêtres donnent sur une mer bleue.

Quand tu as une frangine dans le crâne, c'est plus pire que si tu l'as dans la peau. Tu te passes des chiées de bouts de film au ralenti. Chacun diffère peu de l'autre. Mais il y a progression. Une fois elle est sur le plumard, en « Y » tout ce qu'il y a de grec, et toi agenouillé dans la fourche délectable. D'autre fois, tu t'es allongé parallèlement à elle, tu lui soulèves la jambe droite et lui glisses délicatement Pollux dans la frigounette. Ou bien encore… Mais merde, je vais pas te réinventer le Kama Sutra ! L'amour, c'est une perpétuelle invention, sinon y a rien de plus affligeant. Et les heures passent…

…………………….
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L'homme dormait dans un lit large d'au moins trois mètres, garni de draps brodés somptueux. La sonnerie quasi mélodieuse de son téléphone l'éveilla. Cela devait carillonner depuis longtemps car il venait de faire un rêve à épisodes, ayant pour cadre une cathédrale où se déroulait un mariage de princes, voire peut-être un couronnement royal ? Tout n'était que chants et musique, avec une ampleur solennelle.

Il soupira et bougea ses lèvres avant que d'ouvrir les yeux. D'un geste infaillible, il saisit le commutateur volant, à la tête du lit. Une « poire » à l'ancienne en acajou cerclé d'ivoire.

La lumière rose de sa lampe de chevet acheva de lui rendre sa lucidité. Sans hôte il décrocha le téléphone posé près de la lampe.

Il reconnut tout de suite la voix. Voix d'homme, dure et froide.

— Je vous réveille ? questionna-t-elle directement, sans que son interlocuteur se soit nommé.

— Ça ne fait rien, répondit-il.

— Avez-vous regardé les informations télévisées hier soir ?

— Non, fit l'homme. Quelle heure est-il ?

— Près de deux heures.

A l'autre bout du fil, l'interlocuteur nocturne reprit :

— Je crains que nous n'ayons des problèmes avec le type qui s'est chargé de l'opération que vous savez.

Du coup, le ci-devant dormeur fut pleinement éveillé et d'une lucidité acérée.

— Quel genre de problème ?

— Il aurait fait parler son client avant de le traiter. Ça ne me surprend pas : quand j'ai su que le bonhomme avait été terriblement chahuté, j'ai eu un pressentiment. La chose n'entrait pas dans le cadre de ce qu'on lui demandait. Elle était gratuite. Or, je ne crois pas beaucoup aux actes gratuits. Surtout de cette nature.

— Mais il ne pouvait pas prévoir que…

— Je suppose que l'autre a eu la frousse et lui a proposé un marché ; mais votre copain ne pouvait en conclure un, alors il a employé la manière forte.

— Ce type n'est pas mon copain ! se rebiffa l'homme. Votre valet de chambre est-il votre ami ?

Il n'eut pas de réponse. Il sentait gronder la colère de son correspondant et la redoutait.

— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? demanda-t-il.

— Ce sont les hypothèses de la police.

— Une hypothèse, comme son nom l'indique, peut-être très éloignée de la réalité.

— Ce serait souhaitable, néanmoins nous devons prendre d'urgence les précautions qui s'imposent.

— C'est-à-dire ?

— Empêcher le type en question de parler. Vous savez où le joindre ?

L'interpellé eut une bouffée de chaleur.

— Pas pour le moment. C'est un fin renard qui a pour règle de changer de domicile après chaque affaire traitée.

— Comment faites-vous en ce cas pour le contacter ?

— Au bout d'un certain temps, il m'indique son nouveau point de chute.

— Si bien que vous voilà coupé de lui ?

— Pendant une certaine période, oui, convint le bonhomme du lit.

— Période laissée à son bon plaisir ! grinça l'autre. Vous savez, Morlon, c'est une chose qu'il faut régler sans tarder. Vous devez bien avoir d'autres… techniciens comme lui dans vos cartons, je suppose ?

— Comme lui, peut-être pas, car c'est un vrai professionnel.

— En ce cas trouvez un amateur capable d'éclaircir la situation, ou chargez-vous-en vous-même. Il paraît que vous êtes l'homme le plus compétent de France en certaines matières ?

Il y eut un nouveau silence chargé de méditations moroses. L'homme qui téléphonait reprit :

— Bon, comme dans la vieille histoire, c'est maintenant moi qui vais dormir et vous qui allez gamberger, Morlon ! Salut !

Il raccrocha.

Morlon en fit autant. Il se leva pour aller gober quelques cachets dans la salle de bains. Le miroir du lavabo lui renvoya une gueule pas bandante qu'il se força néanmoins de contempler. Il avait encore pris du poids, perdu des cheveux et ses poches sous les yeux avaient gonflé. Il faudrait qu'il retourne faire teindre ses longs favoris sous peu car ils se remettaient à grisonner au bout de huit jours à peine.

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A quatre plombes, comme je n'ai toujours pas sommeil et que mon rêve continue d'être chouette, je décide de laisser dormir Jérémie, lequel, par contre, usine à pleins naseaux.

Avec des éteignoirs de cierge de ce calibre, ronfler est un devoir. Son pif, M. Blanc, me rappelle une gigantesque hotte de cheminée en tôle noircie dans un hôtel de Courchevel (je sais plus lequel, mais tu peux pas te tromper : il est près d'une piste).

De sales odeurs s'échappent du couple. Cette fois, le temps ayant passé, ils y sont allés de leur voyage, ces deux fumelards. Et moi, je biche, parce que le pauvre père Hungoû, lui aussi il avait bédolé plein son pyje, le pauvret, tant tellement ils lui ont fait peur, et mal et tout, ces misérables.

Un jour pâlot se met bientôt à rôdailler derrière les persiennes. Il y a un bruit de grains agités dans un tamis (je vous ai à l'œil, mon petit tamis !) et il me faut un bout pour comprendre que c'est la pluie qui fait ça. Today, le mahomed nous dit merde et se réserve pour les grands jets qui flottent au-dessus des cumulus, nimbus, petrus, amen ! C'est la lance d'été sur Paname. J'aime assez. Paris sous la pluie, c'est une poésie de Verlaine, moi je trouve.

Mes songeries éparses cessent d'appartenir au rêve pour devenir sensations délicates. Est-ce l'odeur pestilentielle du couple ? Mais je commence à me sentir pas net, moi aussi. Un corps est vachement endommagé par une nuit de veille, crois-moi. Quelle fragile boutiquerie ! On se croit, et puis tu vois, en quelques heures on malodore, on devient déliquescent dans ses hardes.

J'ignore s'ils ont dormi un peu, les amants terribles, ne m'étant point trop inquiété d'eux. Je calcule le comment me débarrasser d'eux, une fois obtenu ce que j'espère. Les raisons d'Etat, y a rien de plus terrifiant. Ça amène les hommes à prendre les pires décisions. Qu'après, rendus à la vie courante, les seigneurs gouvernants, comment s'arrangent-ils avec leur conscience ? M'objecte pas qu'ils en sont privés : tout le monde en trimbale une. J'ai idée que, pour certains, elles doivent remonter à la surface, les « saloperies d'Etat ». Tarabuster quelque chose en eux. Les empêcher de mourir sainement. Que moi, déjà, je vois l'à quel point elles me tracassent, mes saloperies de bipède pas trop pensant. « Les erreurs de jeunesse » que causent les vieilles gens : larcins, mensonges, filles engrossées, arnaques, insultes, toute la lyre ! Tout le paquet de linge sale que t'arrives jamais à laver en entier, ni convenablement. Persil, Omo, Ajax, mon cul ! C'est la sale petite tache de sang indélébile sur la clé de la penderie à Barbe Bleue ! Fourbi, le passé, mon pleutre ! Rachète-toi une innocence ! Sois bon apôtre, chrétien surchoix, il restera toujours ta glace pour t'obliger à baisser les yeux !

Cinq heures, puis six…

La rue s'éveille, comme chantait le bon Dutronc.

Le quartier prend sa vitesse de croisière.

A sept heures, je réveille le all black. Il fait un bruit d'avion dont on actionne les aérofreins et deux boules blanches, grosses comme des balises de plage, affléurent sa face sombre.

Il visionne le plaftard, se dresse sur un coude.

— C'est mon tour ? il murmure avec la voix d'Armstrong chantant Hello Dolly sur la fin de ses jours.

— Je l'ai assumé, ton tour, blondinet !

Il s'aperçoit que le jour est là avec plein de pluie pour le rendre moins gai. Regard professionnel au couple.

— Ces messieurs-dames se sont tenus peinards ?

— Je vois pas comment ils auraient pu faire les foutraques !

Jérémie pompe dix mètres cube d'air avec son aérateur géant.

— Dis, mon vieux, ça pue, ici !

— Parce que nos clients se sont abandonnés.

— Ça va être gai !

— T'auras qu'à te foutre un oreiller dans chaque narine, ça tombe bien il y en a deux !

Il bâille, profite de ce qu'il a la gueule béante pour me lâcher, en fin de parcours :

— T'es chié, mon vieux ! Le café est prêt ?

— Là, il me semble que tu en veux trop ; t'aimerais peut-être que j'aille acheter des croissants ?

— Non, le matin je prends des figues arrosées d'huile d'olive. L'huile d'olive, c'est le secret de la santé !

Il se rend aux chiches, puis, du temps qu'il se trouve dans la salle de bains, s'offre une douche. Lui, c'est carrément « Nuit de Prince », qu'il joue chez l'ami Aubergenville ! J'irais bien préparer le caoua pendant que le négro s'ablutionne, mais je me méfie des deux voyous.

Alors je reste dans mon fauteuil, les reins endoloris, le regard cuisant de veille[6].

La môme Elodie, je constate nettement qu'elle parvient au bout de son rouleau. Voilà un moment qu'elle trémousse, pousse des petites plaintes, me balance des regards éperdus. Faut pas longtemps, dans le fond, pour amener les méchants à merci.

Peu à peu, ses plaintes se muent en un cri continu. Son regard chavire dans une semi-folie. Elle va y aller d'une crise de nerfs, Poupette !

M. Blanc se pointe, nu dans une serviette de bain bleu ciel couleur épinard.

— C'est la gonzesse qui fait ce foin ?

— Elle a ses nerfs ! dis-je paisiblement. Pas la peine de te relinger tout de suite, Tarzan, on peut préparer du café à poil, je le sais : j'ai essayé un matin, chez une dame dont la bonne avait congé.

Vu que je lui ai accordé une pleine noye de dorme, il passe dans la kitchenette sans rechigner.

La fille Smurgh poursuit son concerto. Son julot la défrime avec inquiétude, tâchant à l'exhorter du regard, mais elle, fume ! Elle craque, un point c'est tout.

Je m'approche d'Aubergenville.

— Si ton brancard continue de la ramener, on va lui bricoler une piquouze, annoncé-je.

J'ajoute :

— Une vraie, comme celle qu'on administre aux clébards insoignables, tu vois où je veux en venir ?

Il acquiesce.

— Je t'enlève ta muselière, calme-la. Inutile de gueuler, tu serais mort avant la fin de ton cri.

Je retire le collant qui lui sert de mors. Il l'a haché de ses ratiches voraces et c'est tout gluant de bave.

— Ecoutez, lance-t-il, un chouïe pathétique, si vous voulez quelque chose, dites-le ! Vous attendez quoi ?

— C'est mon problème !

— Vous travaillez pour qui ? Vous n'êtes pas de la police, c'est pas dans les méthodes de la Rousse, vos procédés !

Il est mûr, Dunœud. Comme un avocat sous sa cuirasse noirâtre, bourré d'une chair qui ressemble à de la merde de bébé et qui en aurait le goût sans la vinaigrette dont on l'accompagne.

Moi, visage de bois, mutisme. La grande tactique. Le silence, je t'y dirai jamais suffisamment, fiston : y a que ça ! On te cherche des noises, on t'injurie, on veut te faisander, réagis, mais en silence. Les gens te font chier pour que tu leur dises des choses, la plupart du temps. En leur opposant le mépris du mutisme, comment tu les baises, mon pote ! Oh ! la la !

Il poursuit, l'apôtre :

— Vous travaillez pour les Américains, hein ?

Tiens, voilà qui commence à devenir intéressant.

— Ils m'ont filé quand je suis sorti de l'ambassade et ils veulent me piquer le secret sans lâcher un dollar, ces salauds !

« Bon, je vais vous le refiler, ce secret de merde. Seulement, ensuite, faudra nous foutre la paix ! On ne vous a rien fait, la gosse et moi ! Simplement on vous propose un marché. Bon, vous décidez de nous fliquer, O.K., on met les pouces n'étant pas de force ! »

Un temps, je regarde ailleurs. L'air perdu dans mes songes de la nuit. Tu sais que je dois être bougrement impressionnant commako. J'aurais jamais cru avoir l'air terrible. Il a foncé bille en tronche dans une brèche qu'il a cru apercevoir, Aubergenville. Probable que d'être ainsi mis sur la touche par une équipe efficace comprenant un Noir, ça l'a branché sur le côté ricain, l'horreur. Hier, il a voulu négocier la découverte et s'est rendu chez les Yankees. Ça lui saute aux yeux qu'ils veuillent le baiser en canard, ces malins !

Maintenant, il supplie :

— Bon, je vous le donne, le secret. Tout ce que je sais. Qu'est-ce que je peux faire de mieux ?

Je me tourne vers King-Kong, immobile, qui écoute de toutes ses oreilles grandes comme ses narines.

— Il y a un bloc sur la table à jeux, note ce que va dire ce type !

Jérémie lâche sa serviette et obéit. Sa chopine est moins sombre que le reste de son corps et se balance comme une trompe d'éléphant en promenade.

Il s'assoit devant la table de marqueterie où s'étale un jeu de brèmes qui devait servir de passe-temps à nos gredins.

— Voilà, je suis branché, annonce-t-il.

Aubergenville se met à parler en reniflant. Il a l'air d'un petit malfrat de grande banlieue surpeuplée, soudain.

…………………….
…………………….

Une voiture s'arrête rue de la Muette, devant l'immeuble habité par Régalo et Blanche-Fleur : une Renault 11 noire, passablement flétrie des ailes et des pare-chocs qui ont trop pare-choqué.

Un petit mec coiffé d'un bitos style incorruptible, désinvolte, la laisse en double file. Il se nomme Ben Wilby (ça tu l'as déjà pressenti) et il se sent plutôt jubilateur vu la célérité avec laquelle il a su trouver la trace du cave de l'ambassade. Une enquête au bar Le Mazagran, sur les Champs-Elysées. La photo du mec, sortie de sa poche, a porté ses fruits. Rien de plus marle que Ben Wilby. Personne comme lui pour tirer les vers des nez ! Sans en avoir l'air. Une gentillesse exquise, je dis. Pour un peu, quand tu ne sais rien, t'inventerais pour lui faire plaisir. Au bar, un loufiat l'a branché sur un consommateur qui devait connaître le gazier de la photo. A vrai dire, il le connaissait pas personnellement, mais il connaissait le cousin du beau-frère de la bicyclette à Jules. Toutes les bonnes opérations policières ou parapolicières en passent par ce genre d'individus, suivent ces mêmes ricochets. Géant comme foot ! Du délectable. L'homme qui avait vu l'homme qui avait vu l'homme qui avait vu l'os, l'a parachuté sur un énième. Bref, dans la soirée, il a abouti au précédent studio du couple, rue Magellan. Manque de bol, l'oiseau s'était tiré la veille.

Mais Ben Wilby, tu ne peux pas t'imaginer combien il est pugnace. Il a les crocs rentrés, comprends-tu ? Il voudrait lâcher sa proie, une fois qu'il y a planté les chaules dedans, il pourrait plus !

Tout de suite, devant l'immeuble de la rue Magellan, il a repéré cette vieille dame paralysée, embusquée devant sa fenêtre, au rez-de-chaussée d'en face. Mme Bromwski, pour ne rien te cacher. Veuve depuis des éternités ; soignée par sa fille qui travaille au ministère des Projets.

Le matin, avant d'aller au turf, cette dernière installe sa chère moman dans l'embrasure de la croisée. Deux fois par jour, la concierge de l'immeuble qui a la clé s'apporte pour lui faire faire ses menus besoins, Mme Bromwski, et lui donner à boire.

Ben Wilby, directo il a filé chez la vieille paralytique. La fille était rentrée et confectionnait des aubergines frites (arrosées d'une épaisse sauce tomate fortement aillée, je te vous dis que ça !) Avec ses manières délicieuses, le rat d'Amérique les a conquises, ces dames. Au bout de dix minutes, il savait le taxi venu les chercher. Un grand, biscotte le fourbi qu'ils trimbalaient, les gredins. Une Renault Espace, d'après la description.

Pour Wilby, ensuite ç'a été du gâteau ! Deux heures plus tard, il avait retrouvé le chauffeur et savait qu'il avait posé le couple rue de la Muette. Juste il hésitait sur le numéro. Ce qu'il se rappelait bien, par contre, c'est qu'il y avait un écusson de pierre au-dessus du porche, car il s'agissait d'un bel immeuble début de siècle.

Alors il est là, à côté de sa tire mal garée, son drôle de bitos bien d'aplomb sur sa tronche de rongeur, à considérer le lieu où se trouve le marchand de secrets.

Il entre dans la maison. La loge de la concierge se tient à droite. Deux marches de marbre, s'il vous plaît, et une porte vitrée que tu en ferais tes beaux dimanches à la campagne pour ta résidence secondaire !

Ben Wilby toque à la vitre du bas. Il aperçoit la gardienne de l'immeuble (concierge, c'est dans les endroits modestes) en train de petit déjeuner. Elle se néglige pas : chocolat crémeux, toasts beurrés et surconfiturés ! Les calories, bonjour ! Pas étonnant qu'elle rondouille, la chérie !

Ça la fait rudement chier, cette importunance en pleine savouration ! Les gens, suffit que tu soives gardienne d'immeuble, se croivent tout permis ! Elle ronchonne « Entrez » ! Et le mec entre sans seulement ôter son chapeau. Il s'avance vers la table, doucereux. Elle a beau lui lancer des « Qu'est-ce que c'est ? » pour tenter de freiner sa progression, le tenir à distance de ses tartines, il continue d'approcher, le rustre. Il a un sourire d'ecclésiastique luthérien, plein d'altruisme échevelé.

Il se pointe avec des tinées d'excuses, comme quoi sa confusion, que s'il s'agissait pas d'une chose importante, croiliez bien, chère jolie, madame… Il a un accent. Anglais ? Elle cherche, la gardienne.

Elle regarde, médusée, le talbin de cinquante raides qui vient tenir compagnie au beurrier sur la nappe. Dis, il espère quoi, ce mec ? La baiser, pour ce prix-là ? Se faire tailler un petit calumet matinal ? Y a des foutraques partout, je vous jure !

Mais non, il expose bien gentiment son problo, le généreux donne à tort. Voilà ! Il exhibe la photo du nouveau locataire du studio. Qu'en voilà un, décidément, c'est pas un cadeau ! Déjà la police hier soir, avec un inspecteur galantin qui l'a chambrée pendant une plombe, Mme Vitruve (je lui donne ce blaze pour faire plaisir à des potes à moi qui me comprendront), au point qu'un moment donné, il lui a risqué une main tombée sur les miches, textuel ! Elle a vu l'instant qu'il allait la fourrer toute crue dans la chambre d'à côté. En tout cas, il lui a filé le ranque pour samedi afternoon, au Quartier latin. Qu'elle se demande si elle ira. Le samedi n'est pas commode car son mari ne travaille pas et sa petite fille ne va pas en classe. Enfin, elle s'arrangera peut-être de les envoyer voir Cendrillon au ciné, le père et l'enfant, car il paraît salingue, le perdreau, et un bon coup de bite, quand tu vas sur la quarantaine, faut pas le laisser perdre.

Elle mate le portrait du « nouveau ». Bien chapitrée par Monestier et redoutant la police, elle secoue la tête.

— Connais pas, jamais vu !

« Mon zob ! » pense Ben Wilby en américain. C'est pas à un macaque de son espèce qu'on apprend à faire des grimaces. Les gens qui mentent, il les détecte à l'odeur. Ça se voit plus gros que son putain d'immeuble qu'elle le berlure, cette morue. Donc, « le marchand de secrets » habite bien ici. Il n'insiste pas.

— Alors, je me suis trompé, pardonnez-moi, dit-il.

Elle en est confusément chagrinée, Mme Vitruve. Le bifton jaune-verdâtre sur la table lui flanque des remords. Elle voudrait en donner au type pour son blé. Au moins jacter un peu avec lui que ça fasse moins triste.

Honnête, elle lui lance quand il est déjà à la porte :

— Vous oubliez ça.

Ça, c'est le bifton. Il a un geste désinvolte et s'en va.

…………………….
…………………….

Quand il a tout écrit, Jérémie me tend le bloc pour me donner à vérifier que c'est conforme aux déclarations d'Aubergenville. Je relis le document olographe, arrache les deux feuillets, les plie soigneusement et les insère dans mon portefeuille.

Et d'un ! Voilà qui est capital. Nous n'avons pas perdu notre temps. En somme, je pourrais considérer ma mission comme étant terminée : n'ai-je pas retrouvé et neutralisé les assassins de Son Excellence Tabîtâ. Hungoû ? N'ai-je pas récupéré ce qui a motivé les tortures infligées à ce pauvre homme ? Tout autre que le chevronné Sana rentrerait dans ses foyers pour y boire le champagne de la victoire.

Mais lui non. Sa devise au commissaire : toujours plus ! Il ne suffit pas d'avoir l'essentiel, faut-il encore conquérir le superflu. Et c'est quoi, le superflu, Bazu ? Je vais te le dire, Casimir. Le superflu, ici, c'est l'essentiel. C'est-à-dire les « véritables assassins » : ceux qui ont commandité le meurtre, engagé le tueur et sa femelle. Aubergenville a été l'exécuteur. Moi, je veux le maître d'œuvre. C'est pas tellement le maçon qui m'intéresse que l'architecte.

— Rebâillonne ce fumier ! enjoins-je à M. Blanc.

L'autre est affolé.

— Mais qu'est-ce que vous voulez de plus ?

— Celui ou ceux qui t'ont payé pour liquider l'ambassadeur, dis-je. Tu es en mesure de nous en révéler le nom ?

Penaud, il secoue négativement la tête.

— Alors on va attendre, soupiré-je.

— Mais attendre quoi ! hurle le sanguinaire.

Il n'en dit pas davantage car Jérémie le muselle d'importance.

A peine a-t-il achevé que la sonnerie du bigophone retentit.

Je décroche et grommelle un « J'écoute » évasif.

C'est la concierge. Nous sommes convenus avec elle qu'elle nous appellerait s'il se produisait quelque chose, n'importe quoi. Jubilatrice, elle me raconte qu'un petit type coiffé d'un drôle de chapeau, avec un accent qu'elle croit anglais, est venu demander après Aubergenville. Il ignorait son blaze mais il avait sa photo. Elle a prétendu ne pas le connaître et il est reparti sans insister.

Je lui réponds qu'elle a bien fait et raccroche. Je prends M. Blanc à l'écart afin de le mettre au courant. Il ricane :

— T'es chié comme commissaire, toi, mon vieux ! Ça, pour être chié, tu es chié !

— Explique !

— Tu ne pouvais pas faire planquer un inspecteur chez la pipelette ? Il aurait filé l'homme dont elle parle !

Dix sur dix pour le négro. Il a du chou, l'artiste ! Y en a un paxif sous sa toison d'or !

Mais c'est pas le tout : faut que je me sauve la face.

— C'est ça, Ducon ! Et les mecs qui recherchent ce vaurien allaient retapisser notre gars d'emblée et piger qu'on leur tend un piège !

— Tu crois qu'ils l'ont pas déjà compris ?

— A quoi ?

— Au fait que la concierge ait menti. De deux choses l'une, flic au rabais : ou bien ils l'ont crue et ils vont chercher ailleurs, ou bien ils ne l'ont pas crue et ils savent qu'elle ment sur commande.

— Cette commande a pu être passée par le locataire lui-même, non ? N'oublie pas qu'il se planque, ce mec. Qu'il arrose la concierge pour qu'elle prétende ne pas le connaître, la chose va de soi !

Mais il n'est pas convaincu.

Pas plus que ma pomme.

C'est dur, tu sais, d'assumer des opérations de ce calibre. Il reste des trous, comme dans le gruyère. Les trous du gruyère, ça va : tu les bouffes avec le reste ; et même c'est ce qu'il y a de meilleur. J'ai connu un gonzier plein aux as qui ne mangeait que ça et jetait le reste. Faut être pervers. Pas avoir peur du lendemain avec les révolutions en marche, non ?

On est là, chacun dans sa bouderie. Heureusement que j'ai mon instinct pour moi. Ma conscience et mon instinct auront été les deux mamelles de ma carrière.

J'ai confiance. Je sens que des trucs sont en marche ; cette concierge vient de m'en donner la confirmation. S'agira de ne pas louper le coche, le moment venu.

Et ça turlute de nouveau.

Je lève l'ancre.

— J'écoute ?

C'est le Vieux. En toute majesté. Radieux, briqué, lotionné, sucé à mort. Dis, il est matinal, le Souverain Poncif.

— Alors, mon petit, où en êtes-vous ?

— Des frémissements indiqueraient que nous pouvons escompter du nouveau pour bientôt, réponds-je.

— Parfait, parfait. Dites-moi, Antoine, pour ce qui est de la formalité finale qui paraît tellement vous déplaire…

— Elle est carrément au-dessus de mes compétences, tranché-je.

— Soit, soit ! Vous êtes une nature sensible dans le fond. Mais la question est réglée, j'ai là quelqu'un qui se chargera de la… chose.

— Grand bien lui fasse !

— Je vous le passe afin que vous accordiez vos violons.

Hé dis, qu'est-ce qu'il croit, Pépère ? Que je vais remettre mes deux assassins à son bourreau, pieds et mains liés ? Les conduire en charrette jusqu'à l'échafaud ?

Mais avant que j'aie le temps de protester, son combiné a changé de main. La voix claironnante du Gros me trompette d'Aïda à bout portant le tympan.

Le saisissement me fait bégayer.

— Béru ! Toi ! Tu es guéri ?

— Cinq sur cinq, répond-il. J'ai resté dans un état comme ma queue (pour comateux, sans doute ?) dont au cours duquel je rêvais qu'j'étais toi, mon bougre ! J'menais l'enquête, j'rentrais chez ta mère qui m'f'sait des bons frichtis ; j'baisais ta bonniche espagote, tout c'qu' tu fais dans la vie courerante, quoi ! Les frangines m'sautaient sur l'braque. J'écrivais des conneries ; brèfie, j'm'nais ta vie.

— Et ça t'a passé ?

— Hier, en fin d'journée. J'm'ai senti comme avant, nickel, juste un peu fatigué. Les toubibs voulaient m'garder à l'hosto, nez en moins, et y a fallu qu'j'mette cacao un balaize infirmier qui s'prenait pour un costaud avant qu'j' le rencontrasse. Puis, j'sus rentré at home. Ma Berthe était dans ses mélancolies, c'qui y arrive rar'ment. A m'a dit qu'é s'sentait en manque de tendresse, ce dont j'lu ai compensé. N'ensute on est été au restaurant, chez Finfin, dans l'treizième. L'king du boudin et d'l'andouillette, situ t'souviendras ?

« T'sais : y l'a une petite servante un peu d'meurée, Marthe ! Qu'j'lu file en loucedé un doigt dans la chatte pendant qu'elle sert. On a r'gagné nos pénardes, remis l'couvert et roupillé jusque z'а six heures. M'v'là chez m'sieur l'dirluche, fraise et dix pots. Y m'apprend qu't'as mis la main su' les mecs qu'ont charcuté et flingué l'ambassadeur. Bravo ! S'l'ment, où j' pige plus, c'est qu'tu r'chignes à liquider ces deux salopards ! Tonio, alors que m'sieur le directeur l'demande. T'es en plein ménopause ou quoi-ce ? Des tueurs tortureurs, m'sieur vient chipoter ! Laisse qu'j'arrive, l'artiss. Moi la loi du talon, j'sus pour. J'ai même un projet pour faire disparaître ces vermines corset bien. Micouille, mon pote à moi, fait du compressement d'vieilles chignoles à la casse. Une Cadillac de quinze mètres, ça d'vient un d'sus d'ch'minée quand é sort d'ses presses ! Lorsque ces gens-là aura passé par l'usine de mon copain, on les offrirera à la veuve de Tabîtâ Hungoû pour s'en faire des pendentifs. »

Il la boucle enfin, à court de salive, de mots et d'oxygène.

— Tu as une idée de ce qui t'es arrivé, Gros ? questionné-je.

— Tu veux dire, rapport à c't'état comme ma queue ?

— Tu n'es pas tombé sur la tête ? Tu n'as pas pris du L.S.D. ? Aucun sorcier hindou ne t'a envoûté ?

Un court silence.

— Rien, mec, je m'ai aperçu d'zob ! J'ai fait mon p'tit bigntz et j'ai rentré au burlingue. Et puis, en t'voiliant j'ai plongé dans les vapes, c'est tout ce dont je peux dire.

— Tu as bu quelque chose, subi des manœuvres d'une gonzesse ?

— Que tchi ! C't'un mystère.

— Bon, alors écoute. j'vais te confier une de ces missions dont tu raffoles venir planquer chez une concierge. N'est-ce pas là ton sport favori ?

— Question turbin, c't'une bonne remise en conditionnement, convient-il. Elle a d'la viande à quoi s'accrocher, ta péronnelle ?

…………………….
…………………….

Le dénommé Morlon avait une particularité : il raffolait de son lit et se levait très tard. il dormit d'autant plus longtemps, ce matin-là, qu'il avait été réveillé au milieu de la nuit par une mauvaise nouvelle assortie de menaces informulées mais obsédantes. Il avait eu du mal, ensuite, une fois ses « dispositions » prises, à retrouver le sommeil.

Avant de décrocher, il regarda l'heure. Sa pendulette électronique à chiffres rouges indiquait midi zéro huit. Il souleva le combiné.

— Gamiani, annonça le correspondant.

Du coup, le gros homme se remonta dans le lit jusqu'à s'asseoir sur son oreiller.

— Alors ?

— Ça y est, j'ai cadré votre bonhomme et sa souris.

Morlon poussa un immense sourire et lâcha un vent de soulagement. Son immense couche le rassurait. C'était une sorte de vaste et délicate embarcation qui lui permettait de traverser la vie confortablement. Il pensait souvent à elle dans la journée, comme on songé à une récompense méritée, vigilante, qui toujours saura vous guérir de vos efforts. Il s'activait en rêvant à l'abandon du soir dans ce lit de trois mètres, plus large que long (ce qui était un comble !). Indifférent aux choses du sexe, pour lui le lit constituait cependant son unique volupté.

— Vous êtes le privé le plus astucieux de France, félicita Morlon. Je ne vous demande pas comment vous vous y êtes pris pour agir si rapidement.

— Il vaut mieux pas en effet, je tiens à garder secrètes mes méthodes. Vos oiseaux nichent rue de la Muette, au 319.

— Attendez, je prends de quoi écrire.

Morlon se leva en geignant. Il était grotesque dans son immense pyjaveste dont les pans lui arrivaient aux genoux. Il s'approcha d'un secrétaire et nota le renseignement. Après quoi, il revint à son correspondant.

— Quand puis-je passer présenter ma facture ? demanda froidement ce dernier. Vous pensez bien que j'ai dû mettre sur pied un dispositif tout à fait exceptionnel pour obtenir le résultat en quelques heures. J'avais six types sur le coup, monsieur Morlon, et au tarif de nuit !

— Venez quand vous voudrez, mon domestique vous remettra l'enveloppe. J'y ajouterai même une surprime pour la rapidité.

— Merci. Ah ! Il faut que je vous signale quelque chose : vous n'êtes pas seul à rechercher ce couple.

— Je sais : la police s'intéresse beaucoup à eux.

— Je ne vous parle pas de la police, Morlon, dont je n'ai pas vu trace ; mais d'un type bizarre qui m'avait l'air de travailler à titre privé. Un petit homme avec un chapeau de feutre démodé et un léger accent américain.

Morlon eut froid aux miches !

Un accent américain ! Est-ce que ce salaud d'Aubergenville aurait effectivement arraché son secret à l'ambassadeur et tenté de le vendre aux Américains ? En ce cas, il fallait agir vite ! Très vite !

Sa propre peau était en jeu !

…………………….
…………………….

Comme il fut convenu, sitôt arrivé chez « notre » gardienne d'immeuble, Béru me téléphone.

— Aïe âme on the tas, mec ! me dit-il en anglais.

— Bouge pas, j'arrive.

J'ôte ma cravate, dépose mon veston sur un dossier de siège et dégauchis un sac à provisions dans la kitchenette. Ainsi, fais-je vraiment locataire tard éveillé qui va à ses emplettes. Le côté prof célibataire dont c'est le jour de congé ou artiste pédé qui ne travaille qu'au cours de la nuit supplémentaire des années bissextiles.

Quand je déboule chez Mme Vitruve, le Gros est en train de s'y installer. La dame se met à renauder ferme, comme quoi elle commence à en avoir sa claque des flics ! Envahie à tout bout de champ, merci bien ! Surtout par un gros goret dont le premier soin est d'ôter ses godasses et qui fouette des pinceaux comme puent : une cimenterie, une tannerie et une porcherie réunies dans le même secteur.

Il ne se vexe pas, l'Hénorme. Sourit finement, sûr de sa victoire finale. II le sait que, une fois sa grosse queue d'âne déballée, la cerbère cerbèrera moins fort. Elle poussera des cris d'effroi au départ, puis se mettra à réfléchir, à combiner des vaselinages, à se lancer des défis. Un chibre d'une telle ampleur, elle voudra vérifier si elle est cap' de l'héberger, juste pour voir. Pas par vice, oh ! la la ! que non ! Par simple curiosité, je te dis. C'est toujours la même amphigouri, Béru. Il les obtient grâce à leurs délirades intimes, ces dames. Au fil des minutes, elles oublient ses pinceaux cradoches, ses ongles en grand deuil, toutes ses malodorances redoutables qui font tourner le milk dans les crémeries !

Son Popaul, c't'une valeur sûre, Alexandre-Benoît. Un placement garanti, un bateau brise-glace pour les expéditions polaires.

Pour l'heure, avant le grand métinge zobard de Sa Majesté Terriblissime, je calme les vitupérations de la gardienne en lui affirmant qu'elle va avoir droit à un dédommagement en espèces pour sa coopération. L'Etat français, il est pas chien. T'as vu le Rainbow Warrior comment qu'on l'a remboursé catch ! Et la pension à la veuve du photographe explosé ? On déconne, mais on casque, la France ! Et même on casque souvent sans avoir déconné, parce que c'est notre nature pigeonne ! Une sébile brandie, hop on traverse la rue pour aller donner !

Du coup, à la perspective d'enfouiller de la fraîche, elle met la sourdine, Mme Vitruve ; juste à minauder que, pour son époux, c'est délicat de la voir passer ses journées en compagnie d'un homme. Cet homme est flic, souate, mais il n'en reste pas moins homme, non ?

Cet hypocrite de Mastar chique les bonzes-apôtres. Un policier, mon bout de chou, c'est comme quasiment un curé qui s'rait prêtre, rassure-t-il. Pas qu'il a fait vœu de chasse tétée, mais il sait se retiendre les désirs. Un gourdin gros commak, et il bronche pas ! Y l'cale l'long de sa jambe, quitte à s'I'attacher après, pour pas qu'y bronche.

Alors, les émois de la dame calmés, on s'isole dans la chambre à la Vitruve pour une discussion technique. Il aime bien l'endroit, d'emblée, le Mammouth. Le trouve intime et propice, biscotte le lit large et bas.

— Gros, fais-je, rassemble ce qui peut subsister de souvenirs dans ta grosse tronche pleine de paille d'emballage et raconte-moi tes faits et gestes à partir de l'instant où nous nous sommes quittés, rue Meissonnier, jusqu'à celui où tu as fait cette entrée remarquée dans mon bureau de la Tour Pointue.

Conscient de la gravité des choses, il s'assied sur le plumard où, bientôt, j'en prends le pari, se perpétreront des adultères tumultueux. Se prend la trogne dans ses mains en conques et repasse le film au ralenti.

— J'ai frété un bahut pour l'ambassade du Toufoulkan…

Il évoque, lentement, précisant chaque geste. Sa visite à l'appartement. Il est reçu par la femme de l'ambassadeur. Elle paraît pas bien. La nouvelle la terrasse. Une dame de compagnie se pointe. Il aide à la reporter à sa chambre. Le premier secrétaire, prévenu d'urgence, intervient… Il pose des questions. On lui répond. Tout le monde paraît atterré par la nouvelle de cet assassinat et n'en saisit point les mobiles. Un homme comme Son Excellence ! Ceci, cela… Un presque saint ! Un juste ! Voilà ce qui ressortait : un juste.

Et en bas, dans les burlingues, ils lui ont tous resservi le mot.

Il va l'amble, le gros bourrin, jusqu'au bout.

Négatif ! L'enquête routinière, sans histoire. Le traintrain (de voyageurs) omnibus.

— Nulle part tu as bu ou mangé quelque chose ? insisté-je.

— Non ! Je…

Il se tait.

— Ah ! si !

Pas qu'une biroute d'éléphant, le Dodu : la mémoire est de même calibre.

— Pour être franch'ment franc et tout t'dire, mec, quand t'est-ce j'ai aidé à reconduire l'ambassadeuse dans sa chambre, j'ai croqué une friandise qu'elle avait toute une boîte su' sa table de notche. T'sais, ces saloperies orientales : des racouloums ? Y en a des roses, des verts, des jaunes, c'est gétalineux av'c du sucre en poud' et ça a l'goût d'feuilles d'rose ; mais j'préfère celles que mistresse Chatemouille m'faisait dans le fion quand t'est-ce j'lu rendais visite à son clandé d'not' chef-lieu. Qu'ent'nous soye dit : la feuille de rose s'perd, mec, j'ai l'regret d'constater. Les frivoles d'aujord'hui n'ont plus l'même cœur à l'ouvrage. Un'langue dans l'oigne, elles renâclent, j'm'demande pourquoi. Pourtant c'tait sympa, non ? Et ça n'f'sait d'mal à personne. A moins qu'tu soyes chatouilleux, t'éprouvais même une certaine régalade. Oh ! ça restait des z'hordeuves, videmment, mais l'amour, c't'un tout.

— Donc t'as bouffé un loukoum ?

— C'est pas un crime ?

— Quelqu'un t'a vu opérer ?

— Non, c'était l'affolance générale. J'v'nais d'leur apprendre une sacrée sale nouvelle.


Je donne mes instructions au Gros et je le quitte, songeur. J'arrive pas à piger comment il se fait que j'aie eu à souffrir, moi, du transfert de personnalité.

Mme Vitruve confectionne des spaghetti à la bolognaise.

— Votre époux rentre déjeuner ? lui demandé-je.

— Non, ma fille. Elle dévore à son âge.

M'est avis qu'elle peut rajouter un paquet de Panzani dans l'eau chaude car je sais un ogre qui va s'amener sur la platée avec ses ratiches de sept lieues ! Elle ne s'en doute pas, la mère, mais elle va avoir une surprise !

Par mesure de sécurité, j'ai pris la clé du studio avant de descendre. Prudence, prudence !

A peine viens-je d'ouvrir que j'éprouve une drôle d'impression.

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