C'était un quartier de Paris où draguait une faune pitoyable composée principalement de jeunes chômeurs gagnés par le « clochardisme ». A bout d'assistance, ils abordaient cette espèce d'antichambre de la déchéance qu'est la vie des sans-logis. Car ces futures épaves connaissaient la vraie misère, celle qui consiste à se chercher chaque soir un abri pour passer la nuit : bouche de métro, porche de maison délabrée, terrain vague, pont. ils se risquaient à faire la manche, maladroitement, avec des regards fuyants, des phrases qui dérapaient.
Depuis longtemps, Morlon avait repéré l'endroit et décidé qu'il s'agissait là d'un vivier possible où, le cas échéant, l'on pouvait recruter une main-d'œuvre accessoire.
Il arrêta sa voiture à l'orée de la zone merdique après l'avoir parcourue dans tous les sens. En homme de flair, il avait repéré sa proie : un type de moins de trente ans, aux traits soufflés par un début d'alcoolisme mais dont l'habillement indiquait qu'il n'avait pas complètement abdiqué et qu'il luttait encore pour conserver quelque aspect « civilisé ».
Il marcha d'un pas de flâneur dans sa direction. Lorsqu'il parvint à la hauteur de l'individu en question, celui-ci murmura, très bas :
— Vous ne pourriez pas m'aider ? Je suis à la rue !
Morlon songea que la société se donnait bonne conscience prématurément et que, tant que des hommes débiteraient ce genre de supplique à d'autres, tout resterait à faire !
Pour l'instant, cette carence l'arrangeait. Il avait espéré être interpellé par l'homme en perdition, comme un collégien qui espère être racolé par la tapineuse qui le fait fantasmer.
Il s'arrêta, considéra le pauvre bougre avec intérêt. Il n'était pas rasé de plusieurs jours, avait les cheveux longs dans le cou, d'un châtain tirant sur le roux. Des taches de son criblaient son visage autour des yeux un peu troubles. II portait un jean raide et délavé, un pull de laine grossier dans les tons bruns, et un blouson de toile qui avait été blanc à l'origine mais était devenu d'un gris éléphant désespérant. La pluie fine qui tombait sans discontinuer assombrissait le tout. Le type puait la crasse mouillée. Il restait du désespoir dans son regard battu, mais bientôt il disparaîtrait pour laisser place à la hideuse acceptation.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Morlon d'un ton compatissant.
L'autre tenait son histoire toute prête. Il l'avait déjà beaucoup récitée et en avait préparé un résumé efficace. La province, il « monte » à Paris avec sa jeune femme. Le chômage. Elle le quitte.
Morlon écoutait en hochant la tête.
Quand son interlocuteur, encouragé par l'intérêt qu'il lui accordait eut terminé, il lui posa la main sur l'épaule.
— Je vais essayer de faire quelque chose pour vous. Pour commencer, prenez mon imperméable, vous êtes trempé.
Le chômeur parut incrédule.
— Mais, il est tout neuf, m'sieur ?
— S'il était usagé, je ne vous le proposerais pas, riposta Morlon.
Il se défit du vêtement de pluie et insista pour que l'autre l'enfile.
— Je suis plus gros que vous, mais comme vous êtes plus grand que moi, c'est parfait, déclara Morlon.
Il recula d'un pas pour juger de l'effet. L'habit fait bien le moine car, dans cette opulente gabardine, le traîneur de pavés paraissait tout à coup presque « confortable ».
— Et maintenant, voulez-vous gagner cinq cents francs ? questionna Morlon.
Il n'attendit pas la réponse.
— Il s'agit simplement d'aller porter une lettre à quelqu'un et de la lui remettre en main propre. Ce quelqu'un la lit, vous donne la réponse et vous venez me la donner car je vous attendrai dans ma voiture au coin de la rue où il habite.
Emerveillé par cette brusque largesse du destin, l'homme suivit Morlon jusqu'à son auto et y prit place. Morlon saisit une enveloppe dans la boîte à gants et la tendit au para-clodo.
Sur l'enveloppe, un nom était écrit à la machine : « Aubergenville ».
Morlon démarra.
— C'est à la Muette, expliqua-t-il. Mon comportement peut vous paraître surprenant, sachez que si j'ai besoin d'un messager pour remettre cette lettre, c'est parce que j'ai des problèmes graves avec le destinataire et que je ne tiens pas à le rencontrer de but en blanc. Or, le temps presse…
Mais l'autre s'en foutait. Peu lui importait les problèmes du gros homme chauve, Il ne pensait qu'aux cinq cent francs promis et à ce somptueux imperméable dont il pourrait tirer autant chez un fripier, Il échafaudait d'humbles projets, réalisables grâce à ce pactole inattendu.
La drôle d'impression qui me pète au pif, sitôt la lourde ouverte, c'est une modification dans l'ordonnance du studio.
Ça me fulgure dans la rétine. Je me dis, le temps d'une étincelle : « Aubergenville n'est plus à la même place et Jérémie a disparu. »
Mais c'est tout ce que j'ai le temps de penser car la porte m'échappe de la main, durement claquée par quelqu'un qui se tenait derrière. Je morfle un coup phénoménal sur l'oreille droite. Une myriade d'étoiles de toute beauté constellationnent mon esprit. Mes cannes se dérobent et je tombe à genoux pour une prière non préméditée, mais la foi, tu sais comme elle te vous biche à l'improviste, parfois ?
Un nouveau parpaing ! Dans la mâchoire cette fois. Mon regard chavire, mais mon entendement tient bon. Je prends appui sur les pattes de devant. Un troisième gnon, de magnitude mille, m'arrive dans les côtelettes. Plus moyen de respirer. Pourtant, stoïque, mon entendement reste fidèle au poste.
A travers mes maux et mes angoisses, je pige que ça n'est plus Aubergenville qui est allongé au côté de la donzelle, mais M. Blanc. Que le tueur est libre de ses mouvements. Qu'il tient un pétard par le canon et que c'est avec sa crosse qu'il m'a turbulé la calebasse.
Ce sont de ces menus coups de théâtre, fréquents dans les livres d'action bien charpentés, aussi je gage (comme dit ma bonne) que tu n'en es pas surpris outre mesure.
Si nous autres, auteurs de polars de merde, nous nous cantonnions dans les considérations philosophiques, les appels en faveur de la ligue contre le Sida, ou la description de déjeuners sur l'herbe, on se retrouverait vite à pomper des nœuds dans des pissotières de grande banlieue.
Donc, me rendant à l'évidence et aux nécessités de ma charge, je me mets à trouver que la carburation est mauvaise pour moi. Qu'en est-il de Jérémie ? L'autre l'a-t-il refroidi ? Non, puisqu'un râle gargouilleur s'échappe de mon malheureux compagnon.
Clic clac !
Tu sais quoi ? Aubergenville vient de me passer les menottes que lui avait mises M. Blanc. Je constate parallèlement que c'est « mon » revolver qu'il tient. Et alors, cher ami, malgré cette estime méritée que je me porte, voilà que je m'administre mille et un coups de pompes dans le cul. Comme un sot, un sombre con, un triste cancrelat, un crétin à part entière, j'ai laissé mon veston avec mon arme sur un dossier de siège, non loin du bandit. Un commissaire, moi ? Fume ! Un héros de légende, Sana ? Pouffez, les mecs ! Pouffez bien fort ! Le roi des glandus, oui ! L'empereur des demeurés ! Une imprudence pareille, un homme comme moi ! T'as pas un sabre de samouraï que je me fasse hara-kiri ? Je suis l'émule de Mishima. Que dis-je ! Sa tête d'émule !
Ainsi, donc, la situation est inversée. Et nous voici entre les griffes d'un tueur sans foi ni loi et sans guinaire que je te dis que ça ! Putain, t'aurais vu de tes yeux vu la pauvre Excellence suspendue au-dessus de la baignoire, chez miss Surcouff, tu saurais quel danger nous courons, que dis-je nous cavalons !
Aubergenville ne marque pas de joie triomphante. Il reste précis, tendu. D'un geste preste il glisse sa pogne dans la fouille de mon grimpant pour y prendre la clé des menottes entravant sa souris. Ensuite il va la délivrer. Usant des collants qui les muselaient tous les deux, il me ligote les chevilles.
— Va faire ta toilette, Blanche-Fleur ! fait-il à la môme, j'irai après !
C'est vrai qu'ils sont pleins de merde, ces braves !
La gosse est tellement engourdie qu'elle met un temps infini à remuer. Enfin, elle parvient à s'asseoir sur le tapis.
— T'es un vrai crac, Régalo ! dit-elle à son mec.
Mais lui, le compliment ne lui fait pas d'effet.
— Grouille-toi ! lance-t-il, on n'est pas encore sortis de l'albergo !
Elle geint pis qu'une vieille barcasse à l'amarre pour se remettre droite. Boitille en direction de la salle de bains. Avant de sortir, elle lance à son pote :
— Tout à l'heure, on va se régaler avec ces deux viandeurs, tu me promets ?
Il ne répond rien. C'est une épée, ce gusman, dans son genre. J'imagine ce qui a pu se passer. Sa gonzesse a dû mobiliser l'attention de Jérémie avec des simagrées de grand style. Tandis que mon brave bougne se penchait sur elle, l'autre est parvenu à faire tomber mon veston de la chaise et à s'emparer de mon feu. Le reste c'est du gâteau. Un tueur de ce tonneau, quand il te braque avec un flingue aussi mastar, tu ne peux que lui obéir. Il a eu aisément raison de M. Blanc. Lui a piqué la clé des menottes qui l'entravaient. Ensuite, bon, tu m'as compris ? Si en plus faut te faire un schéma, dis-le : je me lancerai directo dans la bande dessinée !
Aubergenville reste debout devant moi. A croiser son regard, je pige très totalement que si une intervention extérieure ne se produit pas dare-dare, on va la sentir passer.
Il me parle :
— J'ai vu les fafs de ton pote, alors vous êtes des vrais poulets ?
— Affirmatif, chef !
— Quelles manigances avez-vous combinées contre nous, flic ? En général, quand un drauper retrouve des assassins, il les interpelle, comme vous dites dans votre jargon. En ce moment, on devrait être chez un juge d'instruction, avec un bavard à côté de nous !
J'explique, volontiers :
— En général, oui, mais y a des cas d'exception. Quand on refroidit un diplomate, faut tenir compte de certaines imbrications, tu comprends ?
— Vous attendiez quoi, mes deux gonfles ?
Je saute par la brèche.
— Qu'en haut lieu on ait statué sur votre sort. Nos singes sont pas chauds pour qu'on vous arrête. Ils redoutent des vagues dans certains milieux. Peut-être qu'on va vous foutre simplement dans un avion pour l'Amérique du Sud. On attend.
Il étudie ma version. Y croit-il ? Je ne distingue rien de ses sentiments.
— Ce ne serait pas à cause de ce putain de secret de merde ? il demande. La France veut se le goinfrer et écraser l'affaire, non ?
— Possible, admets-je.
Aubergenville pose son pied sur mon visage et appuie de tout son poids. Je sens craquer l'arête de mon blair. Des larmes brouillent ma vue, du sang me dégouline des nasales.
— Tu me prends pour un cavillon, flic ?
— Pourquoi ? parviens-je à articuler.
— Je vais te dire à quoi rime ton micmac de merde, roussin. Maintenant que je t'ai refilé le secret, on t'encombre. Ton rêve serait que je me fasse repasser d'une manière ou d'une autre. Comme vous ne pouvez pas me buter sans risquer des retombées un jour ou l'autre, t'espères que les gars qui m'ont commandé le traitement de Tabîtâ Hungoû feront le nécessaire pour me clouer le bec. C'est pour ça que tu attends. Tu te dis qu'à la suite des déclarations de la téloche, ça remue chez mes clients.
Pas con, le tueur à gages. Il a tout pigé, le malin.
— Tu vas chercher de ces trucs ! maugrée-je.
Il me flanque un coup de saton dans la bouche.
— Pas toi, peut-être ?
Là-dessus, la môme revient, sa douche prise. Elle n'est vêtue que d'une grande serviette de bain. Elle s'est aspergée d'eau de toilette et maintenant, elle sent le printemps.
— A toi ! dit-elle. C'est dingue ce que tu fouettes ! Je m'en rends davantage compte à présent que je suis clean.
Aubergenville lui remet mon feu.
— Tu me surveilles ce perdreau de merde, Blanche-Fleur. S'il bronche, ou bien son pote, n'hésite pas à les zinguer. Tu devrais mettre la télé en grand pour, éventuellement, couvrir le bruit.
— Te fais pas de souci, ricane la greluse ; mais ça serait dommage de les nettoyer d'un coup. La nuit que je viens de passer, j'aimerais qu'ils me la remboursent.
Aubergenville passe dans la salle de bains. La môme enclenche la télé. C'est une émission débile de jeux à la con où tout le monde il peut gagner gros. Les colles sont pour dégénérés ou handicapés mentaux. Citez-nous une capitale de la France, en cinq lettres, qui commence par « P » et finit pas « s ».
Ouf ! M. Blanc vient de se dresser sur un coude et regarde avec ébahissement. Il a une moitié de frime en compote, le pauvre biquet. S'il aurait su, il serait resté balayeur d'élite, dans le quartier Saint-Sulpice où il faisait régner l'hygiène municipale avant qu'on se rencontre les deux.
J'ai déjà vu des boxeurs noirs dans cet état, après des matches « d'une folle intensité » comme on dit dans l'Equipe…
Pour le vigorer, je lui balance un clin d'œil rassurant. Qui ne repose pas sur l'optimisme pourtant.
On entend couler dru la flotte dans la salle de bains. Aubergenville, ragaillardi, se prend même à siffler.
Je considère la fille, laquelle vient de s'asseoir à califourchon sur une chaise. Elle a laissé quimper la serviette et tu la distingues en toute intimité. Son centre d'accueil est vachement affriolant, d'un rose délicat, fendu impec et entouré d'une charmante pelouse blonde. Moi, n'importe la situation ni la propriétaire d'un tel objet, ce genre de vision me fascine.
J'aperçois ça dans une vitrine, aussi sec je rentre demander le prix.
— Tu te rinces l'œil, mon salaud ? elle chuchote.
— Tu fermes les yeux, toi, quand t'as l'occasion d'admirer un coucher de soleil sur les îles Galapagos ?
Elle sourit.
— T'es bandant pour un flic.
— Et toi vachement mouillante pour une meurtrière.
Elle devient grave et désachevale de sa chaise pour s'agenouiller près de moi.
— Me dis pas que tu triques ! fait-elle.
— Pourquoi te le dirais-je, ça se voit, non ?
Elle avance sa menotte salingue vers le siège de mes émois, comme l'écrit Mme Yourcenar dans son dernier article pour « Femmes d'avant-hier », le magazine du troisième âge.
— Dis donc, c'est pas du toc ! fait-elle, flattée. T'as la santé, mon pote à quelques minutes de te faire aligner tu bandes comme un Turc !
— Les Turcs se mettent à chialer quand ils me voient en action, ma poule !
Elle m'enjambe tout en restant à genoux, si t'es capable d'imaginer. Voilà que son frifri est à vingt centimètres de moi et me regarde droit dans les yeux.
— Ça te plaît, bijou ?
— Une féerie, ma grande. La régalade, avec toi, c'est sûrement mieux qu'une croisière aux Caraïbes.
D'une lente glissade, elle amène sa coupe des voluptés à mes lèvres. Une sacrée sadique, cette sœur.
Elle se délecte à la pensée qu'elle m'excite avant de me buter.
Moi, pas bégueule, je me dis que carpe diem, ce qui va de soi, voire même de soie. Alors je soulève légèrement ma nuque pour établir des relations plus normalisées.
Ça ne lui déplaît pas. A preuve, elle s'installe plus commodément, ce qui m'évite un probable torticolis.
Je perçois la voix altérée de M. Blanc qui renaude :
— Alors là. j'aurai tout vu avec ce mec ! Pour être chié, il est chié ! Faut vraiment avoir perdu toute dignité !
— Ta gueule ou je te plombe ! lui lance Elodie Smurgh. Il va me faire déjanter, cet enculé de négro !
Elle se met à trémousser contre ma frite en soupirant :
— Fais-moi bien ! Fais-moi vite, flic !
Car elle redoute un retour trop rapide de son mec-ton, lequel n'apprécierait pas trop la figure imposée.
C'est alors qu'il se passe ce pourquoi je prie farouchement le ciel depuis naguère : un coup de sonnette retentit. La gonzesse, c'est comme une décharge électraque. Elle me déchaglatte la menteuse, si vite que j'en reste éberlué à continuer ma tyrolienne dans le vide.
— Une visite ! lui confirmé-je.
La télé déconnant à plein bord et sa douche le fouettant impétueusement, Aubergenville n'a pas entendu. La miss s'approche de la porte à pas de louve pour mater par le judas optique. Ensuite elle trotte à la salle de bains et donne des coups dans la lourde.
Le bruit de la douche cesse, la voix du tueur à gages demande :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— On a sonné ! révèle la gonzesse.
Un léger temps, Aubergenville surgit, à loilpé, lui aussi. Il sourcille en apercevant sa gerce en tenue d'Eve, ce qui indique bien qu'il doit être jalmince.
— Tu déballes ton cul aux perdreaux ? il demande avant toute chose.
— Ma serviette est tombée, plaide la fille en allant la ramasser.
Le julot, c'est pas un surdoué, question zézette. De l'article de bazar comme t'en trouves dans n'importe quelle braguette de quartier. Je note au passage. Ça fait pas avancer la question, mais ça apporte une fugace satisfaction à l'homme avec qui le Seigneur n'a pas lésiné.
Je décompose le mouvement, mais tout se passe serré, tu penses ! Dans une pincée de secondes.
Le tueur murmure en désignant la lourde :
— T'as regardé qui c'est ?
— Un gars plutôt jeune, un peu cloche, genre paumé. Il tient une enveloppe à la main.
— Ça doit être pour les perdreaux. Tu vas ouvrir en laissant la chaîne de sûreté, moi je resterai derjo avec le feu.
Ils s'organisent vitement cependant que deux autres coups de sonnette annoncent que le visiteur s'impatiente.
La gosse à la chatte délectable tourne le verrou. Dix centimètres d'écartement s'opèrent. Elle demande :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une lettre pour M. Aubergenville, fait une voix de mélécasse.
— De la part ?
— J'en sais rien. Paraît qu'y a une réponse.
— Donnez ! fait Blanche-Fleur.
Elle happe le rectangle de papier kraft, se retourne et le présente à son hareng. Comme il a pas de poche où fourrer son feu et qu'il est pas partant pour se le carrer dans l'oigne, Aubergenville dépose mon arme sur le plancher.
— Je pressens un galoup, dit-il à sa souris.
— Ouvre, tu verras bien !
Il se décide. II décachette, mais il voit rien.
Il a glissé l'ongle de son petit doigt au coin du rabat gommé closant l'enveloppe pour le décoller un peu. Lorsque l'ouverture l'a permis, il a enfoncé son index par la fente afin de décacheter en grand. Et c'est à cet instant que la fin du monde nous arrive dans l'immeuble !
Bien que ce soit indescriptible, je vais te la narrer pourtant, grâce à ce don du récit qui m'a valu le premier prix de gymnastique à la communale.
Tu vois, Eloi, il m'est arrivé fréquemment d'être concerné par une explosion. Si tu me lis aussi attentivement que tu le prétends, tu dois te rappeler, et même te souvenir, que, des grenades dans la gueule, des pains de plastic sous les miches, des bagnoles piégées, des maisons qui explosent, c'est monnaie courante chez l'invincible que je suis.
Mais alors là, le badaboum de la rue de la Muette, espère, il restera dans les annales, voire dans les anus !
Tout notre étage est concerné à quatre-vingt-dix pour cent. Que c'est à se demander comment les étages supérieurs peuvent encore rester supérieurs. Mais comment tiennent-ils encore, dis, Hector ? Y a plus que des montants de béton, l'escalier et la charpente de l'ascenseur !
Et nous : Jérémie, ma pomme, comment s'y prend-on-nous, pour vivre encore ? Parce qu'on était couchés sur le plancher, tu crois ? Oui, hein ? Y a pas d'autres explicances.
En somme, Aubergenville, en prenant la situasse en pogne, il nous a sauvé la mise. Sans lui, on serait restés à la verticale, donc on ne serait plus ! Pas plus qu'ils ne sont, lui et sa morue. Sectionnés de partout, hachés menu. Ah ! il a plus de souci à se faire, le Vieux. Comment qu'ils sont rayés de la carte, les deux amoureux ! Tu croirais qu'on les a passés à la moulinette géante, M. et Mme Tu Flingues !
Mais ils restent relativement présentables comparés au gonzier qui portait la charge d'explosif dans son imper ! Je vois nettement ce qu'il en subsiste par l'immense brèche donnant sur le palier ; car il n'y a plus de porte, juste un paquet de bois pour allumer le feu dans la cheminée ! Ce mec, je le connaîtrai jamais car il ne reste de lui qu'un tas fumant, de la chair broyée et calcinée, des lambeaux d'imperméable vert et de viande inidentifiable. Un kamikaze ? Je pense plus volontiers qu'il s'agissait d'un locdu auquel « les gens ayant commandé la mort de l'Excellence » ont fait mettre des fringues farcies d'un puissant explosif. La lettre contenait le détonateur. En la décachetant, on commandait l'explosion !
— Tu vis toujours ? murmure M. Blanc.
— Plus que jamais, réponds-je. Mais tout le monde ne peut pas en dire autant !
Il ricane :
— Donc, ce que tu prévoyais s'est produit ; mais pas de la manière que tu escomptais !
— J'admets, négro, j'admets. Je pensais pas qu'ils allaient dépêcher à Aubergenville un messager piégé.
— Maintenant t'es au point zéro, non ?
— Presque. Sauf que nous avons le secret et que, par la force des circonstances, les tueurs à gages ont été neutralisés comme le souhaitait notre dirlo bien aimé.
On s'en dit pas plus car y a un sacré zef dans l'immeuble ainsi que dans tout le quartier. On entend hurler, galoper, interpeller, prier, glapir !
Des gens se pointent, d'autres fuient, c'est selon les tempéraments. T'as des couards, des curieux, des téméraires, des torves.
Reusement, celui que j'espérais radine : Béru. II pense aux aminches, lui. Je le vois se dresser, tel le chevalier Ajax (sauf qu'il lave moins blanc) parmi l'épaisse poussière issue de l'explosion. Les décombres, il n'y prend pas garde. Il se pointe, affolé.
M'apercevant vivant, il a une exclamation embaumante :
— T'es vivant, Tonio ! Dieu soit loué !
Beau, non ? Une vraie réplique de théâtre !
Le Mastar promène son regard de vrai faucon sur le sinistre ; il découvre les cadavres en charpie, M. Blanc assis en tailleur.
Il note :
— Tiens, le Bougne en a rescapé aussi !
— Navré de te décevoir, sac à merde ! lui lance Jérémie.
Eux deux, ils perdent pas de temps pour l'empoignade. Faudra bien qu'un jour ils en décousent à poings nus. Peut-être qu'après s'être mis une rossée de gladiateurs ils deviendront copains ? Y a des natures comme ça, qui se cherchent jusqu'à ce qu'elles se trouvent.
Béru me demande :
— Qu'est-ce y s'est-il passé ?
— Y avait de l'électricité statique dans la pièce et un messager a sonné un peu fort, fais-je, ça t'ennuierait de nous ôter ces poucettes, Gros ?
— Les clés sont où sont-elles ? questionne le natif de Saint-Locdu-le-Vieux.
— Aucune idée dans toutes ces ruines.
— Attends, j'ai mon opinel. Depuis l'temps que j'en vends, j'sais comment t'est-ce on ouv' des menottes sans clé.
Fectivement, en moins de temps qu'il n'en faut à un Touareg perdu dans le Sahara pour déguster une glace à la vanille, le Copieux m'a délivré.
— Occupe-toi de M. Blanc, dis-je, moi je vais acheter de l'aspirine.
Et je trace, emporté par un de ces vieux instincts sans lesquels le métier de flic ne serait que ce qu'il est.
Ben Wilby était revenu dans la rue de la Muette au volant d'une vieille fourgonnette Renault, cabossée à souhait et portant sur ses flancs le nom d'une entreprise d'électricité.
Ce véhicule, bricolé selon ses indications, lui servait à planquer. Il était intérieurement pourvu d'une installation sophistiquée que son apparence ne pouvait laisser deviner. D'abord, il lui était possible de passer de la cabine du conducteur à l'intérieur sans avoir à en descendre, par un jeu de glissière de son dossier servant de trappe verticale. Il profitait de ce qu'il n'y avait personne à l'horizon pour s'accroupir derrière le volant et changer de compartiment.
L'intérieur était pourvu, sur trois faces, de créneaux optiques, invisibles du dehors, permettant une vue panoramique dix fois grossie, à l'arrière et sur les côtés.
Différents engins à l'utilité peu évidente garnissaient la fourgonnette. Tous étaient dus à l'esprit inventif de Ben Wilby. Cet homme « de bonne volonté » de l'ambassade américaine, espèce de petite C. I.A. à lui tout seul, avait appris à agir seul et efficacement. Pour cela il devait disposer d'un matériel des plus performants.
Assis sur un siège pivotant rivé au plancher de son véhicule, il demeurait des heures sans presque bouger, scrutant les abords de l'immeuble incriminé avec une acuité d'oiseau de proie. C'était l'homme de toutes les patiences. Prévoyant, il avait même aménagé dans l'étroit volume mobile un chiotte de caravaning pour ne pas être tributaire des exigences de la nature. il disposait également d'une pharmacie comprenant une quantité de produits nouveaux, susceptibles de conjurer la faim et le sommeil lorsqu'il le fallait.
Cela faisait deux heures qu'il guettait à son poste, écoutant de la grande musique que l'insonorisation perfectionnée de la fourgonnette réservait à ses seuls tympans lorsqu'il vit arriver une voiture qui stoppa à deux cents mètres de l'immeuble. il s'agissait d'une BMW blanche munie de la radio et du téléphone. Deux hommes se tenaient à son bord. Jusque-là, la chose n n'avait rien d'anormal, mais Ben Wilby tiqua lorsqu'il vit descendre l'un des occupants. L'apparence de cet homme lui parut anachronique. Il avait tout du clodo et portait néanmoins une superbe gabardine verte, made in England qui devait être neuve. L'homme s'avança en regardant les numéros des immeubles. Parvenu à la hauteur de celui qui surveillait Ben, il marqua un léger temps et s'y engouffra. Wilby décida de se mettre en état « d'alerte ». Il sentait les choses. L'homme qui venait d'entrer tenait à bout de main une enveloppe de papier kraft et c'était exactement le genre de messager que pouvait attendre un tueur à gages terré dans un studio. Ben reporta son attention sur l'occupant de la BMW resté à son volant. Le grossissement lui permettait de distinguer nettement son visage malgré l'éloignement. il s'agissait d'un individu d'une cinquantaine d'années, gras et chauve, affublé de lunettes à grosse monture d'écaille. Son visage ne « dit rien » à l'Américain. Il le situa, nonobstant, dans la catégorie des « douteux ».
Quelques minutes s'écoulèrent et une formidable déflagration retentit. De toute part des vitres se mirent à pleuvoir. Une fenêtre arrachée pendait par un gond à la façade de l'immeuble et une fumée noire accompagnée de poussière ardente sortit par l'ouverture. Wilby avait à peine tressailli. On pouvait tirer un coup de feu à vingt centimètres de son oreille sans le faire sursauter car il était sur un constant qui-vive qui le préparait à toutes les commotions.
Vivement, il regarda en direction de la BMW, certain de ce qui allait suivre. Effectivement, la voiture blanche déboîtait déjà pour partir. Wilby quitta alors son siège pour s'approcher d'une espèce de tube en acier noir monté sur un pied de métal. Le tube comportait un viseur et une détente, comme une arme de poing. Wilby visa le capot de la BMW et pressa la détente.
Aussitôt, la voiture stoppa alors qu'elle était déjà engagée dans la rue, bloquant celle-ci. Apparemment elle ne souffrait d'aucun impact ; seul Ben Wilby savait que son petit canon magnétique venait de faire fondre les vis platinées du delco.
Furieux, le gros conducteur s'acharnait sur sa clé de contact, mais la voiture restait silencieuse.
La rue commençait à grouiller, du fait de l'explosion. Des gens survenaient d'un peu partout et toutes les fenêtres des appartements occupés à cette heure de la journée se peuplaient de faces inquiètes.
Ben Wilby fit coulisser le dossier du siège et se coula à son volant. Dans le tohu-bohu ambiant, ii quitta la fourgonnette sans attirer l'attention.
La foule se rassemblait devant l'immeuble. Alertés par cent coups de fil simultanés, les perdreaux rabattaient dans le secteur et commençaient par le commencement, c'est-à-dire par houspiller les badauds.
Ben remonta la populace à contre-courant jusqu'à la voiture blanche autour de laquelle s'affairait le gros homme. Morlon était un champion du crime, mais au niveau de l'organisation. Les tracasseries de la vie courante le prenaient toujours au dépourvu.
Ben s'approcha de lui.
— En panne ?
— Ma voiture s'est arrêtée pile au moment où je déboîtais.
— L'allumage, diagnostiqua Wilby. Seulement vous allez devoir dégager la rue : il s'est produit une explosion de gaz un peu plus haut et les pompiers ne vont pas tarder. Mettez-vous au volant, je vais vous pousser.
Morlon remercia. Il suait sang et eau, ce secours providentiel le comblait. Il songea que cette chierie d'existence est heureusement jalonnée de connards doués pour le bénévolat et toujours disposés à jouer les gentils scouts.
— Braquez tout ! cria Wilby.
Il s'arc-bouta et parvint à faire reculer la voiture. Un agent qui survenait en rescousse lui prêta main-forte et la BMW retrouva son stationnement initial.
— Merci ! dit avec élan le gros conducteur.
— Pas de quoi, répondit Ben.
Il fit mine de vouloir donner une ultime impulsion à l'auto en panne en la poussant par un montant de la portière, côté conducteur. Au cours de sa manœuvre, sa main dérapa et s'abattit sur le cou de Morlon.
— Excusez ! fit-il en la retirant.
Morlon voulut crier car il venait d'éprouver une piqûre brève et cuisante comme celle d'une guêpe. Mais, en un éclair, il sentit ses forces s'anéantir et eut du mal à suivre la trajectoire de sa pensée.
Ben Wilby ouvrit sa portière et le prit par le bras.
Morlon songea très confusément, au prix d'un effort considérable, que tout cela n'était pas clair, qu'il devait résister. Mais il était aussi flasque de corps que d'esprit.
D'un pas cotonneux, il se mit à suivre son « bon Samaritain ».
— Ma voiture est à quelques mètres, je vais vous reconduire, promit ce dernier.
Il guida en le soutenant discrètement, le gros homme jusqu'à la fourgonnette et l'installa côté passager.
La foule grossissait. Il était temps de filer car, d'ici peu, la circulation allait être totalement bloquée rue de la Muette.
Juste comme il allait se mettre au volant, une voix cria :
— Hé ! Wilby ! Une seconde, please !
Je dévale l'escalier, malgré qu'il en manque un bon morcif à notre étage. Saut de cabri (au lait).
Le porche. La concierge médusée, sa culotte aux chevilles (Béru, merci !) est sous le porche, comme une infante mineure violée par des hordes venues d'Asie (également Mineure).
Déjà y a du poulet en uniforme qui s'annonce, que je bouscule. « Hep, pas si vite, où courez-vous est-ce en testiculant de la sorte ? » (un sous-brigadier).
Je lui lance : « Commissaire San-Antonio, fais pas chier, esclave républicain. »
Et je débonde dans la strasse, si paisible habituellement.
Galvanisé à mort, ton Antoine chéri ! Sûr certain que cet élan n'est pas une berlue ; qu'il puise sa source au mont Gerbier-de-Jonc, tout comme la belle et noble Loire[7].
C'est plein de quidams et de quimonsieurs qui se la radinent peureusement, comme mouches à merde myopes sur une affiche de Le Pen. Je stoppe un brin d'instant pour sonder les alentours. Et je vois surviendre deux gus dont l'un me paraît soutiendre l'autre qui serait défaillant des cannes. Mon cerveau, c'est un vrai répertoire. Je dois, avant d'aller plus loin, te préciser que nous tenons parfois des séminaires, nous autres, les grands flics à chevrons. On se bouclarès dans une auberge charmante des environs de Pantruche. Et là, à l'abri des indiscrets de la ville, nous échangeons des renseignements, nous nous passons des films techniques, nous nous montrons des photos.
Moi, le mec qui aide l'autre à arquer et qui paraît l'entraîner d'autor, je suis certain d'avoir eu son portrait en face de moi, projeté en diapo sur un écran pliable. Face et profil. En plan général. Pris dans la rue, tout bien. Et c'est même un gazier de la D.S.T. venu nous faire une conférence, qui commentait sa frimousse. Il disait : « Cet individu se nomme Ben Wilby, sujet américain. Il est attaché à l'ambassade des U.S.A. à Paris pour y faire des besognes marginales. Sans doute appartient-il à la C.I.A. Son rôle reste obscur, mais, d'après nos renseignements, il serait très efficace. Il est une sorte de Père Joseph qui prend en charge les questions délicates : surveillance, protection, filatures, enquêtes sur des citoyens que les Ricains tiennent à l'œil. Il est bon que vous vous le colliez dans le collimateur afin que vous sachiez à qui vous avez affaire, le cas échéant, si votre route croisait la sienne. »
Ensuite, il nous avait montré d'autres farceurs, le zig de la D.S.T. : des Ruskoffs, des Bulgares, des Cubains, toute une faune bizarre, à la vie cloporteuse. De ces gens issus de la nuit, faits pour y retourner un jour sans tambour ni trompette après avoir manigancé des choses troubles dans des milieux cloaqueux.
Or, donc, pour messire Bibi, le petit photomaton intérieur fonctionne. Je vois ce gars chafouin, avec son bitos pour productions en noir et blanc, illico mon fichier le tire des limbes et je me dis : « Ben Wilby. » Et comme je pense à toute vibure, je pige que les Yankees l'ont mis sur la piste Aubergenville. Il devait faire le pet devant l'immeuble. Il a découvert des louchetés et le voilà qui s'embarque un zigus. Pas si vite, my friend. Par-dessus la foule en coagulation, je mugis, pis que les féroces soldats dont cause notre immortelle Marseillaise.
— Hé ! Wilby ! Une seconde, please !