G.-J. ARNAUD Haut-vol

CHAPITRE PREMIER

Le vieux D.C. 3 tournait autour du terrain depuis quelques minutes. Cinq cents mètres plus bas, une dizaine de personnes s’étaient rassemblées devant le hangar démantibulé. Au milieu des soldats birmans un seul Européen, le responsable de l’aérodrome, un Anglais nommé Slade.

Philip Clifton, le pilote, fit la grimace.

— Un peu court tout de même. Demain il faudra fourrer la queue de l’appareil dans le hangar si on veut soulever cette vieille carcasse.

L’œil gauche de l’aide-pilote, Ludwig Marsch, resta vide d’expression. L’Allemand était borgne et portait un œil de verre. Les paupières du droit se plissèrent.

— Tu y vas ?

— Évidemment !

Les soldats birmans s’enfuirent de tous côtés en voyant l’appareil rouler vers eux. Seul Slade resta en place. Il se demandait si les deux hommes auraient de l’alcool à lui offrir.

Ludwig sauta à terre le premier, lança son pied dans l’herbe poussiéreuse et jura. Il n’eut pas un regard pour l’Anglais, se contentant d’inspecter le hangar d’une moue dégoûtée.

Philip Clifton le rejoignit. Slade n’avait pas fait un pas vers eux, gardait sa rigidité toute britannique.

— On ne va pas pouvoir s’en débarrasser, supputa l’Allemand avec hargne.

Ni l’un ni l’autre ne connaissaient Slade, mais on leur avait parlé de lui à Mandalay où ils avaient fait le plein. Les réserves de Palawbum étaient pratiquement inexistantes.

Clifton s’approcha de l’Anglais et se présenta. L’autre s’inclina sèchement.

— Slade. Commandant de la base.

Marsch ricana. Le gouvernement birman n’avait aucune rancune envers les Anglais. Avec un humour tout à fait asiatique, ils avaient bombardé l’ancien major responsable d’un terrain qui voyait cinq avions par an. Slade rougit violemment, mais il avait trop envie de whisky pour le prendre de haut.

— À votre entière disposition. Vous logerez chez moi.

— Il n’y a pas d’hôtel à Palawbum ?

— Non… Des auberges pour caravanes seulement…

— Et l’avion ?

Slade désigna les soldats birmans.

— Ils en auront la garde.

Marsch cracha de côté.

— Merci. Nous coucherons à bord.

— Mais… Vous serez très mal installés. Vous ne vous reposerez pas parfaitement.

— On a l’habitude. Nous avons tout ce qu’il faut à bord.

Slade passa sa langue sur des lèvres sèches. Marsch l’étudiait en coin. Le major était porté sur le whisky, leur avait-on dit à Mandalay.

— De quoi boire et manger, dit-il avec douceur.

Philip Clifton intervint brusquement.

— Où se trouve le général Nangiang ?

— Au poste militaire. Vous désirez le voir ce soir ?

— Non, dit le pilote. Nous nous envolerons demain au lever du soleil. Qu’il soit exact, c’est tout ce que nous lui demandons.

Slade mâcha l’air à vide pendant quelques secondes, puis se décida.

— Il est très affaibli par sa longue marche. Il devra faire le voyage allongé sur un brancard.

— C’était prévu, dit Ludwig en allumant une cigarette. Comprenez bien, mon vieux, que les quarante mille dollars, nous voulons les gagner. Le vieux mandarin sera chouchouté comme un prince.

Clifton avait l’air de désapprouver la brutalité de son compagnon. Slade décida de ne plus s’adresser qu’à lui.

— Le général a deux gardes du corps. Ils vous accompagneront jusqu’à Bangkok. Vous le saviez déjà ?

— Oui, dit Clifton en se demandant où l’autre voulait en venir.

— Cela ne fera jamais que trois personnes et vous pouvez en emmener d’autres.

L’aide-pilote avança son visage goguenard. Son œil de verre, frappé en plein par le soleil couchant, luisait et agaçait Slade.

— On peut en fourrer encore une vingtaine, trente même. Quand nous avons évacué les Français d’Hanoï, on se demandait parfois si on arracherait le vieux zinc. Mais cette fois, il n’y a que trois places.

Il cogna de son poing dans la paume de son autre main.

— Trois.

— Ce n’est pas pour moi que je vous demande, balbutia Slade troublé par tant de virulence.

Seul Philip Clifton était capable de supporter l’Allemand, et encore bien souvent avec peine. Marsch se calma et son œil valide se fit sournois.

— Pour qui alors ?

L’Anglais jeta un regard désespéré autour de lui. Les soldats birmans s’intéressaient surtout à l’avion. Leur chef, un lieutenant, fumait à l’écart, l’air dédaigneux.

— Nous avons des consignes strictes, dit encore l’Allemand. Pour gagner nos quarante mille dollars tous frais payés, le général doit voyager seul en compagnie de ses deux gardes du corps et de nous deux. C’est tout. C’est un passager pour où ?

— Bangkok précisément.

— Hé bien, c’est quarante mille dollars. Il peut les banquer ? Non ? Au revoir et merci, terminé. Clifton, on va aller se jeter un godet.

Ironique :

— Monsieur le commandant de la base est certainement trop occupé par ses fonctions pour nous accompagner.

— Suffit, Ludwig ! Venez boire un verre avec nous, Slade.

Ce dernier lutta quelques secondes avec désespoir. Il aurait tant voulu refuser. Mais il n’y avait plus une seule bouteille d’alcool d’un prix abordable dans Palawbum. Les marchands chinois les vendaient vingt dollars chacune, et c’était ce que le gouvernement de Rangoon lui donnait par semaine. Depuis deux mois il n’avait pas été payé.

En montant dans l’appareil, il expliqua à Clifton qu’il avait signé un contrat d’instructeur pour l’aviation civile et militaire. Il attendait toujours, depuis deux ans, l’appareil qui devait être affecté à la base.

— Je me contente de maintenir l’aérodrome en état pour le grand jour.

Il ajouta, désabusé :

— Grand jour qui ne viendra certainement jamais.

— Et vous restez ? s’étonna le pilote.

— J’ai trois ans à faire encore… Mon contrat…

Ludwig dévissait une bouteille de whisky et déballait des gobelets en carton paraffiné. Il en tendit un à Slade et le lui remplit tellement que l’alcool déborda sur les doigts de l’Anglais. C’était plus insultant que les paroles. Le major en trembla, au point qu’il continua de répandre le liquide.

— Hé ! gaffe, milord, ça vaut cher cette denrée !

Slade but et le miracle habituel se produisit. L’alcool lavait tout le reste. Ils s’installèrent plus confortablement.

— Qui est ce passager, Slade ? demanda Clifton.

— M… ! jura Marsch, vous n’allez pas remettre ça, non ? On n’en parle plus. Même s’il nous filait mille dollars, on risque trop à ce petit, jeu. Certainement un Européen avachi par le climat et l’alcool, si ce n’est par l’opium. Fermez votre clapet, Slade, et dites-nous s’il y a un b… dans le coin.

— Il ne s’agit pas d’un Européen, dit Slade en regardant le fond de son gobelet vide. Clifton le lui remplit.

— Un Birman ? Un Chinetoque ?

— Une femme… Une Eurasienne.

Même le borgne fut intéressé.

— Jolie ? Jeune ?

— Oui… Miss Sara… Sara Tiensane. Elle vit à Palawbum depuis quelques mois. Mais elle veut se rendre dans le sud. Peut-être à Hong-Kong.

Ludwig Marsch éclata de rire.

— Toutes les mêmes ! Une fois là-bas, elles s’aperçoivent que pour vivre il ne leur reste plus qu’à faire la p… Je peux lui trouver une maison de danse… Du très bien… Mais elle prendra un autre avion… Pas celui-ci.

Clifton faisait sauter la bande d’un paquet de cigarettes, en tendait une à Slade.

— D’où vient-elle ?

— Sa mère était Chinoise, son père anglais, je crois. Elle a essayé de vivre en Chine, puis elle a passé la frontière. Je… Je crois qu’il faut qu’elle aille plus loin.

Le pilote tirait lentement sur sa cigarette. Une habitude de fumer pendant les heures de vol, sans que la fumée fasse pleurer les yeux.

— Pourquoi plus loin ? Elle a peur ?

— Il y a ça. Les « dacoïts »[1] communistes sont de plus en plus hardis… Les irréguliers chinois aussi… Avec cette histoire de frontière contestée. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Il faut qu’elle s’en aille loin d’ici. Elle peut tout recommencer à zéro.

Marsch ricana.

— Ouais ! À Hong-Kong elle a un bel avenir.

— Miss Sara est très intelligente… Elle peut réussir, mais si elle reste ici, c’est fini.

L’Allemand se versa un autre gobelet d’alcool. Le soleil avait disparu mais l’intérieur de la soute était surchauffé. Il alla ouvrir les portes.

— Pourquoi n’est-elle pas partie plus tôt ?

— Comment ? Les convois sont protégés pour traverser les zones dangereuses… Ils n’accepteraient pas de prendre une femme. Et il y a quatre mois qu’un avion n’a pas atterri ici.

Ludwig pouffa.

— Non ? Quelle planque, mon vieux !… Vous devez avoir les pouces cornés. Mais pour la fille, zéro pour la question ! Même si elle venait nous le demander à poil et à genoux.

Slade grimaça comme s’il allait pleurer.

— Même en la cachant dans la soute…

— On vous dit non. Vous avez le cerveau ramolli ou quoi ! hurla soudain Marsch.

Clifton posa sa main sur son bras.

— Doucement Ludwig ! Tu devrais vérifier si tout va bien dans les moteurs. Il va bientôt faire nuit et demain nous partirons à l’aube.

L’aide-pilote haussa les épaules.

— Ça tourne rond… Il n’y a rien à vérifier. Mais ne compte pas faire l’affaire dans mon dos, Clifton. Il y a quarante mille dollars au bout. Vingt pour chacun. Et tu sais qu’en réussissant cette affaire, on nous en proposera d’autres… En quelques mois on peut ramasser cent mille chacun. De quoi filer aux States pour toi, ailleurs pour moi.

Jamais il ne pourrait entrer en Allemagne. Clifton ignorait pour quelles raisons.

— Je ne veux pas pourrir dans le coin.

— Vous ne travaillez pas pour la Sandy Line ? s’étonna Slade.

— Si, d’ordinaire. Mais pour cette affaire, on a loué le zinc, payé l’assurance. Nous sommes en quelque sorte nos maîtres et le directeur encaisse un joli bénéfice. Tous les frais sont supportés par les nationalistes de Formose.

— Voilà, dit Ludwig, vous savez tout. Le général Nangiang doit avoir une grosse importance pour justifier quatre-vingt mille dollars de dépenses.

— Il apporte des renseignements de grande valeur sur les débris de l’armée du Kuomintang éparpillés dans le Yunnan.

— On s’en fout ! dit Ludwig. Nous l’emmenons demain matin, et si tout va bien nous serons à Bangkok avant la nuit. Nous livrons le général et nous encaissons le pognon. La politique, c’est autre chose.

Slade jeta un regard à la bouteille de whisky. Clifton lui remplit une fois de plus son gobelet.

— Il faut que je rentre chez moi, murmura l’Anglais.

— Vous habitez loin d’ici ?

— Un bon mille. Il vaut mieux faire le trajet pendant le jour. La nuit, c’est très dangereux.

— Vous avez une voiture ?

— Oui… Une vieille Ford. Je viens tous les jours ici… Du matin au soir… C’est moi qui entretiens le terrain… Je n’ai aucun employé vous comprenez ? Il y a des rats qui creusent des terriers énormes… Si je ne me méfiais pas, le terrain serait inutilisable au bout d’une quinzaine. Je le sonde constamment et dès que j’ai trouvé une galerie, je me hâte de la faire s’écrouler et de combler la tranchée.

Marsch riait sans se cacher. Clifton se demandait s’il n’allait pas lui planter son poing dans la bouche. Le drame de Slade lui échappait totalement.

— Merci pour le whisky, il était excellent.

Slade reposait le gobelet.

— Demain matin, je serai là pour accueillir le général.

— Oh, sir, déclara Ludwig Marsch courbé en deux et goguenard, nous pouvons très bien nous passer de la tour de contrôle pour une fois !

Mais le major était au-delà de ces insultes. Il était la tête de Turc de l’administration birmane, des soldats birmans et de la population locale. Le plus dur, c’était que ce soit la bouche d’un Européen qui les prononce.

Clifton foula l’herbe poussiéreuse à ses côtés.

— Venez jusqu’à mon bureau. J’ai ma carabine à y prendre.

Comme le pilote paraissait étonné, il expliqua :

— Je conduis d’une main et tiens mon arme de l’autre. Au moindre frémissement suspect dans les buissons, je tire. Un jour, j’ai tué un chien… Mais les « dacoïts » sont vraiment dangereux, surtout pour un blanc.

Le bureau était au fond du hangar. Le pilote jeta un regard surpris au classeur dont les tiroirs étaient soigneusement étiquetés dans l’ordre alphabétique.

— Ne vous y laissez pas prendre. C’est tout vide… Mais j’essaye de résister… Je crée l’illusion. Pour les Birmans. Je leur arrache un doute. Finalement ils se demandent si un jour ce terrain ne sera pas exploité normalement. L’an dernier, j’ai cru que ce jour-là arrivait. Il y avait eu des troubles et le gouvernement a envoyé quatre avions-cargos avec des renforts, et même des jeeps. Un véritable pont aérien à une échelle bien modeste. Ça n’a duré que quelques jours.

La Ford était rangée derrière le hangar. L’homme, sur le point de s’installer au volant, hésita.

— Je vais aller voir miss Sara tout à l’heure… Lui expliquer qu’il n’y a rien à faire.

Clifton allumait une cigarette sans le regarder.

— Si vous aviez pu l’emmener, il me semble que le travail que je fais sur le terrain, ce travail de terrassier, de coolie, aurait au moins servi à quelque chose.

Il regardait ses mains.

— Moi, un Anglais, je travaille comme un manœuvre et les natives se foutent de moi…

— Vous y teniez à ce que nous emportions cette Eurasienne avec nous ?

— Énormément.

— Attendez-moi ici.

Clifton se mit à courir dans la direction du D.C. 3. Dans la soute, Ludwig lichait un verre, le regard fixe. Il le dévisagea avec surprise.

— Il y a le feu ?

— J’accompagne Slade à Palawbum.

— Comment reviendras-tu ?

— Je me débrouillerai.

L’Allemand ricana :

— Tu vas voir cette fille ? Je te préviens que si tu la ramènes ici, vous ne pourrez pas entrer dans l’appareil.

— Te mêle pas de ça, Marsch !… C’est moi le chef de bord et je fais ce que je veux.

— Minute ! Pour le moment nous sommes associés. C’est bon pour le règlement de la Sandy Line. Mais pour aujourd’hui, ça n’existe pas, Ce vieil ivrogne radote. Il s’est laissé embobiner par cette métisse qui a dû couchailler avec lui.

Marsch vida son gobelet et le froissa d’une main rageuse. Clifton, debout dans l’entrée de la soute, l’observait, une cigarette au coin de la bouche.

— Et ne viens pas me parler d’humanité… Souviens-toi de ce qui se passait quand nous évacuions Pékin. Toutes ces femmes avec des gosses, et nous ne choisissions que ceux qui avaient toute une liasse de fafiots dans la main. Tous de gros commerçants bien nourris. Trente de ces gars-là pouvaient nous empêcher de décoller. À la place, on aurait pu emmener soixante gosses et même davantage. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as glissé du pognon aux soldats du Kuomintang pour qu’ils filtrent les porteurs de grosse galette. Ils repoussaient les autres.

Clifton écrasa son mégot sous son pied. Ce qu’il n’avait jamais dit à Marsch, c’est que parfois la nuit, il revoyait le visage de cette femme qui portait un enfant endormi. Le gosse n’était même pas réveillé par les vociférations de la foule. Ils devaient venir de loin.

— Ça fait dix ans.

— Nous avons recommencé ailleurs. Partout où ça craquait et où les gens cherchaient à fuir. Il n’y a pas cinq ans, c’était Hanoï.

— Nous ne pouvons pas continuer indéfiniment dans cette voie.

Ludwig ricana :

— Tu te fais vieux, Clifton ! Tu ne pourras pas voler indéfiniment. Dans cinq ans, ce sera fini. Tu seras bien obligé de rentrer au pays. Si tu n’as pas un peu de pognon à gauche, que feras-tu ?

Le pilote haussa les épaules.

— Nous n’allons pas tout perdre parce que nous emmènerons cette femme.

— Si… C’est un engagement inquiétant. Quand on se laisse attendrir une fois, il n’y a pas de raison pour ne pas recommencer et les gens qui ont besoin de nous se méfieront.

— Qui saura qu’elle se trouve dans l’appareil ? Les envoyés de Formose ne vont pas fouiller le poste tout de même. Ils seront trop heureux de récupérer leur général.

Son compagnon s’approcha de lui, le visage contracté.

— Il y a plus de quinze ans que tu te trouves en Asie, et tu fais semblant d’ignorer que les nouvelles vont vite. Slade le premier ne tiendra pas sa langue. Les gens apprendront sans tarder. On ne nous confiera plus des missions de ce genre, et nous continuerons de travailler pour la Sandy jusqu’à ce qu’on nous balance.

— C’est bon, dit Clifton. Je t’achète le passage de cette fille cinq mille dollars.

Incrédule, son compagnon restait sans paroles. Philip pensait à Slade qui l’attendait dehors. La nuit arrivait et ils n’y voyaient presque plus dans la soute.

— Tu es d’accord ?

— C’est de la folie !… Cinq mille dollars.

— Je suis pressé, dit Clifton entre ses dents. C’est oui ou non, si tu refuses je passe outre. Nous nous casserons certainement la gueule et serons en parfaite condition pour ramener le général à Bangkok.

— Tu le fais au chantage ?

Clifton tourna les talons. Il était sur le terrain quand Marsch hurla, depuis, la porte de la cabine.

— Ramène-la, ta p… Mais tu pourras compter tes billets une fois arrivé, jusqu’à ce que ça fasse les cinq mille dollars.

Le pilote sourit. Marsch était furieux et le voyage serait certainement mouvementé. Mais il avait gagné. Slade avait allumé ses phares et tournait autour de la voiture, la carabine entre ses mains.

— Alors ?

— Je viens avec vous à Palawbum. Je rentrerai à pied.

L’Anglais sursauta.

— Je vous raccompagnerai.

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