Marsch se dirigea vers la porte, mais Sara le suivit.
— Au lieu de penser à tuer Clifton, vous devriez essayer de nous sortir de là, dit-elle.
Ludwig Marsch pivota sur ses talons. Son œil de verre enfoncé par un des coups de son ancien compagnon le faisait souffrir.
— Que voulez-vous que je fasse ? Courir au-devant des balles chercher la serviette ? Nous ne pourrons nous envoler. La mitrailleuse nous tirera dessus. Il faut attendre que Fang et ses hommes détruisent la section.
Sara gardait un visage méfiant.
— Et puis, ajouta Ludwig, Fang n’acceptera jamais que nous partions en lui laissant le général sur les bras. Il sait fort bien que Nangiang est parfaitement à l’abri tant qu’il restera dans l’avion, tant que les soldats Birmans auront des doutes sur la raison de notre atterrissage.
— Si les soldats birmans arrivent jusqu’ici ils découvriront Tsin inanimé.
— Vous auriez dû me laisser prendre les commandes. L’homme au fusil-mitrailleur est dangereux pour Fang et pour nous par suite logique.
Mais la jeune femme secouait la tête.
— Non. Il y a déjà trop de morts. J’en ai assez, assez. Je ne veux plus… Sans nous il n’y aurait pas eu cette bataille entre les soldats et les rebelles…
Marsch eut une moue sceptique.
— Ce ne sera ni la première ni la dernière escarmouche. Le véritable mobile n’est pas notre présence et vous le savez bien.
— Vous avez tué Tamoï et l’avez jeté dans le vide.
— Espériez-vous empocher vos deux cent mille dollars sans la moindre anicroche ?
Elle paraissait désespérée, soudain, et cette attitude inquiétait Marsch.
— Songez que si nous nous en sortons, nous aurons cent mille dollars chacun, dit-il durement.
Elle tourna les talons et rentra dans le poste. Il s’empara du revolver caché dans l’habitacle-radio. Mais il ne voulait pas rester seul dans la carlingue. Le général même endormi l’impressionnait. D’autre part il se méfiait de lui-même en présence de Clifton. Il le haïssait follement.
Dans la soute, il ouvrit la trappe d’homme et se laissa glisser sur le terrain. Rampant sous le fuselage, il s’approcha du train avant, progressa jusque sous le nez de l’appareil. Il distinguait la silhouette de l’homme au fusil-mitrailleur. Depuis quelques minutes il ne tirait plus. Mais il était vivant. Marsch surprenait les mouvements rapides de sa tête casquée tandis qu’il observait le terrain tout autour de lui.
Les rebelles avaient dû s’enfoncer dans la jungle, repoussant ses camarades devant eux. Le camion était toujours à la même place. Les deux armes automatiques couvraient une partie importante de l’aérodrome. Il était même étonnant que l’officier responsable n’ait envoyé personne pour discuter avec les occupants du D.C. 3.
L’Allemand apercevait distinctement le dos du fusil-mitrailleur. En se rapprochant d’une vingtaine de mètres, il pouvait l’atteindre à coup sûr avec le gros revolver de Tamoï. Fang pourrait envoyer deux hommes s’emparer du fusil-mitrailleur pour le braquer sur le camion.
C’était le meilleur plan pour bousculer les événements. Il était un peu plus de midi et les heures risquaient de passer sans événements nouveaux jusqu’à la nuit. À ce moment-là, la situation pourrait devenir dangereuse pour lui.
Plantant ses ongles dans la terre sèche, il fit avancer son corps par lentes tractions. Il ne voulait progresser qu’avec la plus grande prudence. Même s’il lui fallait une demi-heure pour parcourir les vingt mètres nécessaires. La condition essentielle était que le mitrailleur ne le remarque pas. Quant aux servants de la mitrailleuse, ils devaient scruter le mur de jungle qui les environnait.
Trois mètres plus loin, il s’arrêta. Il était sorti de l’ombre protectrice du D.C. 3. Il n’irait pas plus loin que les vingt mètres prévus. Au-delà, Sara et Clifton pourraient l’apercevoir et qui sait, l’Eurasienne l’empêcherait de mettre son projet à exécution.
Il était surpris de trouver la terre aussi sèche, l’herbe poussiéreuse comme les plantes d’un vieil herbier. Sans la protection des arbres et l’humus gras de la pourriture, le terrain devenait stérile. Mais la jungle grignotait chaque jour les abords de la piste et, dans quelques mois, aucun avion de l’importance d’un D.C. 3 ne pourrait plus atterrir.
Encore trois mètres et l’homme lui tournait toujours le dos. Marsch trouvait la situation pleine d’ironie. Le soldat n’attendait pas d’ennemis de ce côté. Il en était persuadé et ce serait sa perte. Entre le rebord du casque à l’américaine et le col de la chemise kaki, apparaissait une mince ruban de chair, celle de la nuque. C’était là que s’enfoncerait sa balle. Il lui faudrait viser soigneusement, ne tirer qu’à coup sûr. Seuls les hommes de la mitrailleuse pouvaient entendre le détonation, la localiser.
Oseraient-ils tirer dans cette direction au risque d’atteindre l’avion ? Il comptait sur cette hésitation pour revenir se mettre à l’abri.
Il lui restait une dizaine de mètres à parcourir. Il souhaita que l’homme au fusil-mitrailleur se mît à tirer. Il pourrait alors se rapprocher plus rapidement. De plus, l’interruption nette des rafales indiquerait à Fang qu’il s’était produit un fait inattendu.
Dans le poste de pilotage, l’homme et la femme restaient silencieux. De temps en temps Sara glissait une cigarette allumée entre les lèvres de Clifton qui la remerciait d’un signe. Le soleil transformait l’endroit en étuve et la jeune femme avait ouvert une des vitres à glissière. Le pilote s’étonnait de l’absence de Marsch mais ne s’en plaignait pas. L’Allemand devait être inquiet. Tant que les rebelles et les soldats resteraient dans l’expectative, il ne pourrait récupérer les moitiés de billets. Le temps s’écoulait perfidement, travaillant contre lui. Il y aurait bientôt deux heures qu’ils s’étaient posés sur le petit terrain. Ils auraient pu se trouver à cinq cents kilomètres au sud, dans la direction de Bangkok. Il songea aux envoyés chinois de Formose avec un léger sourire. Les petits hommes à allure empesée perdraient progressivement de leur calme quand l’heure d’arrivée serait dépassée. Discrètement ils exigeraient des recherches, mais en vain.
Sara fermait les yeux. Brusquement le décor au milieu duquel ils étaient piqués lui paraissait insupportable. Ce mur de verdure qui les environnait de sa menace végétale devenait une obsession. Et ils étaient prisonniers de ce vieil appareil rouillé, en instance de mort. Des hommes se battaient pour eux, les uns et les autres ignorant l’enjeu du sang versé. Seul Fang, parmi les rebelles, connaissait l’existence du général. Les autres ? De vagues certitudes, assurément.
Elle porta la main à sa gorge, essaya de chasser cette sensation d’étouffement. Sans la présence de Clifton, tout aurait été plus facile. S’il avait été un homme du type de Marsch par exemple. Mais il avait dit non, et ce non tissait une toile d’angoisses et de questions. On ne pouvait plus y échapper. Ludwig Marsch essayait d’en sortir par la menace, l’injure ou le meurtre. Sara avait l’impression désagréable de se laisser engluer. Elle aurait voulu résister, répondre par la violence. À la mort de sa mère, elle s’était juré d’adopter une attitude d’indifférence. La volonté de Clifton était plus forte. Après avoir essayé de le dissuader, elle avait peur de céder à l’attrait séducteur de sa position.
Clifton tressaillit quand une série de coups de feu furent tirés au-delà du mur de la jungle. Un des deux groupes avait dû tenter un coup de main.
Ils ne surent jamais que l’officier commandant le détachement de soldats venait d’être blessé à mort. Une balle dum-dum dans le ventre, il fouillait de ses ongles dans la pourriture de la jungle. Cette instabilité du sol fut son désespoir avant de mourir. Il ne pouvait se raccrocher nulle part. Il était emporté ailleurs avec une rapidité déconcertante. Sa dernière pensée fut pour Maung, le fonctionnaire du gouvernement. Il ne lui pardonnerait pas d’être intervenu contre les rebelles.
Maung apprit la mort de l’officier dix minutes plus tard. Un soldat surgit des fourrés devant le camion et murmura la nouvelle. Le fonctionnaire se trouvait derrière les servants de la mitrailleuse. À quelques mètres de là, c’était la clairière du terrain d’aviation et elle le tentait. Là, le sol était ferme, sec.
La mort de l’officier le laissa éperdu. Les trois soldats le regardaient maintenant avec des yeux différents. Il ne comprit pourquoi qu’au bout d’une minute. C’était lui le chef du détachement.
— Vos camarades ? demanda-t-il à l’homme debout à côté du G.M.C.
— Ils tiennent les rebelles.
Dans le terrain, le mitrailleur était toujours à son poste.
— Les rebelles tiennent la lisière ?
— Oui. Ils ne veulent pas en sortir. Le terrain doit être important pour eux. J’ai l’habitude de les combattre, et d’ordinaire ils préfèrent s’enfoncer dans la jungle pour vous tendre une embuscade plus loin.
Maung eut un regard pour l’avion. Était-ce sa cargaison qui tentait les partisans ? Même avec ses jumelles, il n’avait pu identifier le nom de la compagnie aérienne. Peut-être venait-il de Mogok, la ville des rubis.
— Il faut les repousser vers le terrain. Les coincer vers le fusil-mitrailleur. La mitrailleuse les prendra aussi de revers.
Puis il se mordit les lèvres. Les conseils ne suffisaient pas. Il hésita avant de sauter à terre. C’était de la folie. C’était l’ordre de retraite qu’il aurait dû donner, et ces hommes lui en auraient peut-être été reconnaissants. Maintenant, ils allaient le haïr.
— Le plus curieux, dit le soldat, c’est que personne ne se montre du côté de l’avion.
— Quelques rebelles s’y trouvaient lorsque nous avons attaqué, dit Maung. Il se peut que quelques-uns soient restés là-bas pour garder l’équipage.
Le soldat le regardait gravement.
— Ou alors ce sont des gens qui ont partie liée avec nos ennemis.
Le cadavre de l’officier marquait l’emplacement de la zone dangereuse. Les soldats se trouvaient dix mètres en arrière, et ne parurent pas surpris de voir apparaître le fonctionnaire.
Brusquement le fusil-mitrailleur tira plusieurs rafales et s’interrompit.
D’une seule balle, Ludwig Marsch venait de le tuer. Il avait vu l’homme se raidir, se rejeter en arrière, puis tomber en avant sur son arme. Satisfait, il se colla au sol, la tête dans la poussière d’herbes. Il attendrait de longues minutes avant de revenir vers la croix d’ombre de l’avion.
Clifton avait vu le mouvement du soldat. Il se pencha en avant.
— Un de plus ! dit-il.
Sara détourna les yeux, mais ne put s’empêcher de regarder le cadavre furtivement.
— Trois corps sur le terrain ? Combien dans la jungle ?
Brusquement il ordonna :
— Examinez cet homme à la jumelle. Vous en trouverez une paire dans le placard du navigateur.
Elle obéit.
— Regardez sa nuque. Le casque s’est enfoncé dans la terre et se soulève sur ses cheveux.
— Oui, dit-elle la gorge serrée.
— Que voyez-vous ?
La jeune femme reposa les jumelles sur le rebord du tableau de bord. Clifton la fixait, les yeux durs.
— Je ne m’étais pas trompé, n’est-ce pas ?
— Il a été tué par-derrière.
— J’ai vu mourir des hommes de la même façon. C’est pourquoi j’en étais certain.
La jeune femme passa derrière lui.
— Marsch est entré dans le cercle vicieux, et il ne reculera devant rien, ajouta Clifton. Tamoï, ce soldat, moi, puis vous. Avant qu’il ne revienne ici nous avons une chance. Délivrez-moi.
— Que voulez-vous faire ?
— Partir. Sauver le général, vous par la même occasion, Tsin et moi-même.
— Et Marsch ?
— Tant pis pour lui !
Sara se rapprocha de lui.
— Non, c’est impossible.
Clifton s’énervait.
— Ma promesse pour les quarante mille dollars tient toujours.
Le visage de la jeune femme redevint indifférent. Il s’injuria intérieurement. C’était perdu.
— Merci, dit-elle. Vous m’avez rappelé à un peu de logique. Mieux vaut essayer d’en gagner cent en restant ici.
Ils entendirent du bruit dans la carlingue. Marsch revenait. Il pénétra brusquement dans le poste, les examina d’un air soupçonneux.
— Que se passe-t-il dans la jungle ? Vous êtes aux premières loges ici.
Clifton laissa tomber.
— Ne te fatigue pas. Nous savons parfaitement que tu viens de descendre l’homme au fusil-mitrailleur.
Marsch reprit son souffle. Il préférait qu’il en soit ainsi.
— Bien, te voilà prévenu ! J’irai jusqu’au bout. Il te reste une toute petite chance de t’en tirer. N’en fais pas fi.
Clifton resta silencieux. Mieux valait lui laisser croire qu’il était impressionné. Marsch se griserait de ce succès facile.
— Fang va revenir, dit l’Allemand à la jeune femme.
— Qu’en savez-vous ?
— La route est libre et il pense à sa mission. Les querelles entre soldats et rebelles ne l’intéressent que médiocrement. Il a une mission à remplir. Il n’envisage pas de revenir auprès de ses chefs les mains vides.
Brutalement, il ordonna :
— Sors de ce siège.
Clifton dressa la tête. L’arme de Marsch le menaçait. La dernière fois, Sara avait dévié la trajectoire de la balle. Il chercha son regard, mais elle était tournée vers l’extérieur complètement indifférente.
— Vite !
Il se dressa sur les pieds, fit quelques petits sauts ridicules.
— Direction l’habitacle-radio.
Une fois dans l’espèce de petit placard, il se laissa tomber sur le tabouret. Marsch referma la porte, après avoir démonté le système de fermeture. Les mains libres il aurait pu quand même ouvrir en quelques secondes, mais les courroies de cuir étaient solides. De plus ses mains et ses pieds étaient engourdis. Il avait senti la douleur pour franchir les deux mètres en sautillant.
Marsch s’installa aux commandes.
— Qu’allez vous faire ?
Le moteur droit se mit en marche, suivi presque aussitôt par le gauche. Marsch grimaça de plaisir. C’était parfait. Il les laissa chauffer. Dans la jungle soldats et rebelles devaient s’étonner du bruit.
Dix minutes plus tard il resserra les freins, roula en direction de la bordure est. Il espérait que Fang comprendrait la manœuvre.
Le terrain était de plus en plus irrégulier à mesure que le D.C. 3 avançait. La vieille carcasse tremblait et le vacarme était impressionnant. Sara regardait autour d’elle avec inquiétude, effrayée de voir la cloison du poste osciller comme si elle allait s’abattre.
— Ne craignez rien. Il en a vu d’autres.
— Vous êtes certain que les rebelles sont dans ce coin ?
— Oui.
— Les soldats vont nous tirer dessus.
— Ce n’est pas sûr ! hurla-t-il dans le fracas.
Il coupa le moteur gauche et utilisa le droit à grande puissance pour pivoter.
Dans l’habitacle, Clifton grinçait des dents. Marsch allait casser le train à ce régime-là. Par le petit hublot il pouvait voir les grands arbres se rapprocher. Enfin l’appareil ralentit et s’arrêta bientôt. Puis le dernier moteur s’éteignit.
Clifton en éprouva un intense soulagement. Dans la façon de conduire de son ancien compagnon, il avait senti tant de violence contenue, tant de haine. Marsch l’avait extériorisée en emballant trop tôt les moteurs, en martyrisant le vieux clou. Toutes choses, il le savait, qui faisaient frémir Clifton, lui déchiraient le cœur. Depuis des années ils ne volaient plus que sur le vieux Douglas. Il avait été leur ami. En parlant de lui dans les petits matins glacés, l’un ou l’autre s’inquiétait parfois.
— Le vieux c…, va-t-il vouloir démarrer ?
— L’enfant de salaud se goinfre d’huile. Il faut prévoir un supplément.
Marsch détruisait ces souvenirs-là. Comme tout le reste. Clifton trouvait dure cette brutale interruption. Mais l’Allemand avait voulu le tuer, il le ferait très certainement s’il n’essayait pas de s’en sortir. L’un et l’autre étaient en train de nier leur amitié pour un général de la pire espèce.
Dans le poste, Marsch abandonna les commandes et alluma une cigarette. Ils ne se trouvaient plus qu’à une vingtaine de mètres de la jungle, et la mitrailleuse était maintenant loin d’eux. Il sonda l’épaisseur verdâtre, espérant voir apparaître les vêtements kaki du lieutenant Fang. Le Chinois portait un short et une chemise de cette teinte, mais sans aucun insigne évidemment.
Sara éprouvait un sombre pressentiment. La présence proche de cette nature luxuriante y était pour quelque chose.
— Personne ne viendra.
— Si.
Marsch se colla au pare-brise. Fang avait certainement compris la manœuvre. Il allait venir. À moins qu’il n’ait été tué. À cette pensée, il se mit à transpirer et essuya son visage d’un geste nerveux. La serviette ? Volée ? Disparue ? Il s’enfonça dans l’ombre du poste.
Sara l’observait avec lucidité.
— Vous n’êtes plus aussi certain de vous.
— Tais-toi. La chance ne nous abandonne pas encore.
Il écrasa rageusement sa cigarette sous son pied.
— Si jamais cela devait arriver, ce ne serait bon pour personne, tu comprends ?
Malgré lui, il voyait la serviette pleine des autres moitiés de billets, perdue en pleine jungle, pourrissant lentement dans l’humus en fermentation. Il serra les poings et jura à voix basse.
— Mon Dieu, le général ! dit la jeune femme.
Les secousses avaient dû le-projeter hors de son brancard. Mais il n’en était rien. L’homme dormait. Son souffle était rapide. Certainement l’influence de la drogue. La fille scruta le visage jaune. Malgré l’inconscience de l’homme, son ironie persistait dans les traits et les rides fatigués.
Marsch pénétra en coup de vent dans la carlingue.
— Fang est là ! annonça-t-il, la voix brisée.