CHAPITRE XI

L’avion fit un bond en avant. Marsch cramponné aux commandes était pâle comme un mort. Sara serra ses mains l’une dans l’autre. Toute la puissance possible était donnée et les moteurs rugissaient littéralement.

Le groupe de Fang et du général se rapprochait rapidement, marquant approximativement la moitié de la diagonale. Marsch attendait ce moment-là pour rentrer sa roue-arrière. Déjà lui semblait-il les cahots du terrain était moins perceptibles. Les roues frôlaient simplement le sol.

Il rentra sa roue-arrière, et c’était maintenant que la partie se décidait. Il lui restait environ trois cents pieds pour arracher suffisamment le D.C. 3, amorcer un léger virage vers la gauche pour passer dans la faille de l’écran de verdure.

Mais son altimètre resta inerte. L’avion ne décollait pas. Rapidement il sortit sa roue-arrière en même temps qu’il coupa les gaz. Il freina à mort.

L’appareil se dirigeait droit vers la jungle. Sara voyait le tronc énorme contre lequel ils allaient s’écraser. Le Douglas exploserait, et les débris s’éparpilleraient sur des centaines de mètres.

Ludwig relança le moteur de droite et dans un craquement sinistre, le D.C. 3 pivota tout élan brisé. Le pilote relâcha les freins, mais se rendit compte que quelque chose avait cédé. Finalement l’appareil s’arrêta à quelques mètres de la bordure sud.

Marsch coupa le moteur, s’affala dans son siège. Il était décomposé. Ses mains tremblaient et il les enfouit dans ses poches. Il ferma les yeux, voulant tout oublier pour quelques secondes.

Silencieuse, Sara avait du mal à comprendre qu’ils étaient encore en vie. Une douleur lui fit baisser les yeux. Elle avait enfoncé les ongles de sa main dans son poignet gauche, et le sang coulait de quatre petites blessures en forme de croissant.

Puis elle se pencha en avant. Le groupe des rebelles était resté sur place. Ils ne couraient pas vers eux. Ils étaient indifférents, et peut-être que Fang avait obscurément souhaité que l’avion s’écrase.

Marsch se redressa, alluma une cigarette. Il essaya de se lever, mais ses jambes se dérobaient sous lui. Il s’assit à nouveau.

L’évidence le torturait. Il ne pouvait arracher l’appareil à ce terrain. C’était même une chance de ne pas s’être enfoncé dans le mur de la jungle. Ils n’en seraient pas sortis vivants.

Seul Clifton pouvait tenter un deuxième essai. Lui savait qu’il lui serait impossible de recommencer. Chaque fois, il ne pourrait aller plus loin que la moitié du terrain. Ce qu’il n’avait pu supporter, c’était l’approche terrifiante des arbres. Il lui avait été impossible de continuer à courir vers une mort à peu près certaine.

Sara avait l’impression que l’appareil penchait davantage. Peut-être que la roue-arrière s’était enfoncée dans un creux. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence total. Les rebelles étaient toujours à la même place. Marsch, le regard hébété, fixait au loin.

Quand il se leva, il n’eut pas un regard pour la jeune femme et sortit du poste. Une fois à terre il put se rendre compte des dégâts. La béquille arrière avait été arrachée. Le fuselage reposait dessus, la tordait davantage. Mais c’était réparable. Une simple plaque de métal à l’intérieur du fuselage, percée de trous pour remplacer la partie défectueuse.

Dans la boîte à outils, il prit une scie à métaux et découpa le couvercle. Il était en tôle épaisse, suffisante. Il prit ses mesures et perça les trous à la chignole à main. Il travaillait rageusement.

Puis il dut rassembler des matériaux, son cric étant insuffisamment long pour relever la queue de l’appareil. En moins d’une heure il abattit un travail considérable. Mais la même pensée le taraudait. C’était un effort inutile. Il ne pourrait jamais faire décoller l’appareil.

La roue était bloquée, et c’était la cause de la rupture. Il parvint à la faire tourner librement dans tous les sens, commença de revisser les tire-fonds. Pour être plus à l’aise, il s’était débarrassé de sa combinaison et travaillait en slip. Il remarqua que les rebelles étaient moins nombreux. Seuls les habitants étaient restés auprès du lieutenant. Les partisans avaient dû s’éloigner dans la jungle. Peut-être craignaient-ils un retour des soldats. Quant à Fang, il ne quittait pas d’un pouce le général Nangiang.

Sa réparation terminée, Marsch mit ses moteurs en route, fit rouler l’appareil sur une cinquantaine de mètres. C’était parfait. La roue-arrière avait l’air de tenir.

Pendant son absence Sara avait assemblé une quantité impressionnante de billets. Ludwig eut pour le tas un regard morne. Il n’était plus certain de pouvoir en jouir dans un avenir rapproché.

La jeune femme chercha son regard.

— Délivrez-le. Lui seul peut nous sortir de là.

Marsch crispa ses mâchoires. Il savait bien qu’il finirait par en passer par là. Clifton aux commandes, Clifton triomphant de la difficulté. Car il réussirait, il en avait la conviction. Il avait travaillé souvent dans les mêmes conditions.

Dehors la lumière devenait violette. Le soleil n’était plus qu’en haut des arbres et il disparaissait rapidement.

— Vous attendez la nuit ? demanda Sara d’un ton acerbe. Vous savez bien que vous finirez par aller le chercher.

— Ferme ta gueule !

— Non. Vous reculerez le moment… De combien d’heures ? Pour le regretter ensuite.

— C’est un terrain impossible, ni moi ni lui n’y pouvons rien. Il ne fallait pas s’y poser. Qui me dit même que ce n’est pas un piège ? Fang n’est même pas venu voir pourquoi nous n’avions pas décollé, et les rebelles ne sont plus avec lui.

Les yeux de la fille s’agrandirent d’épouvante.

— Vous croyez…

— Deux cent mille dollars, c’est bien dommage de les laisser s’envoler, vous ne trouvez pas ? Je me demande si le patriotisme de Fang va jusqu’à mépriser une somme pareille.

— Pourquoi aurait-il attendu ?

— Il avait les soldats birmans sur le dos. Et puis ? Il peut fourrer le général dans l’hélicoptère et refuser d’y monter.

Sara jeta un coup d’œil furtif autour d’elle. De verdâtre, la jungle tournait au noir. Elle frémit à la pensée qu’ils n’en sortiraient jamais.

— Atterrir est toujours possible. Mais décoller est une autre affaire. Peut-être Fang doit récupérer et le général et l’argent. Ce sont des devises malgré tout, et elles ont cours dans le monde entier. Les Chinois entretiennent des agents secrets dans les autres pays. Il faut bien les payer.

— Délivrez Clifton… Nous sommes solidaires maintenant. Il faut sauver notre peau.

Marsch mordait son pouce avec une rageuse obstination. C’était brutalement que l’idée d’un piège, se refermant lentement sur eux, lui était venue. Fang avait eu des sourires équivoques, des mines inquiétantes.

— Et cet hélicoptère, vous y croyez ?

— Il ne va pas traverser la frontière de jour tout de même. La Birmanie est en grande pagaille, mais il existe une surveillance. Peut-être ne viendra-t-il qu’en pleine nuit. Il suffit que les Birmans allument quelques feux pour que l’appareil les repère et se pose.

— Combien avons-nous de jour devant nous ? demanda la jeune femme.

— Une heure environ.

— Installez Clifton aux commandes.

Marsch fuyait son regard.

— Vous savez bien qu’une fois à cette place il me sera impossible de l’en faire sortir. Nous serons en vol et une bagarre serait une folie.

— Éloignez-vous au moins de la bordure. Les rebelles peuvent nous surprendre à tout moment.

Marsch fit rouler l’appareil jusqu’au centre du terrain, coupa le contact. Il était épuisé, vidé. Il n’éprouvait plus la moindre haine pour Clifton et ne pensait même pas aux deux cent mille dollars. Son dernier échec lui avait ôté ses dernières illusions. Il n’était qu’un pauvre type de pilote vieilli sous le harnais.

— Sur la pente, murmura-t-il. Et on l’a rudement savonnée pour que je tombe plus vite.

Ne restait que ce vieil amour-propre qui refusait de demander l’aide de Clifton. Serait-il plus fort que la peur de perdre sa peau ? Il tripota une cigarette entre ses doigts avant de la porter à sa bouche. Sara Tiensane attendait, elle aussi. Elle crevait de peur. S’il hésitait trop, elle lui tirerait une balle dans la peau et irait délivrer Clifton. Il n’avait même plus l’envie de se tenir sur ses gardes. Lui qui était si méfiant. Elle était armée et viendrait un moment où elle se déciderait, à bout de nerfs.

Son briquet claqua et il ne s’aperçut de la flamme que lorsqu’elle lui chauffa les doigts.

— C’est bon, fit-il.

Il s’approcha de l’habitacle-radio et ouvrit la porte étroite.

— Tu as entendu ?

Clifton, assis sur son tabouret, l’examinait d’un air étonné.

— Je vais te délivrer, dit Marsch.

— Inutile de faire des discours.

Les courroies de cuir tombèrent sur le sol et Clifton se redressa avec une grimace. Il massa longuement ses poignets, puis ses chevilles, avant de faire un pas.

— Il reste quelque chose à bouffer ?

— J’y vais, dit Sara.

— Donne-moi une cigarette en attendant.

Tout en l’allumant, Philip épia son ancien compagnon. Le visage de Marsch était tiré, désabusé. Son œil même avait perdu son éclat virulent, Clifton se laissa tomber sur le tabouret pour fumer sa cigarette.

Sara arriva avec un plateau garni. Il y avait du fromage en boîte et des biscottes. Une boîte de bière ouverte. Clifton but longuement, puis commença à manger. De temps en temps il jetait un coup d’œil inquisiteur à ses deux compagnons.

— Nous ne pourrons pas décoller avant la nuit, dit-il.

Sara étouffa un cri de stupeur tandis que Marsch éclatait de rire.

— C’est la peur de la nuit qui m’a pourtant décidé à te délivrer ! dit-il d’un ton âpre.

— Je sais. Mais inutile de tenter le diable. Si un hélicoptère doit venir chercher le général, ils seront obligés d’allumer des feux. Nous attendrons donc. Mais il faudra faire un travail assez dur, renforcer le train avant. Ça ajoutera un peu de poids, mais c’est indispensable. D’ailleurs nous pouvons nous alléger en balançant certains trucs. Avant la nuit il faut aller couper quelques bambous. Je veux du souple et du résistant. Il faut aussi tailler des cales en bois.

— Mais si les rebelles nous attaquent ?

— Nous veillerons. Il faut installer le phare au-dessus de la porte.

Marsch partit chercher les bambous tandis que Clifton inspectait le terrain depuis l’intérieur. Ils avaient décidé de dissimuler sa libération. Il se rendit ensuite au poste de pilotage, examina les billets de banque.

Sara continuait sa besogne, mais ses mains tremblaient.

— Je vous dois ma libération, dit Philip sans aucune ironie. Merci beaucoup.

Son visage se leva vers lui.

— Dites merci à ma peur.

— Je ne me fais pas d’illusions, dit-il sèchement. Il prit les jumelles et examina le groupe de Fang et des Karen.

— Les rebelles sont partis ?

— Marsch suppose qu’ils sont en train de nous encercler.

Clifton fit la moue.

— Peu probable. Mais ce Fang doit avoir l’esprit tortueux.

Il apercevait le brancard du général, mais le visage de Nangiang était flou. Il faisait déjà très sombre et la nuit allait être complète dans moins d’une demi-heure.

— Si l’hélicoptère vient cette nuit, ils ne vont pas tarder à apporter des brassées de bois.

— Sinon ?

— Notre départ sera remis à demain matin.

Une liasse de billets tomba des genoux de la jeune femme, mais elle ne se baissa pas pour les ramasser.

— La nuit sera terrible.

— Ce n’est pas moi qui ai voulu me poser sur ce fichu terrain. Sans lumière, impossible de décoller.

Marsch apparut, alors qu’on n’y voyait plus à cent pas.

— Les bambous sont en bas.

— J’y vais, dit Philip. Cherche toutes les cordes disponibles dans l’appareil.

— Mais, dit Marsch, tu ne pourras pas rentrer le train.

— Non.

— Et la cime des grands arbres ?

Clifton sourit.

— C’est un risque à courir. Si j’ai bien compris, le camion des soldats a brûlé ? Il faudrait trouver quelques planches là-bas, de quoi confectionner des cales solides. Comprends-tu ce que je veux faire ? Lancer les moteurs jusqu’à la limite de résistance. Mais il faut que le train tienne le coup.

— Mais les cales ? Comment les enlèveras-tu.

— Au moment précis, il faut les faire sauter. Tu t’en chargeras.

Marsch prit un air soupçonneux.

— Comment ?

— On les perce et on les attache avec une corde qui les relie l’une à l’autre. Une corde très tendue. Il suffit de nouer une autre ficelle au milieu de cette corde et de tirer fortement. Le plus dangereux est de se cramponner solidement. Il faut aussi coordonner l’enlèvement des cales avec le déblocage des roues. En comptant à forte voix, on doit y arriver.

Marsch quitta l’appareil. Clifton sauta à terre et commença de renforcer chaque train d’atterrissage. Cinq minutés plus tard, Sara vint le rejoindre.

— J’ai l’impression qu’il y a de l’agitation du côté de Fang. Ils viennent d’allumer un feu.

L’Américain se redressa. Il aperçut plusieurs silhouettes devant un feu qui prenait de plus en plus d’importance. Puis des hommes s’enfoncèrent dans la nuit, traversant le terrain.

— Vous avez votre arme ?

Sans un mot elle la lui tendit. Crispés ils essayèrent de surprendre les bruits de la nuit. La jungle ne s’était pas encore éveillée à la vie nocturne. Dans une heure environ, quand la nuit serait plus épaisse, le vacarme deviendrait infernal.

— Écoutez.

Un bruit de pas, puis une lumière vive. Ce n’était que Marsch revenant du camion détruit. Il ramenait des planches à moitié calcinées. Il sursauta en les découvrant.

— Que se passe-t-il ?

— C’est Fang qui pourrait nous le dire.

Ludwig scruta la nuit.

— Des hommes ont traversé le terrain.

Mais ils eurent bientôt la réponse à leurs questions anxieuses. Un feu s’éleva sur leur gauche, puis un autre complètement au fond du terrain.

— Tu crois que l’hélicoptère va venir immédiatement ?

— Fang a déjà menti sur l’heure. Je ne pense pas que ce soit pour tout de suite.

Il poursuivit son travail tandis que Marsch confectionnait les cales. Successivement plusieurs feux délimitèrent le terrain.

— Bien extraordinaire pour un simple hélicoptère ! grommela l’Allemand.

— Peut-être pas. Il faut que les feux soient visibles de loin, l’appareil volera certainement à haute altitude.

— Tu comptes t’envoler dans combien de temps ?

Clifton ne répondit pas. Le terrain était maintenant parfaitement éclairé, et délimité par une dizaine de feux. Ceux du fond éclairaient la verticale des grands arbres.

— Il y a une faille sur la gauche ?

— Oui. J’avais amorcé un virage à grand rayon pour passer juste dedans. C’est certainement le plan.

— Le terrain est bosselé. Plat, ce serait gagné. Donne-moi une cigarette.

Ils la fumèrent en silence, puis Clifton reprit son travail. Il pensait à la tête des mécanos si jamais il pouvait aller jusqu’à Bangkok.

Sara revint brusquement.

— Tsin est réveillé et fait tous ses efforts pour se délier.

Marsch répondit sans regarder Clifton.

— J’y vais.

— Doucement, dit Clifton. Attache-le plus solidement, mais c’est tout.

L’Allemand ne répondit pas et escalada l’échelle. La jeune femme était restée à côté de lui. Il éprouva le désir de la vexer.

— Vous avez terminé le raccommodage de ces billets ?

Elle encaissa sans répondre. Clifton sortit un mouchoir de sa poche et étancha la sueur qui ruisselait sur son front et sa poitrine.

— D’un sauveur tel que moi, vous êtes prête à accepter n’importe quelle vexation, n’est-ce pas ? Ce que fait la trouille sur le tempérament des gens, c’est incroyable. Un jour j’écrirai mes mémoires.

— Vous m’en voulez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Même pas ! En quelques heures j’ai découvert beaucoup de choses. Je me suis découvert, si vous pouvez comprendre. Et c’est une curieuse expérience.

Un sourire lui vint aux lèvres.

— Mais nous reprendrons cette conversation dans un salon de thé, à Bangkok.

Tout de suite elle ne comprit pas. Elle s’éloigna de quelques pas, se retourna.

— Vous avez dit à Bangkok.

— J’ai bien dit en effet.

Une pause.

— Vous savez que c’est le dernier endroit où nous pouvons aller maintenant.

Clifton serra son nœud avec force puis trancha la corde. Il referma son couteau.

— C’est pourtant là que nous nous poserons dans quelques heures, si tout se passe bien.

— Mais… Les gens de Formose.

— Du moment qu’il ne s’agira que d’un simple retard, je ne vois pas ce qu’ils pourront nous reprocher.

— Mais… le général ?

Clifton sortit de sous l’aile et s’approcha d’elle.

— Je vais aller le chercher tout à l’heure. Quand tout sera prêt pour le départ.

Marsch sauta dans l’herbe. Il avait tout entendu.

— Tu es fou ?

— C’est mon droit. Tu n’imaginais pas que j’allais accepter de vous sortir du pétrin sans une condition.

L’Allemand paraissait consterné.

— Tu n’y arriveras jamais.

Clifton se contenta de sourire, et se glissa sous le fuselage en direction de l’autre roue.

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