Clifton avait changé de cap et se dirigeait vers le nord-est. Il pensait aux deux gardes du général. Ils se rendraient bientôt compte que l’appareil ne volait plus dans la direction de Bangkok. Il était dix heures du matin, et le soleil déjà haut dans le ciel avait dû filtrer à travers les hublots du côté gauche.
Ludwig se leva et se dirigea vers l’arrière. Il venait d’avoir la même pensée que Philip. Les deux gardes étaient tournés vers la gauche, vers le soleil qui entrait à flots par les ouvertures latérales.
Il fallait prévenir leurs questions.
— Nous avons changé de cap. Un orage magnétique nous a été signalé par la radio de Rangoon. Nous essayons de le contourner le plus possible.
Tamoï le fixa. Il était beaucoup plus grand et plus fort que son compagnon. Mais tous les deux avaient les mêmes yeux cruels.
— Il ne faut pas aller trop loin vers l’est.
Ludwig étouffa un rire.
— Nous n’y tenons pas plus que vous.
Il se dirigea vers la soute, jeta un regard au général. Il paraissait dormir. L’Allemand referma la porte derrière lui, mit le verrou. Tout d’abord il trouva le Colt de Clifton et l’empocha. Il y avait aussi une boîte de cartouches, et il en plaça dans ses poches.
Dans le placard aux provisions, il prit la bouteille de whisky et en versa dans un gobelet. Il le but à petites gorgées. Puis il vida la moitié du flacon de somnifère dans la bouteille, la reboucha. Il l’emporta avec un gobelet.
Il passa devant les deux gardes, puis fit soudain demi-tour comme pris d’une idée subite.
— Vous voulez boire un petit coup ?
Il tendait le gobelet, Tsin le prit mais Tamoï refusa d’un geste. Il le remplit aux trois quarts. L’homme but à petites gorgées.
— Je vous le laisse, dit-il.
Emportant la bouteille, il pénétra dans le poste, referma la porte derrière lui. La jeune femme avait toujours son automatique à la main.
— Un seul a pris de ce whisky, dit-il. J’y avais vidé la moitié du flacon. Est-ce que l’effet est rapide ?
— Une demi-heure. Parfois les gens résistent, m’a-t-on dit, mais le produit annihile leur volonté.
— Je recommencerai avec la bière. Quand Tsin s’endormira, l’autre sera certainement sur ses gardes et il nous donnera du fil à retordre.
Tous les deux discutaient en feignant d’ignorer Clifton. Lui avait mis le cap vers le mystérieux petit terrain, et essayait de penser à autre chose. La menace de la jeune femme ne l’avait pas effrayé. C’était la trahison de Marsch qui l’affectait le plus. Par moments, dans le miroir du pare-brise, il apercevait l’arme dont le menaçait Sara Tiensane. Elle ne relâchait jamais sa surveillance. Il doutait. Jamais ils ne parviendraient à leur fin. Leur entente était trop récente pour être fructueuse. De plus l’un et l’autre étaient trop avides de cet argent. Il n’en avait jamais tant vu lui-même. Deux cent mille dollars en moitiés de billets. Il comprenait que Ludwig se soit laissé tenter. Quelques mois plus tôt, il aurait lui-même accueilli l’aubaine avec joie. Combien de fois avait-il oublié la parole donnée ? Il avait trahi ces gens riches qui le payaient pour des missions dangereuses. Et puis, d’un seul coup, il avait atteint une limite qu’il ne voulait pas dépasser pour rien au monde. Et il était prêt à lutter pour un petit général intrigant et sanguinaire. Son sourire lui causa la même souffrance qu’un rictus.
Brusquement, dans la masse verdâtre de la jungle apparut une faille, la route birmane qui, après la frontière, s’enfonçait jusqu’au cœur de la Chine en direction de Kunming et de Tchoung-King, et venait de la ville de Thazi. Il survola quelques rares véhicules, camions et autocars vétustes.
Marsch avait aperçu la ligne blanche de la route, et étudiait la carte de Sara Tiensane. C’était à quatre-vingts kilomètres au nord de cette route que se trouvait le terrain en question. Ils y seraient dans une bonne heure environ.
— Croyez-vous qu’ils seront sur place ?
— Oui. Les villageois ayant certainement fui, ils auront déblayé le terrain qui ne doit pas recevoir souvent d’avions.
Ludwig releva la tête.
— Qui vous a donné ces précisions, les billets coupés en deux ?
— Un envoyé. Ils savaient que je voulais gagner le sud. Que j’avais besoin d’argent.
— Vous ne craignez pas qu’ils essaient de vous arrêter ?
Elle secoua ses cheveux noirs.
— Les métis sont peu prisés dans la nouvelle Chine. On craint que le côté occidental de leur être ne reprenne le dessus. La méfiance les entoure.
— Ils vont certainement essayer de vous utiliser à l’étranger ?
— Peut-être… J’accepterai, quitte à ne pas tenir ma promesse par la suite.
Ludwig fit la grimace.
— Ce sera difficile.
Il prit une boîte de bière, s’approcha de Clifton.
— Tu as soif ?
Philip lui adressa un regard indifférent.
— Tu veux me droguer ?
— Tu es fou ?
Il versa de la bière dans un gobelet et but. Philip haussa les épaules et tendit la main. Il avala d’un coup le contenu du carton paraffiné.
— Vous avez encore besoin de moi. Je ne te vois pas en train de te poser sur le mouchoir de poche qui certainement nous attend.
Ludwig devint pâle.
— Tu te prends pour un grand crack, Clifton ? Je crois que je t’ai toujours détesté et qu’il a fallu en arriver à aujourd’hui pour que je m’en rende compte.
Philip hocha doucement la tête.
— Il est vrai que ta vue est mauvaise.
Le poing de Ludwig l’atteignit à la mâchoire. Il serra un peu plus les dents. Le coup était douloureux et lui avait paralysé l’articulation.
— Clifton, reste tranquille et ferme ta grande gueule si tu veux t’en sortir ! J’ai perdu mon œil au combat…
— On le dit ! articula difficilement son compagnon.
— Salaud !
Mais cette fois la main de Clifton happa le poignet de l’Allemand et le tordit. Ludwig dut pivoter sur lui-même, et d’une bourrade, l’Américain l’envoya contre la jeune femme. Marsch s’affala contre le siège, le visage décomposé, l’œil injecté de sang.
Il allait se ruer sur Clifton quand la voix calme de Sara l’immobilisa.
— Restez tranquille. Il a raison. Nous avons besoin de lui.
Clifton pilotait, un sourire goguenard sur les lèvres. Ludwig hésita puis renonça. Mais il savait qu’il tuerait Clifton. Il avait cru vivre aux côtés d’un ami pendant dix ans, et il découvrait un être inaccessible, méprisant.
— Vous pensez aux deux gardes ?
— Je vais voir.
Il arma son Colt et le glissa dans sa poche. Il entrouvrit lentement la porte de communication. Tamoï se penchait sur son collègue avec inquiétude. Il releva la tête et croisa le regard de Ludwig.
— Mon ami ne se sent pas bien, dit-il lentement.
— Le mal de l’air ?
Mais il restait à distance.
— Je ne crois pas, dit Tamoï. Il a bu tout le whisky que vous lui avez offert.
— Il n’a pas l’habitude ?
— Peut-être pas.
Le costaud sortit dans l’allée et s’avança sans aucune hâte vers Ludwig. Ce dernier sentit son front se couvrir de transpiration. Il avait la main dans sa poche, mais Tamoï avait la sienne sur la crosse de son arme.
— Je ne comprends pas bien, dit le Chinois. Pourrais-je voir mister Clifton ? C’est lui le chef de bord, n’est-ce pas ?
Marsch grimaça :
— Nous sommes à égalité tous les deux. De plus il pilote et ne peut pas être dérangé.
Tamoï doutait encore. Il n’était pas certain que ce soit l’absorption du whisky qui ait rendu son compagnon malade. Il ne liait pas cet incident avec le changement de direction. Ludwig songeait avec horreur que c’était la seule occasion que le destin lui laissait. Il devait abattre Tamoï maintenant, tant qu’il n’était certain de rien.
Tsin gémit. Il n’était pas complètement endormi et c’était ce qui laissait son compagnon dans l’embarras. Une perte de conscience soudaine l’aurait beaucoup plus alerté.
— Je vais lui tirer une balle à hauteur de la poitrine. Et puis je le pousserai vers la porte, pensa Ludwig. Je ne peux pas faire autrement. Lui me tirera dessus au moindre signe suspect, et je ne peux pas le provoquer à mains nues et l’assommer simplement.
Dans le poste de pilotage, la jeune femme surveillait Clifton. Sa main se crispait sur la crosse de l’automatique. Lui ne s’occupait que de son travail. Elle posait sur lui des yeux anxieux, appréhendant et souhaitant à la fois qu’il se retourne. Elle avait refermé la mallette aux liasses et l’avait déposée à côté d’elle. De sa main gauche elle prit le paquet de cigarettes qu’il lui avait donné au début du voyage et en prit une. Elle craqua une allumette. Il put voir la petite flamme naître et mourir au-delà du pare-brise, comme un signal amical.
Philip se retourna et lut une sorte de désespoir dans les yeux sombres de Sara.
— Ne craignez rien, je ne vais pas abandonner les commandes pour vous désarmer. Marsch est dans la carlingue ?
Il n’avait pu entendre leur conversation. Il ne savait pas que son compagnon était en train de se débarrasser des deux gardes.
— Il faut qu’il me donne le point.
Sara ne répondait pas. Une boule paralysait sa gorge. Philip lui jeta un dernier regard avant de reprendre sa position.
— Vous ne réussirez pas, dit-il d’une voix nette.
— Pourquoi ?
— Parce que je m’y opposerai. Le général Nangiang arrivera à Bangkok. Je connais Ludwig. Il ne vous sera pas d’un grand secours.
Puis il reprit :
— Je n’essaie pas de vous désunir. Vous constaterez rapidement vous-même que vous avez misé sur un mauvais cheval.
Enfin elle put parler.
— Cet argent ne vous intéresse pas ?
— L’argent m’intéresse, mais le général doit arriver à Bangkok, c’est tout ce que je sais. Je recevrai vingt mille dollars pour cela, et c’est un bon prix.
— Vous ne comprenez pas pourquoi je fais ça ?
— Si. On a dû vous dire que, pour vivre dans le sud asiatique, il fallait énormément d’argent, et vous vous êtes hypnotisée sur cette mise en garde. Mais il y a beaucoup de femmes aussi jolies que vous qui vivent heureuses et avec peu d’argent.
Ce fut comme s’il l’avait blessée. Elle se rebiffa.
— Je ne sais pas ce que c’est que le bonheur. On ne m’a pas donné l’occasion d’en connaître la moindre parcelle. Ma mère ne vivait que pour ses souvenirs, dans l’affolement que lui donnait le nouveau régime. Le bonheur c’était de trouver quelques épluchures de plus que la veille, et des brindilles pour les faire cuire. Parce que ma mère avait été aisée sous l’ancien ordre, elle n’avait plus le droit de manger. Et comme ses parents avaient jugé bon de lui mutiler les pieds pour en faire une fille de bonne famille, elle n’avait plus que moi pour vivre. Et tous les jours, c’était un peu plus difficile, et j’attendais avec angoisse le moment où, à bout de souffle, elle mourrait.
Il ne comprenait pas tout, mais les mots le frappaient.
— La chance a voulu que le général se réfugie dans le même village que moi, à Palawbum. Vous ne vouliez pas que je la laisse passer, quand ce délégué chinois est venu me rendre visite un soir ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?
— La même chose certainement, murmura-t-il.
Il avait cette mallette pleine de moitiés de billets. Slade m’a certifié qu’ils étaient authentiques. Je lui ai remis cinq mille dollars et je lui enverrai le reste quand je le pourrai.
Clifton resta silencieux. Il se demanda ce que devenait Marsch.
Ce dernier, appuyé contre la porte, sentait que Tamoï se rapprochait lentement de lui. Le garde ne voulait pas tirer, de crainte d’alerter Clifton. Il ignorait que ce dernier était lui-même sous la menace d’une arme.
Marsch appelait à son aide tous ses désirs de meurtre. Combien de fois avait-il senti l’envie de tuer lui monter au cerveau, exorbiter son œil unique ? Et là, il ne pouvait tirer sur cet homme jaune, qui le regardait avec cette même envie dans le regard.
— Il vaudrait mieux appeler mister Clifton, dit encore Tamoï. Il pourra peut-être quelque chose pour mon camarade.
— Je peux l’examiner, dit Marsch d’une voix étranglée.
Tamoï hocha la tête d’un air dubitatif. L’Allemand fit un pas en avant, puis deux. L’homme recula à son tour. Ils se rapprochèrent de Tsin et du général. Celui-ci avait les yeux ouverts et les regardait.
Marsch tira son arme et appuya deux fois sur la détente. Tamoï, surpris, lâcha son arme, porta une main à sa poitrine, tomba lourdement. Du pied, l’Allemand expédia au loin l’énorme revolver.
Le Chinois n’était pas mort. Il roula brusquement en avant, encercla les jambes de Ludwig qui se cramponna à un fauteuil. Prenant son arme par le canon, il l’abattit sur la nuque épaisse de Tamoï. Il dut recommencer pour que le Chinois lâchât enfin prise.
L’Allemand haletait et son visage était mouillé de transpiration. Il s’essuya de sa manche, glissa son pistolet dans sa poche, croisa le regard du général. Nangiang le considérait avec surprise. Il ne comprenait certainement pas ce qui venait de se passer.
Titubant un peu, Ludwig alla chercher les courroies de cuir servant à arrimer les caisses dans la soute. Il revint attacher Tsin qui dormait profondément depuis quelques minutes. Il le fit tomber dans la travée et le laissa là.
Traînant le corps de Tamoï, il l’approcha de la porte. Il ouvrit celle-ci, la fixa. Avec de grandes précautions, il poussa le cadavre vers le vide. Le moindre trou d’air pouvait l’entraîner lui-même en dehors de l’appareil. Il se mit à plat-ventre, coinçant ses pieds sous un des fauteuils. Centimètre par centimètre, il fit avancer le mort. La tête de Tamoï fut bientôt en dehors, puis ses épaules. Les vêtements accrochaient au rebord en métal. Il glissa ses mains sous les jambes de l’homme, le souleva. Presque la moitié du corps de Tamoï se trouvait maintenant à l’extérieur.
Ludwig se redressa, s’arc-bouta d’une jambe contre la cloison proche et fit basculer le corps. Épuisé, il referma la porte, s’appuya contre quelques secondes. Tournant la tête vers la gauche, il rencontra à nouveau le regard du général. Ce dernier était parfaitement lucide et ses lèvres murmuraient quelque chose.
L’Allemand alla récupérer l’arme du garde et se pencha vers Tsin. Ce dernier dormait toujours. Rassuré il revint vers l’avant. Sara se retourna vivement. Elle était pâle. Ludwig prit la bouteille de whisky, se souvint que le contenu était drogué et jura. Il restait une boîte de bière dans le poste et il l’ouvrit.
Clifton lui jeta un regard en coin.
— Je suppose que tu as commencé la tuerie. Tu as du sang sur ta combinaison.
Celui de Tamoï. Dégoûté, il le frotta avec un chiffon sale.
— Les deux ? demanda encore Clifton.
— Tamoï.
Ludwig s’approcha de la carte, calcula le point et le donna à Philip. Épuisé il se laissa choir sur le siège destiné normalement au mécanicien.
— Tu ne parais guère satisfait de toi, cria Clifton, pour couvrir le bruit des moteurs.
— Ta gueule !
Clifton sourit. Ludwig était nerveux. Tant qu’il était aux commandes de l’appareil, il ne pouvait rien faire et tout se déciderait une fois que le D.C. 3 serait posé sur le petit terrain, au cœur de la jungle. Mais alors il ne disposerait certainement que de quelques minutes pour renverser la situation.
— Allez jeter un coup d’œil au général et à l’autre garde ! ordonna Ludwig.
Ostensiblement il sortit le gros revolver du garde et le tint dans sa main. La jeune femme sortit du poste.
— Je suppose que tu as l’intention de garder les deux cent mille dollars pour toi seul ? Dans ces conditions, je comprends très bien ton attitude.
Ludwig se pencha vers lui.
— Si tu changes d’avis, il est encore temps pour toi de partager avec moi.
— Et la fille ?
— Trop heureuse de se retrouver indemne, elle n’insistera pas.
— Tu es certain que ces deux cent mille dollars ne sont pas un piège ? répondit Clifton.
Ludwig fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Si elle était un agent des Chinois ? Nous risquons de crever dans cette clairière, sans que personne ne se préoccupe jamais de notre sort.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Son audace. Elle n’avait qu’un seul atout en s’embarquant avec nous. Ces moitiés de billets.
— Elle savait certainement à qui elle aurait affaire, ricana Ludwig. Si nous avions refusé, elle ne risquait absolument rien. On ne peut être à la fois honnête et assassin. Est-ce que tu acceptes de coopérer ?
— Non.
— Dans quelques instants il sera trop tard. Si c’est la prudence qui te fait hésiter, je n’aurai plus besoin de toi pour sortir l’appareil de la jungle.
Clifton fit la moue et Ludwig avait une envie folle d’abattre sa crosse sur ses cheveux courts. Il lui ferait ravaler ses ironies et ses attitudes.
Sara revint, s’approcha de lui.
— Tout va bien. Mais le général est réveillé.
— Je sais.
— Il a assisté à…
— Oui, mais il est incapable de se lever.
— Tsin ?
— Toujours endormi.
Clifton se pencha vers la gauche. Il y avait une grande plaque jaune dans la jungle, comme une tache de pelade.
— Certainement le terrain ! cria-t-il.
Dans quelques minutes il aurait les mains libres et s’en réjouissait à l’avance. Il tournoya quelques instants au-dessus de l’endroit.
Le petit aérodrome avait la forme d’un écusson. L’atterrissage serait brutal, car il devrait actionner les freins le plus rapidement possible.
— Vous devriez aller vers le général. Il risque d’être projeté hors de son brancard, dit Clifton.
Il souhaitait que Ludwig quitte le poste. Seul avec Sara, il la désarmerait facilement.