Le village se nommait Manksu et se composait d’une vingtaine de huttes, entassées en désordre dans une clairière. En tout une centaine d’habitants, dont la moitié d’enfants. Le terrain était à quelque cent mètres et n’avait été utilisé que de rares fois depuis la fin de la guerre civile chinoise. Les Nationalistes l’avaient utilisé clandestinement pour évacuer les leurs. Il n’était même pas répertorié par le gouvernement birman.
Le lieutenant Fang observait le mouvement dans la ruelle principale à l’aide de fortes jumelles. Autour de lui les irréguliers chinois assis dans l’herbe, attendaient ses ordres. Dix hommes qu’un chef de bande avait mis à sa disposition pour occuper, durant vingt-quatre heures, le village de Manksu, le temps que l’avion se pose sur le terrain et que le général traître soit livré.
Normalement il aurait dû s’emparer du village à l’aube, selon les instructions reçues. Il avait eu la sage précaution d’envoyer un éclaireur, et celui-ci était revenu avec une nouvelle catastrophique. Depuis deux jours, un fonctionnaire de la province procédait à des relèvements cadastraux. Il était protégé par un peloton de soldats birmans armés jusqu’aux dents, une vingtaine d’homme disposant d’un camion et de la radio.
Fang avait reçu des ordres stricts avant de passer la frontière. En aucun cas il ne devait créer un incident susceptible d’établir qu’un officier chinois se trouvait parmi les irréguliers.
La présence de ce fonctionnaire l’empêchait d’agir selon le plan convenu. Et l’avion n’allait pas tarder à apparaître. Que se passerait-il quand les soldats birmans verraient cet appareil se poser, sur ce terrain si proche de la frontière ? Avec leur méfiance naturelle ils le fouilleraient, découvriraient ce chien de Nangiang. Toute l’affaire serait éventée et il lui faudrait déguerpir rapidement. Il n’osait même pas penser aux explications qu’il fournirait à ses chefs et aux sanctions qui seraient prises contre lui.
Un des irréguliers, une sorte de brute au crâne rasé, s’approcha de lui. Il possédait un certain ascendant sur ses camarades.
— Pourquoi ne pas attaquer les soldats birmans ?
— Ce n’est pas le but de la mission.
L’homme prit un air dédaigneux. Son regard jaugea le lieutenant qui était de petite taille et d’apparence fragile.
— Ils fuiront au premier coup de feu.
Fang n’en était pas certain. Pourtant c’était un essai à tenter.
— Tu vas prendre trois hommes avec toi et t’éloigner vers le nord. Tu déchargeras tes armes. Peut-être s’éloigneront-ils alors.
— Vers le sud très probablement ! pouffa le gros.
Les quatre hommes disparurent rapidement dans les buissons. Fang n’était pas très optimiste. Même si les Birmans s’éloignaient, ils entendraient l’avion. Ce dernier ne pouvait tarder. Ils établiraient une relation entre les deux faits et comprendraient qu’on avait voulu les éloigner du village. La seule solution restait de les empêcher de revenir. Fang avait ordre de rester au village jusqu’au soir, un hélicoptère devant venir chercher le général à la tombée de la nuit. C’était beaucoup de temps à attendre. Il ignorait pourquoi l’avion arrivait si tôt.
Dans le village, le fonctionnaire du gouvernement s’était installé dans la maison du chef. Une table assez robuste avait été mise à sa disposition. Il se nommait Maung, avait une quarantaine d’années et une frousse épouvantable de la région. Le gouvernement de Rangoon ne se faisait aucune illusion sur la valeur de son travail. Même s’il établissait un semblant de cadastre, aucun impôt ne pourrait jamais être collecté. Mais ces expéditions, le mot n’était pas trop fort, étaient nécessaires pour que les insurgés ne prennent pas trop l’avantage, et que les populations primitives se souviennent que la Birmanie avait un gouvernement.
Maung rassembla ses notes et commença de les classer. Il allait quitter le village dans quelques heures, en pleine chaleur. Le chef de la section affirmait qu’à ce moment-là les rebelles étaient moins dangereux. Il voulait bien le croire. Il avait fait son travail. La veille il avait distribué quelques remèdes, des sacs de semences de riz sélectionné et des tracts. Beaucoup de tracts en vérité, que seul le chef de la petite communauté pouvait lire. Maung était certain qu’il avait partie liée avec les insurgés, et que la pile de tracts ferait une jolie flambée quand il aurait tourné les talons.
Il se pencha sur le plan qu’il était en train d’établir, griffonna de courtes indications au crayon. Il savait que personne ne s’intéresserait à son travail, mais il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Le village de Manksu ne comportait que de pauvres rizières créées par le barrage en terre construit sur un ruisseau, quelques pâturages conquis sur la jungle, mais les bêtes manquaient de soins vétérinaires. Maung songea avec une certaine mélancolie qu’il ne pouvait rien pour résoudre ces problèmes. Et puis il avait trop hâte de quitter cette région malsaine et de retrouver la douce vie de Rangoon.
Le chef du village entra et s’inclina doucement. Il se tint debout auprès de la carte, regardant avec indifférence ces lignes qui représentaient son village et ses environs.
— La jungle est trop paisible, déclara-t-il soudain.
Maung se redressa et le regarda avec angoisse.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il y a des hommes cachés non loin du village.
— Tu es certain ?
Le bonhomme disait peut-être ainsi pour hâter leur départ. Maung haussa les épaules et sortit. L’officier qui commandait le détachement écoutait un air de musique, assis sur un marchepied du camion.
— Le chef prétend que des insurgés nous guettent.
L’officier hocha la tête et sourit.
— Je sais, il me l’a dit aussi. J’ai envoyé quelques hommes en patrouille. Vous n’avez pas fini votre travail ?
— Nous pouvons partir tout de suite si vous voulez.
Le soldat eut un sourire ironique.
— Comme vous voudrez, mais rien ne presse.
Plusieurs détonations éclatèrent à moins d’un kilomètre, dans la direction du nord.
— Vous avez entendu ?
— J’ai recommandé à mes hommes de ne pas s’éloigner.
Sur le toit de la cabine était installée une mitrailleuse, et les deux servants étaient à leur poste. Les soldats disposaient d’un fusil-mitrailleur. Les rebelles n’étaient souvent armés que de mauvais fusils, et presque jamais d’armes automatiques.
Les détonations reprirent. Plusieurs rafales furent tirées. Soudain plusieurs hommes apparurent sur leur gauche. Maung respira de soulagement en reconnaissant l’uniforme birman.
L’officier les interrogea. Ils avaient l’impression qu’il y avait des hommes cachés non loin du village, mais n’en étaient pas certains. Maung guetta avec inquiétude les réactions de leur chef. C’est lui qui décidait des mouvements de l’expédition. Le civil n’était là que pour effectuer ses relevés et faire sa propagande.
— Bien, dit l’officier. Nous allons partir. Inutile de nous attarder ici et de tomber dans un piège. Je ne pense pas que les rebelles exercent des représailles contre le village. Le chef doit jouer le double jeu.
— Quelle direction prenons-nous ?
— Vers le sud.
Maung dissimula sa joie. Le sud, c’était la route birmane, la possibilité de rouler plus vite et d’échapper aux balles.
— Départ dans un quart d’heure.
Le fonctionnaire du cadastre se hâta de réunir ses affaires. Le chef du village fumait, d’un air indifférent, assis sur une pierre devant sa maison. Les détonations continuaient sous la végétation épaisse de la jungle. Il était difficile de déterminer à quelle distance.
Maung rejoignit le camion, fit passer ses affaires aux soldats assis à l’arrière et monta dans la cabine, à côté de l’officier. Ce dernier mâchait du chewing-gum avec application. Maung alluma une cigarette, mais ses mains tremblaient.
— Ils ont été quand même patients.
— Qui ? fit-il sans réfléchir.
L’officier éclata de rire.
— Les rebelles. Ils nous ont tolérés deux jours.
— Pourquoi veulent-ils revenir au village ?
— Certainement pour le ravitaillement. Ils auraient pu tout aussi bien nous tirer dessus, et je m’étonne même qu’ils ne l’aient pas fait. Peut-être manquent-ils de munitions et ne s’agit-il que d’un petit groupe.
Maung tirait sur sa cigarette en jetant des regards inquiets sur la piste, qui s’enfonçait comme un tunnel dans la végétation luxuriante.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre la route birmane ?
— Trois à quatre heures. Votre mission est-elle terminée ?
— Non, hélas ! J’ai quelques villages à visiter encore, plus loin, dans la direction de la frontière.
L’officier prit un visage grave.
— Ce sera plus difficile que dans le coin. Au fond, votre rôle consiste à distribuer des tracts, si j’ai bien compris. Un avion pourrait faire ça sans risque.
Maung essaya de lui expliquer que la présence effective d’un envoyé du gouvernement était la meilleure des propagandes. Il était si sérieux qu’il ne comprit pas pourquoi l’officier éclatait de rire. C’était humiliant.
Le camion roulait lentement sur l’humus gras de la piste. Parfois un ruisseau coupait celle-ci et les roues patinaient dans le fond de boue.
— Ce n’est pas un fonctionnaire, mais mille qu’il faudrait envoyer dans le coin.
— Le gouvernement est pauvre.
— Les Anglais sont peut-être partis trop tôt, dit l’officier.
Maung lui jeta un regard oblique.
— Vous ne seriez pas officier, et moi pas fonctionnaire.
Mais l’officier ne l’écoutait pas. D’un geste il fit stopper le véhicule, coupa lui-même le contact.
Un bourdonnement emplissait l’air.
— Un avion, dit Maung.
— Oui, et dans la région c’est rare. J’espère que les Chinois ne profitent pas de notre faiblesse au point de survoler le territoire.
Il commanda au chauffeur de rouler un peu plus loin, jusqu’à une clairière. Il monta sur le toit avec ses jumelles et inspecta le ciel. Maung, maugréant contre cette fantaisie de l’officier alors que le coin grouillait de rebelles, sauta à terre et leva la tête vers lui.
— Le voyez-vous ?
— Oui… C’est un D.C. 3 et il tourne au-dessus de Manksu.
C’était surprenant en effet. Maung se hissa lui aussi sur le toit. La mitrailleuse séparait les deux hommes. Le fonctionnaire aperçut l’appareil.
— Il est très bas. À peine cinq cents pieds.
— Croyez-vous qu’il va atterrir ?
— Je ne sais pas.
Le D.C. 3 tourna encore pendant une minute.
— Serait-il en panne ? Ce qui m’intrigue, c’est qu’il se soit égaré dans cette région. En général aucun avion ne la survole jamais, à l’exception de quelques chasseurs de surveillance.
Les soldats parlaient entre eux avec animation. Maung songea que les rebelles pourraient les surprendre et les assassiner tous sans gros risques.
— Il est peut-être inutile de nous attarder davantage, dit-il, la gorge sèche.
— Attendez.
Le ton de l’officier était sec, sans réplique. Maintenant l’avion était si bas qu’il paraissait frôler la cime des grands arbres. Le grondement de ses deux moteurs écrasait la jungle de son vacarme. Des oiseaux et des singes s’enfuyaient, et chaque fois Maung croyait que c’étaient les rebelles qui surgissaient pour les massacrer.
Puis l’avion bascula en avant.
— Mais il s’écrase ! dit le fonctionnaire.
— Non… Mais il ne peut faire autrement s’il veut se poser sur ce petit terrain.
Le D.C. 3 avait disparu.
— Vous croyez que…
— Il a atterri. Certainement que quelque chose ne marche pas à bord et que le pilote a été heureux de découvrir le petit terrain.
L’officier sauta sur le sol et ordonna que tout le monde remonte dans le camion. Maung s’empressa d’obéir, profondément soulagé.
— On retourne là-bas ! dit l’officier.
Il devint livide.
— Comment ?…
— Ces gens ne savent pas qu’ils viennent d’atterrir en plein région insoumise. Ils sont en danger de mort, monsieur Maung. Les insurgés seront trop heureux de cette aubaine leur tombant du ciel. Ils vont se ruer sur les passagers et l’équipage et les massacrer.
— Vous ne pouvez retourner là-bas. Ce n’est pas votre mission.
L’officier mâchait son chewing-gum avec calme.
— Non, ce n’est pas ma mission. Je suis ici pour vous protéger, mais je ne laisserai pas ces gens sans leur porter secours. Et si c’est une panne d’essence, nous pourrons peut-être les dépanner…
— Vos réserves ne sont pas suffisantes.
— Nous pouvons rejoindre la route de Birmanie et alerter le poste militaire de Kengtung.
— Les insurgés se retourneront contre nous.
— C’est certainement ce qui nous attend, monsieur Maung. Il faut cependant y aller. Croyez-vous que vous pourriez supporter ce souvenir une fois revenu à Rangoon ? Je ne le pense pas. Vous êtes un chic type qui se laisse abuser par sa peur. Vous verrez comme c’est facile ensuite, une fois qu’on est dans le bain.
Maung sursauta :
— Je vous en prie. Vous n’avez pas le droit de m’insulter.
— Ce n’était pas mon intention. Peut-être qu’il ne s’agit que d’une toute petite panne, et que, dans une heure, l’avion pourra repartir. Nous assurerons la garde tout autour de l’aérodrome.
Le fonctionnaire s’enfonça dans le coin du camion et ferma les yeux. Il était certain que c’était de la folie. Jamais, depuis son départ de Rangoon, il n’avait senti la mort aussi proche.
— Enfin, je me demande s’il n’y a pas une corrélation entre les coups de feu que nous avons entendus et l’arrivée de cet appareil. C’est tout de même étrange.
Maung eut peur de comprendre.
— L’équipage aurait partie liée avec les rebelles ?
— Peut-être apporte-t-il des armes et du ravitaillement.
Maung saisit le bras de l’officier entre ses doigts.
— Mais nous allons être pris entre deux feux ?
— Ce n’est pas impossible. N’oubliez pas d’avoir votre arme à portée de la main.
Piteux, il déclara qu’elle se trouvait à l’arrière dans ses bagages. Un des soldats lui fit passer le sac dans lequel elle se trouvait. C’était un automatique de l’armée américaine, un 7,65. Il le glissa avec une certaine appréhension dans une de ses poches.
— Nous laisserons le camion à distance. Je ne veux pas que les rebelles s’en emparent. Vous serez libre de rester avec les trois hommes que je laisserai à sa garde ou de m’accompagner.
Maung resta silencieux. Il songeait à son appartement douillet de Rangoon, à Lahl, qui travaillait au ministère de la Santé, et qu’il aimait rencontrer plusieurs fois par semaine dans la petite chambre qu’elle louait en plein faubourg de Dala.
Quand l’officier fit stopper le camion, le silence de la jungle les environna. Quelques papillons énormes voletaient autour d’un lis vert.