Fang escalada l’échelle de fer, pénétra dans l’appareil. Il avait son revolver à la main. Son premier regard fut pour le général. Inquiet, il bouscula Sara et s’approcha du brancard.
— Ne craignez rien, il dort, dit Marsch.
Le lieutenant se redressa et les regarda.
— Vous l’avez drogué ?
Inutile de nier. Marsch inclina la tête. Le Chinois fronça le sourcil.
— J’espère qu’il n’en crèvera pas…
— Non. Il respire normalement.
L’Allemand posa la question qui l’obsédait depuis des heures.
— Comptez-vous l’emporter à travers la jungle sur ce brancard ?
— Non.
La réponse était sèche.
— Il n’y survivrait pas, ajouta prudemment Marsch.
— En effet. Il restera dans cet avion jusqu’à la nuit.
Ludwig avala difficilement sa salive.
— Jusqu’à la nuit ? Mais…
— Un hélicoptère doit venir nous chercher. Moi et lui.
L’homme et la femme paraissaient catastrophés.
— Nous ne pouvons partir de nuit… Même avec un puissant éclairage ce serait impossible. L’exiguïté du terrain, la vétusté de notre appareil…
Fang eut un sourire glacé.
— Cela ne me regarde pas, monsieur Marsch. Une fois que vous m’aurez remis le général contre l’autre partie de l’argent, vous serez libre d’agir à votre guise.
— Je ne veux pas passer une nuit entière dans cette zone. Nous devons nous envoler au moins deux heures avant le coucher du soleil.
— Comment espérez-vous me convaincre ? fit l’officier chinois d’une voix doucereuse.
Marsch se rapprochait de lui.
— Méfiez-vous, Fang. Ma patience a des limites. Il se peut que je m’envole avec le général à mon bord…
— Vous n’avez aucune envie de perdre ces deux cent mille dollars.
Une expression de ruse apparut dans le regard du pilote.
— Qui sait ? Peut-être que Tchang-Kaï-Chek payerait le même prix. Surtout s’il apprenait que vous êtes aussi preneur.
Fang releva le canon de son arme.
— Doucement, monsieur Marsch. Je suis ici et mes hommes vous entourent.
Marsch avait repris tout son calme.
— C’est pourquoi je vous propose de nous laisser partir deux heures avant le coucher du soleil. C’est-à-dire à cinq heures environ. Il en est deux. Il en reste trois pour vous débarrasser des Birmans et rester maîtres du terrain. Je crois que c’est pour vous la meilleure solution.
Fang réfléchissait. Cela risquait de durer longtemps. Marsch connaissait les Asiatiques de longue date. Il savait quels circuits compliqués, quels labyrinthes tortueux suivait une idée derrière ces fronts étroits. Et surtout une idée devant aboutir à un accord. Il prit ses cigarettes, frôlant au passage la crosse de son arme. Il n’en avait plus besoin. Le Chinois pesait et soupesait le marché proposé.
Il avait presque terminé sa Lucky quand Fang se décida à parler.
— Bien. Le général restera là jusqu’à cinq heures, et ensuite nous l’emmènerons au village. Les habitants nous sont favorables et veilleront sur lui. Vous pourrez vous envoler à cette heure-là.
Sara éprouva un soulagement intense. Plus que trois heures à passer sur cet affreux terrain. Marsch, lui, était satisfait d’avoir triomphé. Il aurait préféré que le transfert du général se fît immédiatement, mais il avait été obligé de transiger. Il avait pris la décision d’être aux commandes pour arracher le D.C. 3 à la jungle. Déjà il avait réglé le sort de Clifton. Au moment du départ, il le tuerait d’une balle et abandonnerait son cadavre sur le terrain. Il volerait jusqu’à Chiang-Mai, en Thaïlande, pour faire le plein d’essence puis continuerait vers Singapour. C’était dangereux parce que la Sandy Line possédait un correspondant là-bas. Il lui raconterait n’importe quelle histoire, le temps de s’envoler pour une autre direction, il ne savait laquelle.
Fang l’observait comme s’il lisait en lui. Marsch fit un effort pour paraître naturel.
— Vous avez perdu beaucoup d’hommes ?
— Quatre.
— Les soldats ?
— Beaucoup plus, je crois. Je vous remercie pour votre coup de main. Ce fusil-mitrailleur était vraiment gênant.
Le visage de Sara exprimait un dégoût sans équivoque. Elle tourna les talons en direction du poste d’équipage.
— Votre associée n’a certainement pas apprécié la chose.
Marsch haussa les épaules. En quelques heures la jeune femme avait changé. Elle était beaucoup plus indifférente, plus froide lorsqu’elle avait ouvert la mallette contenant les moitiés de billets.
Il tendit son paquet de cigarettes à Fang.
— Vous ne devez plus avoir d’occasion de fumer des américaines depuis la fin de la révolution.
Fang eut un léger sourire.
— Nous ne nous en plaignons pas.
— L’idée de couper les billets en deux vient quand même de chez eux.
Le Chinois gardait son air aimable.
— C’est très utile.
Fang fuma sa cigarette jusqu’au bout, puis se dirigea vers la porte.
— Je vais rejoindre mes camarades. Il faut venir à bout de ces soldats ainsi que vous me l’avez suggéré.
Il sauta à terre et se dirigea vers la jungle qui l’absorba d’un coup. Quand Marsch se retourna, Tsin à demi dressé malgré ses liens le regardait, les yeux ébahis.
— Le général ? bégaya-t-il en chinois.
Marsch haussa les épaules. Il aurait dû demander à Fang de le débarrasser de celui-là. Il sortit son arme et le garde eut un regard épouvanté.
— Non…
L’Allemand reprit la bouteille de whisky drogué dans le filet. Il en restait deux doigts environ. Il n’osait pas se l’avouer, mais il reculait le moment de tuer Tsin. Il se demandait même s’il ne le laisserait pas sur le terrain simplement lié et endormi.
Il ouvrit le flacon et se pencha vers l’homme.
— Bois, sinon je tire.
L’homme ouvrit la bouche et avala l’alcool, sans souffler une seule fois. Marsch jeta la bouteille par la porte ouverte. Le général était toujours inerte.
Dans l’habitacle-radio, Clifton, assis sur le tabouret, lui adressa un regard neutre. Marsch referma la porte et rejoignit Sara.
— Toujours calme dans le coin ?
Comme elle ne répondait pas, il ajouta avec un peu d’amertume :
— Vous ne me pardonnez pas d’avoir descendu ce soldat ? Pourtant nous pourrons nous envoler d’ici dans trois heures. Avez-vous envie de passer la nuit sur ce terrain ?
Elle frissonna, eut un regard de bête traquée pour la jungle maintenant si proche. Sa présence visqueuse et glauque emplissait l’appareil de senteurs lourdes, malsaines. Cette odeur de luxuriance s’alimentant à la pourriture même.
— Vous voulez prendre les commandes n’est-ce pas ? murmura-t-elle avec gravité.
— Bien sûr ! Je peux aussi bien que Clifton arracher ce coucou à ce terrain.
Elle avait peur. S’il échouait, l’avion irait s’écraser un peu plus loin, dans l’enfer végétal. Même légèrement blessés, ils ne pourraient survivre et périraient dans des souffrances atroces.
— La condition essentielle est qu’ils liquident le camion. C’est de ce coin-là que part la plus longue diagonale du terrain.
Mais la jeune femme gardait son expression d’angoisse. Cela lui mit les nerfs à vif. Elle n’avait pas confiance en lui. Comme il n’osait s’avouer qu’il reculait le moment de tuer Tsin, de même il voulait ignorer son propre doute. Jamais il ne pourrait tirer le D.C. 3 de sa position critique.
Une bouffée de colère fit trembler ses mains.
— Écoute-moi, dit-il. Même si nous devons en crever, je ne demanderai pas l’aide de Clifton. Oui, il est meilleur pilote que moi, il a ses deux yeux en bon état, lui. Mais jamais, tu m’entends, jamais je ne permettrai qu’il soit aux commandes.
Puis il éclata d’un rire pénible.
— D’ailleurs, il ne sera plus à bord quand nous essayerons de quitter cette clairière.
Sara essaya de rester indifférente.
— Vous l’abandonnerez ?
— Ouais. Ça ne te plaît pas ?
Elle ne répondit pas. Il s’approcha du fauteuil de pilote et s’y laissa choir lourdement. Puis il alluma une cigarette et regarda au loin. La masse du camion n’était plus guère visible, mais en sachant où il se trouvait on arrivait à le repérer. Il était furieux contre Fang et les rebelles. Pour des gens habitués aux combats de jungle, ils lui paraissaient mous. Ou alors ils préparaient quelque chose d’efficace. Il fit glisser la vitre, espérant un peu de courant d’air. Il fut surtout frappé par le silence de la jungle.
Maung, le fonctionnaire birman, trouvait ce calme impressionnant. Il était allongé derrière le tronc énorme d’un teck, et essayait de deviner ce qui se passait quelques mètres plus loin. De chaque côté de l’arbre, les soldats étaient disséminés.
Maung se disait qu’il était encore temps de se replier. Le camion pouvait rejoindre rapidement la piste et, avant la tombée du jour, la route birmane. D’ailleurs la manœuvre de l’avion l’avait troublé. L’appareil, au lieu de se rapprocher d’eux s’en était éloigné, et précisément dans la direction du coin tenu par les rebelles. Enfin le fusil-mitrailleur ne tirait plus. Un soldat avait longuement examiné son camarade à la jumelle, et déclaré qu’il était mort. Maung accusait les membres de l’équipage. Aucun coup de feu n’avait pu atteindre le mitrailleur qui s’abritait derrière le cadavre de son camarade. Le coup avait été fait par-derrière. Il était à peu près certain que l’avion se livrait à la contrebande d’armes. Il n’avait pu remettre son atterrissage et était arrivé mal à propos. Maung hocha la tête en direction de l’officier. Son cadavre était toujours entre les deux lignes. Mieux aurait valu poursuivre son chemin tranquillement.
Un des sous-officiers rampa jusqu’à lui.
— Si nous attendons la nuit, nous sommes perdus. Les rebelles sont des spécialistes de la jungle. Ils ne nous laisseront aucune chance.
Maung soupira :
— Que proposez-vous ?
— De rejoindre la piste. La mitrailleuse couvrira notre départ. Nous foncerons vers la route. C’est notre seule chance.
Le fonctionnaire le fixa dans les yeux. L’homme avait le visage écorché par les épines.
— On nous demandera un rapport sur cette affaire. Nous serons obligés de reconnaître notre fuite.
Le sous-officier haussa les épaules.
— Vous n’espérez pas vaincre ces gens-là ? Ils ont tout le village derrière eux.
— Vous croyez ?
— Ce ne sont pas les tracts et les semences de riz que vous avez distribués qui les ont ralliés au gouvernement.
Le visage de Maung était triste.
— Je sais. Mais tout de même…
— À la nuit ils seront tous ensemble, et ils nous tortureront si nous sommes encore en vie.
Le fonctionnaire réprima un tremblement nerveux. L’humidité du sol s’infiltrait dans ses vêtements.
— Si nous reculons rapidement, ils vont contre-attaquer.
— Nous nous éclipserons un par un.
Puis, ironique :
— Vous pouvez commencer, monsieur.
Maung en avait follement envie, mais il refusa net.
— Non. Commencez par les simples soldats. Les gradés et moi-même resterons les derniers.
— Dans ce cas, mieux vaudrait faire croire que nous contre-attaquons. Essayons de gagner quelques mètres en avant, puis au bout d’un moment nous filerons.
Le fonctionnaire leva la tête. Il pouvait tenter de courir jusqu’à cette touffe de bambous, dont les pieds disparaissaient dans une petite mare d’eau corrompue. Simplement quatre mètres. Mais un tireur rebelle était embusqué sur la gauche et pouvait l’abattre en pleine course.
Le sous-officier s’éloigna de lui. Quelques secondes plus tard il l’entendit tirer, puis le vit avancer de deux mètres. Plusieurs détonations retentirent, et les balles s’enfoncèrent dans le sol spongieux autour du soldat. Maung crut qu’il allait se relever et bondir. Mais l’homme restait inerte. Le fonctionnaire comprit alors. Jamais il n’atteindrait la touffe de bambous. Des larmes montèrent à ses yeux. Rangoon était si loin maintenant avec ses rues bruyantes et joyeuses. Il tourna la tête vers le D.C. 3, dont les vitres brillaient au travers des arbres. Le soleil commençait de décliner lentement. La lumière de la jungle changeait de nuances.
Maung se ramassa sur lui-même, puis bondit en avant. Il fut stupéfait d’arriver sain et sauf dans l’eau de la petite mare. Il regarda autour de lui, aperçut vaguement la silhouette d’un tireur dans les branches d’un arbre. Il le visa et appuya sur la détente. L’homme parut rejeté en arrière, et tomba sur une branche inférieure où il resta suspendu.
Brusquement tout le monde tirait autour de Maung. Mais ce n’était que les gradés, et les soldats avaient dû rejoindre le camion. Le bruit de son moteur éclaterait bientôt et les rebelles penseraient qu’il venait vers eux. Il faudrait alors que la retraite des derniers hommes soit rapide. Maung regarda sur sa droite, vit un caporal puis un sous-officier. C’était tout ce qu’il restait. Les autres étaient morts. Il sourit au caporal, mais ce dernier le regardait toujours avec la même expression sur le visage.
Le fonctionnaire avait la gorge sèche. Il essaya de saliver, mais c’était impossible. Il racla un peu de boue au fond de la mare. Une sangsue collée à sa chair remonta avec sa main. Il la toucha du canon brûlant de son revolver et elle se détacha. Puis il lança la boue au visage du caporal. Un hurlement monta à sa bouche. L’homme était mort.
Il ne pouvait rester là, tout seul dans cette mare où grouillaient les sangsues, environné de tous ces morts.
Le sous-officier, un peu plus loin, bougea et il faillit crier de joie. Il n’était plus seul.
Du coup il pensa aux sangsues. Elle étaient minuscules et pouvaient s’infiltrer n’importe où. On ne les sentait pas mordre dans la chair, et le plus dangereux était lorsqu’elles pénétraient dans l’anus.
De l’autre côté du caporal mort, le sergent lui fit signe. Il était temps de revenir en arrière. Un grondement sourd lui parvint. Le moteur du G.M.C. tournait au ralenti. Maung eut un dernier regard pour le caporal. Le mort était à genoux, une épaule appuyée contre un arbre jeune. Sa tête avait maintenant glissé et il ne paraissait plus fixer le fonctionnaire.
Le sous-officier tira trois balles, puis disparut en direction du camion. Maung tira lui aussi et opéra la même manœuvre. Il s’immobilisa une première fois derrière l’énorme tronc de teck, regarda derrière lui. Tout paraissait calme. Il poursuivit son avance.
Soudain une détonation claqua à quelques mètres. Il se colla dans l’humus gras du sol. Dans sa frousse il aurait souhaité s’y ensevelir, devenir une de ces innombrables larves qui s’y agitaient.
Il releva la tête. Le sous-officier se tordait sur le sol à droite de lui. La balle était entrée dans ses reins, et sa chemise kaki se souillait rapidement d’un rouge foncé. Maung n’osait plus bouger.
Les feuillages bruissèrent tout autour de lui, mais il ne vit personne. Il ne lui restait qu’une ou deux balles dans son automatique.
Brutalement éclatèrent les rafales de la mitrailleuse. Stupéfait il vit les balles traçantes l’encadrer dans une odeur de phosphore. Il voulut crier, mais tout aussi rapidement la mitrailleuse tira dans une autre direction.
Maung comprenait parfaitement. Le camion était assiégé de toutes parts. Les rebelles les avaient tenus en haleine un peu plus loin, tandis qu’une grosse partie de leurs effectifs se glissaient avec des précautions infinies autour du G.M.C. Ils avaient mis plusieurs heures pour parcourir les trois ou quatre cents mètres nécessaires, mais ils avaient réussi. Peut-être s’étaient-ils enfoncés profondément dans la jungle qu’ils connaissaient à merveille, pour converger ensuite vers le camion.
Et brusquement la jungle parut s’écarteler. Une formidable explosion coucha quelques arbres devant le fonctionnaire, tandis qu’une lueur d’un rouge sombre se substituait à la lumière solaire.
— Ils l’ont fait sauter, pensa Maung.
Il rampa à reculons, s’enfonça parmi des broussailles. Une fois à l’abri il s’immobilisa.
— L’avion !… L’avion ! murmurait-il.
C’était son seul espoir. Quels qu’ils soient, les hommes de l’équipage ne refuseraient pas de le recueillir. Il ne pouvait songer à rester dans la jungle, même à y attendre le départ des rebelles. Le sous-officier lui avait déclaré que les Karens du village faisaient cause commune avec les rebelles.
Le crépitement de l’incendie lui parvenait, ainsi que de nombreuses détonations. Les soldats devaient être abattus sans pitié.
Maung gémit et s’enfonça plus profondément dans sa cachette. Il regarda son automatique d’un air hébété. Il lui restait deux balles.
Du fond de sa cachette, il essaya de voir ce qui se passait sur le terrain, mais le rideau de verdure était trop épais. Il rampa dans les ronces et les broussailles, ne progressant que d’un mètre à la fois.
Peu à peu le ronflement de l’incendie devenait moins fort, et il pouvait même entendre les rebelles s’interpeller joyeusement en langage karen. Tout était certainement fini, et il n’était que le seul survivant.
Enfin, il aperçut la clairière du terrain. Elle était inondée de soleil. C’était une oasis de lumière, et tout au fond se trouvaient des hommes peut-être amis. D’un dernier effort il parvint à la lisière, observa plusieurs minutes de pause. Tout paraissait calme. Les rebelles étaient derrière lui. L’avion lui paraissait merveilleux. Il oubliait que ce n’était plus qu’un vieux zinc rouillé par quinze ans de jungle.
D’un bond il surgit sur l’aire d’atterrissage, ébloui, confiant. Il commença de courir de toutes ses forces. Il pleurait de bonheur et de désespoir. Il n’entendit pas siffler les balles, et celle qui le frappa en pleine euphorie le tua net, sans qu’il s’en rendît compte.