Il n’était pas tout à fait neuf heures quand Philip Clifton fit rouler l’appareil vers la fameuse poche, au fond de laquelle se trouvait la carcasse brûlée du camion. Les secousses transmises par le train étaient plus sèches et les tôles vibraient encore plus. Il dépassa un des feux allumés par les habitants du village. Un homme, assis non loin, y jetait une branche de temps en temps. Ses yeux brillaient dans son visage maigre.
Lentement il fit pivoter le D.C. 3, puis Marsch et lui tirèrent l’appareil jusqu’à ce que la queue soit à moins d’un mètre d’un camphrier. Clifton remonta dans la cabine et prit un jerrican dans la soute, un tuyau de caoutchouc. Monté sur l’aile, il établit un siphon et remplit son bidon. Marsch suivait tous ces gestes silencieusement.
Clifton fouilla dans ses affaires pour y chercher une petite boussole. Il fixa une torche puissante à la ceinture de sa combinaison.
Marsch ouvrit enfin la bouche.
— Inutile de te dire que tu fais une bêtise. Jamais ils ne nous laisseront partir. Qu’une demi-douzaine de ces sauvages s’agrippent à la queue, et nous ne pourrons pas nous envoler.
— Passe-moi ton revolver et des cartouches.
Il emplit ses poches.
— Où vas-tu ?
— Au village.
— Tu vas mettre le feu ?
Clifton hocha la tête.
— Je verrai sur place. Te souviens-tu de mes explications au sujet des cales ?
— Je pense.
— Installe-les. Que tout soit prêt quand je reviendrai. Fais tourner les moteurs de temps en temps.
Il sauta au-dehors, s’empara du bidon d’essence et s’enfonça dans la jungle. Il disparut du côté du camion, et Marsch fit la grimace. Clifton n’avait qu’un demi-mille à faire pour contourner le village, mais il préférait ne pas être à sa place. La jungle s’éveillait pour la grande fête de nuit et grouillait de vie inquiétante.
Allumant une cigarette il pénétra dans le poste. Une petite lampe éclairait le travail de la jeune femme. Elle collait toujours ses moitiés de billets. Ils emplissaient maintenant la mallette, débordaient même et elle commençait d’en fourrer dans la serviette de Fang.
— Je ne suis plus aussi certain d’en profiter un jour, murmura l’Allemand.
Sara releva la tête.
— Qu’importe si nous sauvons notre vie.
Marsch ne répondit pas.
— Il est parti ?
— Évidemment !
Marsch fit tourner ses moteurs au ralenti pendant quelques minutes puis les arrêta. Quand Clifton reviendrait, ils devraient démarrer au quart de tour. Marsch revint sur le terrain et prépara ses cales selon les indications du pilote. Il mesura soigneusement la longueur de la corde entre les deux morceaux de bois. Il fallait qu’elle soit tendue et il s’y employa. Puis au milieu de cette corde, il en noua une autre qu’il déroula jusqu’à la porte de la carlingue. Il l’attacha à la poignée.
Revenu sur le terrain il examina chaque feu. Un homme seulement avait été affecté à son entretien. Il en compta neuf exactement. Le terrain était suffisamment éclairé, et on distinguait la haute falaise des arbres du fond. Le vent paraissait nul. Le terrain devait provoquer une légère ascendance qui serait peut-être utile.
Sur la droite, autour d’un feu plus important, Fang et un groupe de Karens étaient assis en rond. Les hommes avaient leur fusil dans le dos. Le brancard du général était dans l’ombre, non loin de Fang. Marsch suçait sa cigarette éteinte. Il évitait de réfléchir, de songer à son abdication. Il s’efforçait au calme. Il se demandait même comment il avait pu détester Clifton au point de vouloir le tuer. Maintenant que l’Américain courait seul parmi les mille dangers de la jungle, il se sentait proche de lui, solidaire. Pour cet Allemand qui avait combattu pour le nazisme, c’était la solidarité de l’homme blanc menacé par des représentants d’une autre race. Et inconsciemment, il souhaitait la victoire de Clifton.
Remonté dans le poste, il lança une nouvelle fois les moteurs. Bien que tournant au ralenti, ils devaient répercuter des échos dans la jungle. Fang lui-même devait se demander ce qui se passait à bord. Le bruit pouvait être utile à Clifton. Il se repérerait sur lui.
Il alluma les feux de position, puis les éteignit. Cela lui donna une idée pour coordonner leurs mouvements au moment du décollage. Il suffirait à Clifton de les allumer trois fois. La dernière signifierait qu’il desserrait ses freins.
L’homme marchait dans la jungle. Il s’était éloigné en oblique, et dans quelques minutes il se trouverait au nord du village. Il se souvenait d’un détail, quand il avait survolé Manksu quelques heures auparavant. Il avait vu les cases des habitants et, à quelque distance, d’autres constructions plus petites montées sur pilotis. Les réserves de riz. Il devait y avoir une vingtaine de petits greniers.
Clifton s’immobilisa. Il sentait une présence non loin de lui. Une odeur de fauve le prit à la gorge. La jungle birmane est infestée de tigres. Il était certain qu’il y en avait un, non loin de lui. La bête était sous le vent. Heureusement pour lui. Il se déplaça sur le côté. Plus loin il entendit un feulement rauque, puis un bruit de feuillage. Le fauve devait s’éloigner. La présence de l’odeur humaine n’était certainement pas rassurante pour lui.
L’Américain approchait du village. Une odeur de fumée chatouillait ses narines. Il vit les petits feux qui achevaient de mourir dans les cases, continua parallèlement en direction des greniers à riz.
Ceux-ci étaient construits sur pilotis, et chaque pieu, protégé contre les rats par de vieilles boîtes de conserves, dont l’origine remontait certainement à la dernière guerre. Il s’attaqua au dernier grenier, le dépouilla entièrement de son toit de chaume. À l’aide de cette paille de riz, il réunit les greniers entre eux. Avant de répandre son essence, il repéra son chemin de retour. Il voulait tomber juste à l’endroit où Fang se tenait, et pour cela il lui faudrait courir parallèlement à un petit sentier.
Il revint à son jerrycan, en répandit le contenu sur le chaume. Il s’éloigna, prit un morceau de papier dans sa poche et l’enflamma. Il le lança sur le chaume et s’enfuit rapidement, emportant son bidon. Il le jeta à quelques mètres plus loin, dans un fourré. Derrière lui l’incendie crépitait déjà. Il lança une poignée de balles à la volée dans le feu. Deux cents mètres plus loin, il reprit son souffle. Il put entendre les balles éclater. Des cris s’élevèrent bientôt, et non loin de lui plusieurs hommes passèrent rapidement. Ils auraient fort à faire pour éteindre les flammes, et pendant une heure le terrain serait complètement abandonné. Il souhaita que le feu ne se propage pas aux cases où dormaient les femmes et les enfants.
Marsch, debout à l’entrée de la carlingue, put voir les flammes s’élever au-dessus de la forêt. Sara le rejoignit.
— Il a réussi ?
— Ne nous emballons pas. Il reste encore beaucoup à faire.
Passant dans le poste, il mit les moteurs en route. Sara resta à la même place. Soudain elle entendit les détonations des balles explosant dans le feu. Elle tressaillit et son cœur battit plus vite.
— On a tiré ?
L’Allemand arriva précipitamment.
— Dans le village.
— Regardez les hommes.
Tous abandonnaient leur feu, couraient vers le lieu de l’incendie.
— Fang doit faire une drôle de gueule ! ricana Ludwig.
— Il va être aussi sur ses gardes.
Marsch jeta un regard aux feux. Bien alimentés, ils brûleraient sans faiblir pendant plusieurs minutes.
Fang avait son revolver à la main et attendait. Tous les hommes avaient abandonné le terrain, pour courir éteindre l’incendie qui menaçait leurs femmes et leurs enfants. Il n’aimait guère cet événement imprévu. À la fin de l’après-midi, il avait renvoyé les rebelles chez eux. Il avait pensé qu’il valait mieux les éloigner avant l’arrivée de l’hélicoptère.
Le général était réveillé depuis plusieurs heures, depuis son transfert. Il avait refusé toute nourriture, et même la boisson. Son regard rusé s’attardait souvent sur le visage du jeune lieutenant, et ce dernier le supportait mal. Il avait la certitude que le vieillard se moquait éperdument de lui. Pourtant il était son prisonnier, et avait tout à craindre de sa nouvelle situation.
Fang jeta un coup d’œil autour de lui. Les moteurs de l’avion tournaient à nouveau, mais il ne pensait pas que c’était inquiétant. Cela faisait la troisième ou quatrième fois que le pilote faisait des essais. Il devait être mortifié d’avoir raté son décollage. Le Chinois pensait qu’il allait attendre le lever du jour pour en tenter un autre.
Soudain il entendit les détonations et son visage se glaça. Étaient-ce des soldats qui venaient attaquer le village ? Le camion détruit avait une installation radio. Ceux qui étaient morts avaient peut-être alerté les leurs avant de succomber. Le Chinois jeta des regards désespérés autour de lui. Si ces agresseurs venaient jusque-là, ils découvriraient le général.
Nangiang avait maintenant un sourire sur ses lèvres parcheminées. Fang se pencha vers lui.
— Tu crois qu’on vient te délivrer peut-être ? cria-t-il avec rage.
Il agita son revolver sous le nez du vieux.
— Avant qu’ils ne parviennent ici, je t’aurai réglé ton compte, chien puant !
Le général souriait toujours. Fang s’éloigna un peu. La tentation de faire sauter cette tête fripée devenait trop forte.
De sa cachette, Clifton aurait pu l’abattre d’une balle. Il y répugnait. Il se ramassa, prêt à bondir comme un fauve. Fang s’approcha du sentier pour essayer de deviner ce qui se passait au village. Il n’entendait plus de détonations, ce qui l’étonnait.
L’Américain déboula d’un buisson. Le Chinois voulut le viser, mais l’homme lui tordait le poignet. En un éclair, Fang comprit que son agresseur était le pilote gardé prisonnier par l’Allemand. Il se cassa en deux et cogna de la tête dans son estomac. Clifton, bousculé, perdit l’équilibre. Fang lança son pied en direction de son bas-ventre. L’Américain se laissa tomber en avant, les deux mains crispées sur la cheville fine du Chinois. Mais ce dernier était d’une grande souplesse. Il pivota et rua sèchement. Clifton, à plat-ventre, reçut le soulier de Fang en pleine figure. Il vit trente-six chandelles et perdit quelques précieuses secondes à récupérer. Le Chinois, debout, cogna une seconde fois. Clifton sentit sa bouche éclater et ses dents s’entrechoquèrent. Fou furieux, il se dressa et fonça sur le Chinois. Ce dernier essaya de feinter et de lui faire un croc-en-jambe, mais le pilote était rompu à toutes sortes de bagarres. Il empoigna le Chinois par les revers de sa chemise, l’attira à lui en présentant son crâne. Fang gémit de douleur, le nez écrasé. Clifton recommença une seconde fois, puis fit basculer le petit homme, le frappant sèchement dans la nuque. Fang tomba lourdement, la face contre terre, et ne bougea plus. Sa respiration était sifflante à cause de ses narines obstruées.
Le général Nangiang avait suivi le combat avec passion. Dans le nouveau venu, il avait reconnu le pilote qui lui avait rendu visite au poste militaire de Palawbum. Tout de suite il avait eu confiance en cet homme, et compris qu’il n’était pour rien dans les événements qui s’étaient succédé jusqu’à ce qu’il soit remis à Fang.
— Je vais vous emporter sans le brancard, dit Clifton.
Nangiang souriait.
— Tue-le. Comme un serpent, il va mordre à nouveau.
L’Américain jeta un coup d’œil à Fang. Le Chinois ne bougeait plus. Il en avait pour de longues minutes à reprendre conscience de la réalité.
— Non, il est à terre.
— Tu as tort. Il faut tuer pour être certain de vivre.
Clifton le prit entre ses bras.
— Ce sera dur, général. Comment vous sentez-vous ?
— Comme un homme très vieux. Mais souviens-toi de ce que je t’ai dit. Tu aurais dû achever ce chien.
L’Américain marchait en direction de l’avion. Il était épuisé. Le général n’était pas très lourd, mais sa marche dans la jungle et sa bagarre avec Fang avaient été pénibles. L’appareil se trouvait encore à trois cents mètres.
— Tu as tué ton compagnon ?
— Non, dit Clifton les dents serrées.
Nangiang le regardait avec étonnement.
— Il y a longtemps que tu vis en Asie ?
— J’y ai passé la moitié de ma vie.
— C’est incroyable. Comment as-tu pu vivre chez nous sans jamais tuer ?
— Ça m’est arrivé autrefois. Mais je n’en tire aucune gloire.
Le général ferma les yeux.
— Ce n’est pas toujours une question de gloire, murmura-t-il.
Clifton n’éprouvait pas la grande satisfaction qu’il espérait à porter le corps du général dans ses bras. Il se demandait même si ce qu’il avait fait pouvait avoir quelque valeur.
Marsch vint à sa rencontre.
— Tu as réussi, dit-il d’une voix neutre.
Il l’aida à porter le général, puis à le hisser dans le fuselage. Sara avait installé une sorte de couchette et ils étendirent le général dessus. Les moteurs tournaient parfaitement rond. Les feux éclairaient encore le terrain de façon suffisante.
— J’ai pensé, dit Marsch… Ta voix ne couvrira pas le bruit des moteurs… Il faut te servir du feu de position de l’aile gauche. Au troisième clignotement, je tire sur la corde.
— D’accord !
Marsch se cramponna d’une main à l’un des fauteuils voisins, et entortilla la corde autour de son poignet. Le régime des moulins monta lentement. Clifton ne brusquait pas la mécanique.
Quand Fang revint à lui, ce fut le grondement des moteurs qu’il entendit en premier. Le brancard du général était vide. Fou de haine il chercha autour de lui, mit la main sur son revolver et se dirigea vers le D.C. 3. Il marchait difficilement en serrant les dents.
Les habitants du village crièrent derrière lui. Le feu des greniers avait pu être maîtrisé et certains revenaient au terrain, alertés par le grondement des moteurs. Fang leur expliqua ce qui venait de se passer, et les Karens comprirent que les Blancs avaient essayé d’incendier leur village. Ils s’avancèrent en ligne en travers du terrain.
Clifton les aperçut au travers du pare-brise et jura.
— Les imbéciles vont se faire décapiter.
Sara regardait, elle aussi. Elle était très pâle.
— Nous ne pourrons pas décoller.
— Peut-être s’écarteront-ils au dernier moment.
C’est alors qu’elle pensa aux billets de banque.
Marsch attendait le signal. Il avait vu, lui aussi, les Karens se masser dans le centre du terrain, et Fang l’officier chinois marcher vers l’appareil. Le régime des moteurs montait doucement, mais n’atteignait pas la limite. L’appareil vibrait de puissance contenue.
Fang se mit à courir. Les jambes raidies, il martelait le sol, souffrant le martyre. Il se rapprochait de l’avion. Il apercevait une silhouette, encadrée dans l’ouverture de la porte.
Il trébucha, s’écroula sur le sol. Des larmes de rage montèrent à ses yeux. Dans sa chute, il n’avait pas lâché son revolver. Il plia son coude, appuya le canon de son arme dans la saignée du bras. Il tremblait d’épuisement.
Le feu de position s’alluma pendant quelques secondes, puis s’éteignit. Clifton tenait à prévenir Marsch. Dans une demi-minute environ, il desserrerait ses freins. Il ne voyait pas Sara qui, à la hâte, regroupait tous les billets reconstitués et quittait le poste de pilotage.
Fang tira au moment où le feu de position s’allumait pour la seconde fois. Marsch reçut la balle en pleine poitrine. Elle dut traverser un poumon et se loger dans le haut de l’épaule. La douleur le fit basculer en avant. Pourtant il n’avait pas lâché la corde.
Il roula sur lui-même, se retrouva à plat-ventre dans l’herbe. La corde était toujours à son poignet. Juste à ce moment, le feu de position s’alluma pour la troisième et dernière fois. Marsch gémit.
Les larmes plein les yeux, il tira de toutes ses dernières forces sur les cales. Le D.C. 3 fit un bond prodigieux en avant. Il sentit le déplacement d’air, puis s’écroula, le visage dans l’herbe poussiéreuse.
Sara apparaissait à l’ouverture de la porte. Elle poussa un cri puis eut un geste de semeur pour lancer une poignée de billets.
Un des Karens, qui était venu secourir Fang, la reçut en plein visage. Il prit un des papiers entre ses mains, reconnut un billet de vingt dollars et hurla. Les deux cent mille dollars s’envolèrent ainsi, tandis que les habitants se précipitaient pour les ramasser.
Clifton, éberlué, voyait les Karens se disperser devant l’appareil lancé à toute allure. Mais tous avaient l’air de chercher quelque chose.
À moitié distance, le train avant s’était déjà détaché du terrain. Il savait qu’il avait gagné.